Nous vivons une époque de plus en plus explosive. Toutefois, l’acuité de
notre réalité continue de ne trouver qu’une expression limitée et feutrée
dans le cinéma contemporain. Ce n’est pas seulement là un problème social,
mais également artistique. Parce que le fait de sérieusement reproduire, de
« remettre en image » la vie et de présenter la vérité objective du monde,
figure parmi les principales responsabilités de l’art.
Il n’y a rien de passif ou de contemplatif dans cet effort, que ce soit
de la part de l’artiste ou du spectateur. Quand les gens saisissent la vie
et la réalité profondément, cela les pousse à agir contre ce qui doit être
changé, et crée une prise de conscience de ce qui doit venir à la place.
Donner un sens à ce qui est (et ce qui doit être) exige en quelque sorte
un règlement de comptes avec le passé. Pour pouvoir dépeindre la condition
humaine avec flexibilité, il faut la connaissance, et plus spécifiquement la
connaissance historique. Les plus grands artistes du passé ont été en mesure
de dépeindre le monde en profondeur et en toute sécurité parce qu’ils
possédaient une connaissance approfondie du monde réel et de ses relations
complexes, quelque chose qui fait largement défaut aujourd’hui.
À Toronto cette année, quelques films éclairaient le présent à travers
l’objectif historique. Pour la plupart, ce sont des œuvres de beauté,
intenses et perspicaces.
Il est notable que lors des dernières éditions du festival du film de
Toronto, les films traitant en particulier de la question coloniale
française et des questions connexes se soient démarqués de la majorité, y
compris dans le cinéma français lui-même. Ces terribles blessures sont
encore fraîches. Les traumatismes infligés par l’impérialisme à la région du
Maghreb et autres d’Afrique hantent et intensifient les luttes actuelles de
la classe ouvrière en France. Une partie importante de la population a des
ancêtres qui se sont opposés au colonialisme sous toutes ses formes.
Par ailleurs, l’éruption actuelle du néo-colonialisme a inspiré les
artistes les plus alertes, donnant à leurs travaux une pertinence et une
puissance accrues.
Massacre en Nouvelle-Calédonie
Le remarquable film L’ordre et la morale de Mathieu Kassovitz,
acteur français bien connu, réalisateur, scénariste et producteur, traite du
massacre de 1988 perpétré par les Français en Nouvelle-Calédonie. Lors d’une
séance de questions-réponses suivant une projection publique du film à
Toronto, le directeur a expliqué à l’auditoire qu’il a été conduit à faire
le film – un projet de 10 ans parsemé de difficultés – parce qu’il
considérait l’histoire comme universelle. Il a noté que les interventions
impérialistes d’aujourd’hui étaient présentées comme une lutte contre le
terrorisme. « Un milliard de personnes sont considérées comme des
terroristes, a déclaré Kassovitz, et tout cela sert à déshumaniser les
opposants. »
L’ordre et la morale
« La France a pillé la terre de la Nouvelle-Calédonie qui abrite la
quatrième plus grande mine de nickel au monde », a déclaré le réalisateur.
Cette réalité frappe encore la population du pays.
Le 5 mai 1988, des centaines de troupes d’élite françaises ont pris
d’assaut une grotte près de Gossanah dans le nord d’Ouvéa en
Nouvelle-Calédonie, à 16 000 kilomètres de la France – pour sauver 16
gendarmes français capturés deux semaines plus tôt par des Mélanésiens
combattant pour l’indépendance des Kanaks (nom collectif des indigènes de la
Nouvelle-Calédonie) et le Front de libération national socialiste, le FLNKS.
Ce massacre a fait environ 20 morts parmi les Kanaks. Un an plus tard,
Jean-Marie Tjibaou, une figure majeure du mouvement nationaliste kanak, a
été assassiné. Le mouvement avait déjà subi une grave perte en 1985, quand
un autre leader clé, Éloi Machoro, a été assassiné par des tireurs d’élite
de la police.
L’assaut de la grotte connu sous le nom de code d’opération Victor, a été
motivé par la tentative du premier ministre d’alors, Jacques Chirac, pour
gagner le soutien à l’élection présidentielle de 1988. La pression de Paris
était si grande que le ministre des Territoires d’outre-mer, Bernard Pons a
suggéré l’utilisation du napalm, ce qui aurait incinéré à la fois les otages
et leurs ravisseurs. L’incursion a laissé des hommes morts ou emprisonnés
dans plus de la moitié des villages d’Ouvéa.
Kassovitz dramatise adroitement les détails horribles de l’événement. Le
titre français du film L’ordre et la morale est une référence
apparente à l’hypocrisie française de l’autorité « républicaine ».
Kassovitz joue le rôle de Philippe Legorjus, commandant d’une petite
escouade de la GIGN, l’unité des opérations spéciales de la gendarmerie.
