Le quotidien de langue anglaise The Global
Times, basé à Pékin et possédé par le People’s Daily, l’organe officiel
du Parti communiste, a cité un expert militaire chinois disant que la portée
du Agni V est en fait de 8000 km, mais que New Delhi a délibérément minimisé
cela afin de ne pas causer des inquiétudes en Russie et dans d’autres pays
d’Europe et d’Asie. Dans un éditorial intitulé « L’Inde vit dans l’illusion
du missile » (India being swept up by missile delusion), le Global Times
a averti l’Inde de ne pas se laisser emporter et de ne pas « surestimer sa
force ». « Même si [l’Inde] possède des missiles qui peuvent atteindre la
majeure partie de la Chine », a dit le Global Times, « cela ne veut
pas dire qu’elle gagnera quoi que ce soit à être arrogante lors de conflits
avec la Chine ».
Comme il fallait s’y attendre, les journaux, les
réseaux télés et les radios de l’Inde ont rivalisé de propagande guerrière
et nationaliste en célébrant le test et en le présentant comme la preuve des
prouesses technologiques de l’Inde.
Le premier ministre Manmohan Singh a accueilli le
succès du test comme une « autre décisive dans notre quête pour la sécurité,
pour une meilleure préparation et pour l’exploration des frontières de la
science ». Par la suite, Manish Tiwari, un haut dirigeant du Parti du
Congrès, le parti qui domine dans le gouvernement de coalition de l’Inde, a
affirmé que le test de missile Agni V a répondu à ceux de la classe
dirigeante qui doutaient, dans le contexte d’une croissance de l’opposition
populaire et des problèmes économiques, de la détermination du gouvernement
à mettre en oeuvre d’autres réformes de libre marché. « Tous ceux qui
parlent de paralysie politique devraient considérer sérieusement à quel
point l’Inde a pu étendre son espace stratégique et développer son statut en
tant que puissance émergente au cours des huit dernières années », a dit
Tiwari.
Les États-Unis, qui avaient vertement condamné la
Corée du Nord stalinienne parce qu’elle déstabilisait la région de l’Asie du
Pacifique avec ses récents lancements de missile ratés ont, par contraste
frappant, accueilli dans les faits l’émergence de l’Inde en tant que
puissance dotée de missiles longue portée. Le porte-parole du département
d’État, Mark Toner, a souligné que les États-Unis ont un « partenariat
stratégique et de sécurité très fort avec l’Inde ». Lorsqu’on lui a demandé
d’expliquer la différence marquée des réactions de Washington aux tests de
la Corée du Nord et à ceux de l’Inde, le porte-parole de la Maison-Blanche
Jay Carney a dit : « L’Inde a un dossier fort différent de celui de la Corée
du Nord. »
En fait, durant les dernières décennies de la
guerre froide, lorsque l’Inde était alignée avec l’Union soviétique, les
États-Unis s’opposaient farouchement à l’émergence de l’Inde en tant que
puissance nucléaire. L’Inde était dans la mire de Washington lorsque les
États-Unis ont appelé au développement du Traité sur la non-prolifération
des armes nucléaires (TNP).
Mais depuis la fin des années 1990, Washington
courtise l’Inde pour qu’elle serve de contrepoids économique et géopolitique
à la Chine. Sous George W. Bush, les États-Unis ont déclaré qu’ils voulaient
aider l’Inde à devenir une puissance mondiale. Afin de consolider un
« partenariat stratégique mondial », ils ont offert à New Delhi un statut
particulier dans le système mondial de réglementation du nucléaire en lui
permettant de se procurer de la technologie nucléaire civile avancée, bien
que l’Inde ne soit pas signataire du TNP et ait développé des armes
nucléaires en violation du TNP.
L’accord nucléaire civil indo-américain a des
implications militaires majeures. En permettant à l’Inde d’avoir accès à de
la technologie nucléaire civile avancée, New Delhi peut concentrer son
propre programme nucléaire sur le développement d’armes nucléaires. En
levant l’embargo sur le commerce du nucléaire avec l’Inde, les États-Unis
ont aussi levé d’autres embargos liés au transfert de technologies avancées,
ce qui a aussi des implications militaires.
Sous l’administration Obama, les États-Unis ont
intensifié leurs efforts pour axer leur puissance militaire vers un
encerclement de la Chine. Ils ont entre autres travaillé à la création d’une
alliance stratégique et militaire sous leur direction, entre le Japon, les
Philippines, l’Australie, l’Indonésie et l’Inde, et ont encouragé, pour ne
pas dire provoquer, la rivalité entre ces États et Pékin.
Pour sa part, New Delhi s’est rapproché des
États-Unis dans le but d’exploiter le soutien offert par Washington. L’Inde
espère ainsi profiter de la division géopolitique croissante entre les
États-Unis et la Chine. En pratique toutefois, l’Inde a à maintes reprises
cédé aux pressions des États-Unis dans la campagne de Washington visant à
intimider et à menacer l’Iran.
Les relations entre l’Inde et la Chine sont très
complexes. La Chine est maintenant le plus important partenaire commercial
de l’Inde, bien que la balance commerciale favorise grandement Pékin. Les
deux pays sont alignés à l’intérieur de plusieurs forums pour limiter la
domination de l’occident, y compris le BRICs.
Tous deux sont fortement dépendants des
importations de pétrole et entrent en compétition en Asie centrale, au
Moyen-Orient, en Afrique et ailleurs pour le pétrole et d’autres ressources
naturelles.
Le gouvernement indien a encouragé la
multinationale d’État, Oil and Natural Gas Corporation (OGNC), à entrer en
partenariat avec Petro Vietnam dans le but d’effectuer des forages de
pétrole dans les eaux chaudement disputées de la mer de Chine méridionale.
La Chine a mis en garde l’Inde de ne pas forer à cet endroit, mais New Delhi
ignore ces avertissements. Plus tôt ce mois-ci, la question de la mer de
Chine méridionale était au coeur des discussions au 5e « Dialogue sur l’Asie
du Pacifique » intergouvernemental indo-américain.
Tandis que l’Inde est mêlée de plus en plus aux
machinations impérialistes des États-Unis en Asie, des stratèges accusent la
Chine de tenter d’encercler l’Inde. Ils basent leurs accusations sur
l’étroit partenariat entre la Chine et le Pakistan et sur la stratégie du
« collier de perles » chinois qui consiste pour Pékin à développer son
influence en Asie du Sud et du Sud-Est et à développer des installations
portuaires et aéroportuaires à travers la région de l’océan Indien.
En fait, l’avancée stratégique de la Chine en Asie
du Sud est en grande partie une réaction aux guerres prédatrices des
États-Unis en Irak et en Afghanistan et à la suprématie navale américaine.
Elle vise aussi à contrer la stratégie bien connue du Pentagone qui est de
maintenir un contrôle absolu sur le détroit de Malacca et d’autres points
stratégiques des océans Indien et Pacifique, afin de pouvoir menacer les
voies maritimes par lesquelles est acheminée la majorité des importations de
pétrole et des échanges commerciaux.
Au même moment, l’Inde cherche à construire une
flotte de haute mer et à occuper un rôle majeur dans le contrôle de l’océan
Indien. Ici aussi, les États-Unis encouragent l’Inde à aller de l’avant, ce
qui alimente une course aux armements qui pourrait entraîner une catastrophe
pour les populations d’Asie et du monde.
(Article original paru le 24 avril 2012)