Les poursuites engagées par les autorités espagnoles contre le juge
Baltasar Garzón sont, tant politiquement que moralement, répugnantes. Déjà
suspendu de ses fonctions pour onze ans, il est à présent le seul à avoir
été mis en examen dans le cadre des crimes brutaux commis par le régime
fasciste du général Franco.
Garzón est accusé d'entrave au cours de la justice et d'avoir enfreint la
Loi d'Amnistie votée en 1977 qui amnistie les crimes de l'ère franquiste, du
fait de son enquête sur le meurtre de 114.000 personnes durant la guerre
civile espagnole de 1936 à 1939. La victoire des forces fascistes de Franco
dans un conflit, due avant tout à la politique contre révolutionnaire
poursuivie par le régime stalinien de Moscou, sa police secrète et le Parti
communiste espagnol (PCE), a préparé le terrain à la Deuxième guerre
mondiale en Europe. Le régime de Franco a survécu à la guerre, il s’est
allié à l’impérialisme américain, et a duré jusqu’à la mort du dictateur en
1975.
Grâce à l’amnistie, pas un seul fasciste n’a été poursuivi en justice
pour des crimes concernant le meurtre d’environ 300.000 opposants
politiques, 500.000 prisonniers et 500.000 personnes contraintes à l’exil.
Les accusateurs de Garzón sont la Phalange fasciste et le syndicat de droite
ridiculement nommé Mains propres (« Manos Limpias »). Derrière eux se trouve
le Parti populaire (PP) de droite actuellement au gouvernement, qui comporte
les héritiers politiques du parti de Franco.
La responsabilité politique pour la capacité de la droite de persécuter
Garzón incombe au Parti socialiste (PSOE) et aux diverses formations de
pseudo-gauche qui l’ont appuyé comme une alternative au PP.
En 2008, Garzón ouvrit une première enquête sur les responsables du coup
militaire du 17 juillet 1936 qui comprenait une instruction sur la
disparition de 114.266 personnes et qui aboutit à l’inculpation notamment de
Franco, de 44 anciens généraux et ministres et de dix membres du parti de la
Phalange. Il avait ordonné l’exhumation de 19 charniers anonymes.
Les campagnes menées de longue date par les proches des victimes avaient
reçu une nouvelle impulsion à la suite de la défaite électorale du PP en
2004.
Le PSOE était arrivé au pouvoir cette année-là en raison de l’opposition
massive au soutien du gouvernement PP à la guerre en Irak et à sa politique
sociale anti-ouvrière. Après les attentats terroristes de Madrid, le PP fut
rendu responsable d’avoir poussé l’Espagne à soutenir la guerre criminelle
de Washington.
Le PSOE s’est vu confronté à la tâche de défendre les intérêts de la
bourgeoisie espagnole tout en apaisant l’hostilité populaire. Il le fit en
adoptant une attitude de gauche sur les questions sociales et culturelles,
dans le but de mieux faire passer sa politique économique droitière.
L’une de ces mesures fut l’adoption en 2007 de la Loi sur la mémoire
historique condamnant les crimes du régime Franco, interdisant certaines
commémorations du dictateur et offrant une aide de l’Etat pour l’exhumation
des fosses communes et l’identification des victimes.
Ce fut sur cette base que Garzón lança son enquête en 2008. Toutefois,
sur chaque question importante le gouvernement PSOE capitula devant la
droite qui monta une contre-offensive menée par le biais de sections de
l’armée, des médias et de l’église catholique.
De manière scandaleuse, la Loi sur la mémoire historique reconnut les
victimes de la violence politique, religieuse et idéologique de part et
d’autre des deux camps de la guerre civile. Mais, le PP continua d’attaquer
cette mesure au motif qu’elle enfreignait la Loi d’amnistie de 1977 et son
tristement célèbre « Pacte du silence ». La signature de ce pacte fut une
trahison historique de la classe ouvrière de la part du PCE et du PSOE.
Cet accord réactionnaire était censé garantir la « transition pacifique »
du régime de Franco à la démocratie, à un moment où les masses des
travailleurs revendiquaient un règlement de compte avec la Phalange. Au lieu
de cela, on leur demanda « d’oublier et de pardonner », en laissant
l’extrême droite panser ses plaies alors que le régime capitaliste fut
stabilisé.
Le 17 novembre 2008, Garzón accepta de renoncer à son enquête après que
les procureurs généraux aient mis en doute sa compétence. Mais il avait
également procédé à l’ouverture d’une enquête criminelle, l’affaire Gürtel,
concernant des pots-de-vin versés par l’homme d’affaires Franciso Correa à
d’influentes figures du PP. En 2010, la Cour suprême avait estimé recevables
trois plaintes criminelles contre Garzón, une l’accusant d’avoir accepté un
pot-de-vin fut abandonnée la semaine passée, une pour avoir enfreint la Loi
d’amnistie et une pour avoir ordonné des écoutes téléphoniques illégales
dans l’affaire Gürtel.
La toile de fond de ces évènements était la crise économique mondiale et
l’éclatement de la bulle immobilière qui toucha l’Espagne avec une véhémence
particulière. Le PSOE a réagi en prenant des mesures d’austérité qui lui
coûtèrent le reste de soutien populaire qu’il avait encore. Etant donné que
les seules alternatives électorales étaient constituées par la coalition
stalinienne de la Gauche unie et d’autres groupes faussement de « gauche »
ayant un long passé de soutien servile au PSOE, le PP sorti victorieux de
l’élection parlementaire de novembre 2011.
Garzón est la victime la plus en vue de la contre-attaque du PP après sa
victoire électorale. Mais, son affaire a des retombées bien plus générales.
Bien qu’elle recourt encore à des dispositions du « Pacte du silence »
pour contrecarrer l’opposition de la classe ouvrière, la bourgeoisie
espagnole n’a plus l’intention d’« oublier et de pardonner » quoi que ce
soit. Au lieu de cela, les héritiers politiques de Franco cherchent à
remonter les aiguilles du temps de l’histoire.
Le traitement infligé à Garzón n’est qu’un pâle reflet de ce qui attend
la classe ouvrière et les jeunes. Dans ce qui est la pire crise économique
depuis les années 1930 le PP prépare une offensive brutale qui poussera des
millions de gens supplémentaires dans la pauvreté et le chômage, et les
jettera à la rue. Le budget du mois prochain comportera des coupes de 16,5
milliards d’euros (21,7 milliards de dollars), réduisant les salaires de 15
pour cent, mettant fin aux aides au logement pour les jeunes sans emploi, et
plafonnant le salaire minimum à un misérable montant de 641,40 euros (842,28
dollars) par mois – ce qui touchera de plein fouet un tiers des
travailleurs.
Dans des conditions où plus de 20 pour cent des Espagnols sont sans
emploi – plus de cinq millions de personnes – et où presque la moitié des
jeunes de 16 à 25 ans sont au chômage, de telles mesures ne peuvent être
imposées démocratiquement. En d’autres termes, les efforts entrepris pour
dissimuler les crimes de l’ère de Franco ne sont pas seulement motivés par
des préoccupations historiques.
Au sein de l’élite dirigeante espagnole, un grand nombre sera parvenu à
la conclusion que la révolution sociale est, une fois de plus, un danger
réel et grandissant. Ils sont prêts à faire face à cette menace, s’il le
faut par une répression massive et un retour à la dictature. La construction
d’un mouvement politique indépendant de la classe ouvrière pour faire
avancer la lutte contre les héritiers de Franco n’a jamais été aussi
urgente.
(Article original paru le 17 février 2012)