Compte tenu du temps limité pour négocier la libération des otages avant une
attaque armée, il découvre que les séparatistes n’ont jamais eu l’intention
de tuer qui que ce soit et il tente d’empêcher qu’on ne les abatte. Mais il
se heurte à la force militaire raciste et vengeresse placée sous les ordres
de politiciens français qui courtisent des éléments néo-fascistes.
Rapide, bien structurée et adroitement filmée, l'oeuvre que Kassovitz a
façonnée traite de l’exposition d’un événement historique comme une question
de vie ou de mort.
Coup monté contre un immigrant marocain
Omar m’a tuer est un film sympathique et engagé du directeur français
Roschdy Zem. Il raconte l’histoire véridique d’Omar Raddad (Sami Bouajila),
accusé et emprisonné pour le meurtre de son employeur. Le film développe
avec soin les détails du cas très médiatisé de 1990 dans lequel un immigré
marocain a été jeté en prison pour le meurtre de Ghislaine Marchal, 65 ans,
retrouvée battue à mort dans la cave de sa villa en banlieue de Cannes.
Omar m’a tuer
Le seul indice du crime est l’inscription grammaticalement fautive « Omar
M’a Tuer » (Omar m’a tué), écrites avec le sang de Marchal. Les enquêtes
d’un romancier Pierre-Emmanuel Vaugregard (Denis Podalydès) qui part alors
en croisade sont entrecoupées de scènes filmées montrant la pauvreté et les
difficultés chroniques vécues par Omar et sa famille.
Le film livre une vision fascinante de la persécution judiciaire vécue
par les immigrés en France et de la partialité des persécuteurs. Les
performances et les mises en scène adeptes ajoutent à la tension du film. Il
y a un moment indescriptible à la fin du film quand la caméra s’attarde sur
le visage du véritable Omar qui, bien qu’il ne soit plus incarcéré, se bat
toujours pour blanchir son nom. Son visage vulnérable reflète le soupir et
la colère des opprimés.
Combattants musulmans de la Résistance française
Les hommes libres
En 1942, à Paris, la Résistance française est aidée par des combattants
musulmans qui utilisent la couverture de la Mosquée de Paris pour abriter
des juifs et régler le compte des informateurs de Vichy. Le film Les
hommes libres du cinéaste d’origine marocaine Ismaël Ferroukhi, raconte
l’éveil politique de Younes (Tahar Rahim), un jeune immigrant algérien
sachant à peine lire et qui vend des produits sur le marché noir.
Lorsque Younes est arrêté par la police pro-allemande de Vichy, il est
contraint de devenir un informateur dans la mosquée soupçonnée par les
forces d’occupation. En peu de temps, le recteur de la mosquée (l’acteur
français vétéran Michael Lonsdale) soupçonne le maladroit Younes. Au fur et
à mesure que Younes s’implique plus dans la collectivité antinazie, il
devient un combattant courageux, se liant d’amitié pendant ce processus avec
une séduisante chanteuse algérienne, Salim (Mahmoud Shalaby), une juive se
faisant passer pour une musulmane.
Bien que cela n’est pas entièrement énoncé dans le film, les membres de
la classe ouvrière des partis communistes français et algérien ont joué un
rôle majeur dans les efforts pour sauver les juifs persécutés. Le cousin de
Younes est de toute évidence membre du PC, et Younes apprend que la femme
dont il s’est épris, Leila (Lubna Azabal), et qui est exécutée par la
Gestapo, était un membre dirigeant du PC algérien.
Le scénariste et réalisateur Ferroukhi a basé son film sur l’histoire peu
connue des hommes et des femmes musulmanes qui ont rejoint la Résistance
française. Le recteur de la mosquée, Si Kaddour Ben Ghabrit, décédé en 1954,
se faisait passer comme un saint homme apolitique pour les nazis, alors même
qu’il aidait les persécutés à s’enfuir. La chanteuse algérienne Salim Halali
a survécu pour devenir une artiste célèbre en Afrique du Nord. Que la
mosquée sereine soit en réalité un creuset politique bouillonnant confère au
film une texture inhabituelle, ponctuée par une cinématographie
clair-obscur. Dans son rôle de recteur, Lonsdale apporte de la gravité et
Younes Rahim accomplit une transition crédible de l’obscurité politique, à
la lumière.
Marlon Brando et la Tunisie
De la Tunisie, Always Brando est un film certes bizarre, mais
néanmoins intéressant du directeur vétéran Behi Ridha. Il combine les
interactions de Behi avec un Marlon Brando mourant avec une critique du
narcissisme de l’industrie cinématographique et de l’opportunisme.
Always Brando
Après avoir essayé pendant des années de prendre contact avec la star du
film et activiste politique, Behi a finalement été en mesure de visiter
Brando à Los Angeles en 2004, peu avant la mort de ce dernier. Le cinéaste
mêle les séquences documentaires de ses rencontres avec un Brando alité, à
des scènes de la filmographie de Brando, le tout monté sur le récit fictif
d’un jeune homme originaire de la campagne tunisienne (Anis Raache) qui
ressemble à Brando.
