Le congrès du parti Die Linke (La
Gauche), qui s'est tenu dans la ville d'Erfurt dans l'Est de l'Allemagne, s'est
achevé dimanche dernier 29 octobre, par des scènes de jubilation et d'auto-
félicitation. De nombreux délégués ont bondi de leur siège en brandissant des
drapeaux, en s'embrassant les uns les autres et en applaudissant à tout rompre.
La raison de cette célébration ?
Cinq cent trois délégués avaient voté pour le projet de programme proposé par
l'exécutif national du parti. Donc 96,9 pour cent de tous ceux qui avaient le
droit de voter ce qui représente bien plus que beaucoup n'espéraient. Seuls
quatre délégués ont voté contre le projet de programme et douze se sont
abstenus. Le dirigeant de Die Linke, Klaus Ernst, était visiblement soulagé et
a parlé d'un « moment historique. »
De nombreux orateurs, menés par l'actuel
dirigeant du parti Gregor Gysi et l'ancien chef du parti, Oskar Lafontaine,
avaient plaidé en faveur de l'unité. Les querelles intestines doivent cesser, a
exigé Gysi en ajoutant : « Je vais vous dire une chose. A partir de
lundi, nous cesserons notre nombrilisme. »
Dans les médias, il a aussi été question
d'un « congrès de réconciliation. » Mais, lorsque Lafontaine a
déclaré dans ses remarques finales que l'état du parti se reflétait dans les
résultats des élections, ce fut largement considéré comme une critique à
l'égard des soi-disant « réformateurs » au sein du parti. Plusieurs
responsables influents du parti à Berlin et qui avaient subi dernièrement une
défaite cuisante de la part de l'électorat ont alors quitté de manière
ostentatoire la salle de conférence. Au bout de dix ans de pouvoir dans une
coalition avec le Parti social-démocrate allemand (SPD) à Berlin, Die Linke a
perdu le soutien des deux tiers de ses électeurs.
La politique droitière et anti-sociale
de Die Linke à Berlin a entraîné de fortes tensions internes. Après tout, Die
Linke a appliqué une politique qui allait à l'encontre des promesses contenues
dans ses manifestes et ses discours électoraux. Ces tensions continuent
d'exister dans le parti mais un réalignement politique était visible lors du
dernier congrès. Dans le passé, le contraste entre les paroles et les faits -
entre ce que Die Linke promettait en étant dans l'opposition et son attitude
une fois au pouvoir - était plus qu'évident. Le week-end dernier, toutefois,
l'accent a été mis sur une présentation, radicale en paroles, du parti comme un
parti « d'opposition. »
Les ficelles étaient manifestement
tirées par Lafontaine, un dirigeant de longue date du SPD et un vétéran de la
politique. Bien que l'ancien président de Die Linke ait démissionné de son
poste l'année dernière pour cause de maladie, il était assis au premier rang pendant
le congrès, intervenant à plusieurs reprises dans le débat et dirigeant la
procédure. Lafontaine a étroitement collaboré avec Sahra Wagenknecht, seul
membre dirigeant du parti à avoir fait partie avant le congrès à la fois de la
commission des programmes et de la commission de rédaction. Wagenknecht est une
ancienne dirigeante de l'aile ultra-stalinienne du parti, la soi-disant
« Plate-forme communiste. »
Lafontaine et Wagenknecht ont cherché à
présenter Die Linke comme le véritable héritier de la social-démocratie
historique, c'est-à-dire marxiste. C'est dans cet esprit que la date du congrès
et le lieu où il se déroule avaient tous deux été choisis. Le congrès de Die
Linke a coïncidé avec le 120ème anniversaire du congrès historique
du SPD à Erfurt. En octobre 1891, le SPD avait adopté une perspective marxiste
connue sous le nom de « Programme d'Erfurt, » (Erfurter Programm).
Aux côtés de Wagenknecht et de Lafontaine, un certain nombre d'autres délégués
ont fait référence à cette date historique en tirant des parallèles totalement
ridicules et grotesques.
En fait, le contraste entre le
« Programme d'Erfurt » de 1891 du SPD et le nouveau programme adopté
par Die Linke ne saurait être plus grand. Le premier congrès d'Erfurt, dirigé
par August Bebel et Wilhelm Liebknecht, président de la Commission des
programmes de l'époque, s'était tenu dans la foulée de l'abrogation des lois
antisocialistes et avait entrepris une vigoureuse campagne en faveur du
marxisme au sein de la classe ouvrière. A leur congrès d'Erfurt, les délégués
avaient rompu de façon décisive avec le pragmatisme lassallien du Programme de
Gotha (1875).
En revanche, le programme de Die Linke
d'aujourd'hui - adopté à une majorité écrasante - défend toutes les fondations
du système existant, la constitution allemande, la propriété capitaliste privée
et les institutions internationales de l'impérialisme, telles l'Union
européenne et l'ONU.