Les principales préoccupations du film tournent autour de la chute
d’Anis, qui croit qu’il est lié par Hollywood à une équipe de cinéma
tournant un Western dans son village. Cela est intelligemment accentué par
des clips de Brando extraits de Queimada, un film anticolonial
tourné en 1969 et dirigé par Gillo Pontecorvo (La Bataille d’Alger).
Le film est un peu grossièrement fait, bien que les performances sont
très bien. Les notes de production du film sont un bonus sur la relation de
la rencontre du directeur avec le fascinant Brando : « Mon cher Ridha, m’a
dit Marlon Brando, tu veux faire un film aux États-Unis. L’Amérique de
George W. [Bush]? Je vois déjà au moins cinq obstacles! D’abord, tu es arabe
et tu ressembles à un arabe. Deuxièmement, tu parles très peu l’anglais.
Troisièmement, tu ne connais rien au jazz. Quatrièmement, tu m’as choisi
comme acteur, moi, Brando, un vieil homme en piteux état. Et cinquièmement,
et le cinquième obstacle est encore plus grand que tous les quatre autres :
tu n’as pas le moindre soutien à Hollywood. »
La révolution égyptienne
La révolution en Égypte qui a commencé le 25 janvier de cette année
représente un tournant historique dont les échos ne cessent de résonner dans
le monde. Il s’agit d’une démonstration irréfutable que la classe ouvrière
est le principal agent de changement social.
Tahrir 2011 "The Good, The Bad and The Politician"
La junte au pouvoir, établie avec l’aide des États-Unis, est dirigée par
Mohamed Hussein Tantawi, qui a été le ministre de la Défense sous l’ancien
dictateur Hosni Moubarak pendant 20 ans. Tous les partis bourgeois –
islamistes, libéraux et supposés gauchistes – ont déclaré unanimement que
les militaires allaient assurer une soi-disant « transition démocratique ».
Il y a là de grands dangers pour la population.
Le festival de Toronto a projeté un documentaire, Tahrir 2011 "The
Good, The Bad and The Politician" produit par trois jeunes cinéastes
égyptiens – Tamer Ezzat, Ayten Amin et Amr Salama. Conçu comme un triptyque
dans lequel chaque segment est dirigé séparément, le film contient des
images rares de l’insurrection.
« The Good » montre les masses s’assemblant sur la place Tahrir,
le 25 janvier. Un peuple tout entier en mouvement, réunissant toutes les
sections de la population active et souffrante. Ce segment présente les
pensées de deux jeunes gens : un membre des Frères musulmans et un médecin
qui a aidé à l’hôpital de campagne sur la place.
« The Bad » se concentre sur la police et les forces de sécurité,
interrogeant quatre agents de police issus de différents secteurs du
ministère de l’Intérieur. Ils parlent de la façon dont ils ont été chargés
de traiter brutalement les manifestants entre le 25 et le 28 janvier, y
compris en recourant aux assassinats. L’un des agents parle de son
expérience lorsqu’il a vu le nombre impressionnant de personnes : « Il n’y
avait aucun moyen de les empêcher d’atteindre la place Tahrir. C’était les
gens qui couraient après la police. »
« The Politician » est la partie la plus faible du documentaire.
Elle commence par une séquence satirique et triviale semi-animée et
intitulée « 10 steps to becoming a dictator » (10 étapes pour devenir un
dictateur) – par exemple en adoptant une coiffure attrayante – et révèle
combien les cinéastes sont dangereusement complaisants sur la situation
actuelle en Égypte.
La partie continue avec une narration d’opposants bourgeois tels que
Mohamed El Baradei. Des anciens ministres et membres du Parti national
démocratique apparaissent, dont le docteur Hossan Badrawi, l’un des plus
proches conseillers de Moubarak, confronté, selon la déclaration du
directeur cinématographique dans ses notes de production du film, à « la
difficile tâche d’essayer de faire voir la vérité aux yeux du président ».
Malgré des intentions sans doute sincères, le film affiche une
autosatisfaction complaisante face à la réalité de l’après-Moubarak, au
moment même où les travailleurs égyptiens perdent beaucoup de leurs
illusions à l’égard de l’armée et de la junte. Les documentaristes
fournissent une plate-forme aux politiciens réactionnaires et tentent de
mettre un visage humain sur les forces de sécurité.
Tout porte à croire dans Tahrir 2011 que les événements en Égypte
sont considérés exclusivement comme une affaire nationale. C’est là faire
preuve d’un terrible aveuglement. La guerre de conquête impérialiste en
Libye est l’un des efforts déployés par l’impérialisme pour réprimer les
mouvements en Égypte, en Tunisie et dans toute la région. En fait, comme les
récentes manifestations à Wall Street le révèlent, les implications de la
place Tahrir sont de nature planétaire. Et pour la population égyptienne,
les plus grands défis politiques l’attendent encore.
(Article original paru le 5 octobre 2011)