Dans le même temps, Die Linke, cherche à
dissimuler son programme bourgeois grâce à une tonalité emprunte d'une
phraséologie radicale. Le programme, par exemple, appelle à « un
changement du système, » parce que l'actuel « est fondé sur
l'inégalité, l'exploitation, l'expansion et la concurrence » du
capitalisme. Mais, à peine quelques paragraphes plus loin, le programme précise
clairement que « la victoire sur le capitalisme » doit avoir lieu
dans le cadre de l'ordre social existant sur la base de réformes progressives.
En y regardant de plus près, il apparaît
clairement que la principale priorité de Die Linke est le renforcement du
pouvoir d'Etat. Sa critique des banques et des « activités débridées du
capitalisme casino » est liée à son exigence d'élargir le contrôle de
l'Etat et le renforcement des institutions d'Etat. A cet égard, le parti
rejette toute forme de contrôle ouvrier et réclame explicitement un
renforcement de l'Etat bourgeois existant.
Il en va de même lorsque Die Linke
appelle à la défense de l'Etat providence sur la base de la politique de Willy
Brandt. Durant la seconde moitié des années 1960, Brandt, ancien dirigeant du
SPD et plus tard chancelier, avait cherché à neutraliser l'opposition
extra-parlementaire (APO) gauchiste de l'époque en introduisant quelques
réformes sociales. Durant quelque temps, Brand fut en mesure de contenir
l'opposition politique en stabilisant provisoirement le pouvoir bourgeois sur
la base de réformes dans le domaine de l'éducation et du pouvoir judiciaire.
Cette politique fut toutefois étroitement liée au renforcement de la
bureaucratie syndicale tout en édifiant dans le même temps les forces
répressives de l'Etat afin d'empêcher un développement socialiste de la classe
ouvrière.
Le contenu droitier du nouveau programme
de Die Linke est apparu de façon plus évidente encore lorsque Lafontaine a
proposé la création d'une nouvelle force humanitaire internationalement active
devant être nommée « Willy Brandt Corps. » Suivant dans la foulée des
Verts qui, il y a tout juste dix ans, étaient passés du pacifisme au
militarisme en soutenant les actions « humanitaires » des troupes de
l'ONU, Die Linke cherche actuellement à justifier sa « politique » de
paix en soulignant le rôle « humanitaire » de l'armée. Sa principale
critique de l'OTAN est le fait que l'alliance soit essentiellement dirigée par
les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France.
L'objectif du changement de politique à
Erfurt se révèle lorsque l'on examine le contexte plus général. Le congrès a eu
lieu à la fin d'une semaine où des centaines de milliers de personnes ont
participé partout dans le monde à des protestations contre la dictature du
capital financier international. En Grèce, les travailleurs protestaient contre
les coupes massives des dépenses sociales introduites par le gouvernement PASOK
en menant une grève générale de deux jours, soit la plus vaste manifestation
depuis le renversement de la junte militaire il y a 35 ans.
Ce mouvement mondial de la classe
ouvrière a intensifié la crise politique en Europe et aggravé les problèmes
pour parvenir à un accord sur un plan de sauvetage de l'euro. Les coupes sociales
drastiques exigées par les banques internationales et les gouvernements
européens se heurteront inévitablement à une résistance grandissante. En
Allemagne, en France et en Italie, les sociaux-démocrates sont prêts à prendre
les rênes du gouvernement pour imposer, en collaboration avec les syndicats,
des réductions brutales des dépenses sociales conformément à leurs homologues
en Grèce et en Espagne.
Dimanche, l'ancien chancelier Helmut
Schmidt (SPD) est apparu à la télévision allemande pour donner sa bénédiction à
l'ancien ministre des Finances de la grande coalition précédente, Peer
Steinbrück, comme futur candidat du SPD au poste de chancelier. Les deux hommes
ont rédigé en commun un livre « Zug um Zug » (« Coup après
coup ») qui sera publié cette semaine. Dans ce livre, Schmidt déclare
que : « L'on ne devrait pas surestimer l'importance de la démocratie
pour le monde. » A la question de savoir ce qu'il voulait dire, Schmidt a
répondu en louant le développement économique de la Chine qui n'aurait pas été
possible s'il avait été fondé sur « des concepts démocratiques
européens. »
Cette glorification éhontée de formes de
pouvoir autoritaire va de pair avec les préparatifs en vue d'un changement de
gouvernement impliquant le SPD. Des sections de l'élite dirigeante allemande
croient que le SPD, soit en alliance avec les chrétiens démocrates soit avec
les Verts, serait mieux placé que l'actuel gouvernement pour imposer les
attaques sociales planifiées.
Dans le même temps, comme l'exemple de
la Grèce le montre clairement, un tel développement provoquera inévitablement
une résistance massive et des conflits sociaux violents. Le parti Die Linke est
toiletté précisément pour empêcher l'émergence d'une nouvelle opposition
extra-parlementaire et pour contenir les futures luttes de la classe ouvrière.
Tel est l'objectif de l'actuelle rhétorique anticapitaliste liée à un programme
qui soutient et défend inconditionnellement l'Etat bourgeois.