La célébration du centenaire du Congrès
national africain (ANC) de l'Afrique du Sud est l'occasion idéale pour faire un
bilan de la nature et du sort de l’ANC et des mouvements nationalistes
bourgeois similaires.
Fondé en 1912, l’ANC est parmi les
premiers de ce type de mouvement, ayant tiré son inspiration du Congrès
national indien, qui est encore plus ancien. Il a joué un rôle central dans la
fin négociée du régime d’apartheid en Afrique du Sud et a été le parti
dirigeant du pays lors des 18 dernières années.
Le centième anniversaire a été utilisé par
l’ANC pour tenter de tirer une nouvelle crédibilité de la longue histoire
de lutte contre le système brutal d’apartheid en Afrique du Sud, dans
laquelle de nombreuses personnes ont été tuées ou emprisonnées et où les
travailleurs et les jeunes provenant des cantons noirs du pays se sont battus
héroïquement contre les forces de sécurité lourdement armées.
Mais, comme dans d’innombrables autres
pays où les bourgeois nationalistes ou les mouvements de « libération
nationale » ont pris le pouvoir, la direction de l’ANC, loin de
réaliser les aspirations des masses qui sont entrées en lutte, a seulement
exploité leurs sacrifices afin de renforcer sa propre intégration dans les
rangs de l’impérialisme et des oppresseurs capitalistes nationaux. Dans
ce processus, de nombreux vieux défenseurs de la libération sont devenus des
hommes d'affaires multimillionnaires.
Dans un discours décousu de 90 minutes donné
la semaine dernière devant une foule à Bloemfontein, la ville où l’ANC a
été fondé il y a 100 ans, le président de l’Afrique du Sud, Jacob Zuma,
s’est attardé en long et en large sur l’histoire de l’ANC,
tout en amenant très peu de propositions concrètes pour changer les conditions
d’oppressions dans lesquelles la vaste majorité de la population du pays
vit toujours.
Ces conditions n’ont fait
qu’empirer pendant les presque deux décennies de gouvernance de
l’ANC. Même si l’apartheid racial a pris fin, le fossé entre
l’élite riche et les masses de travailleurs et d’opprimés n’a
fait qu’augmenter. Les inégalités sociales, mesurées par le coefficient
de Gini, sont pires en Afrique du Sud aujourd’hui que dans tous les
autres pays de la planète, sauf la Namibie. Soixante-dix pour cent de la
population vivent sous le seuil de la pauvreté. Même si le taux de chômage
officiel tourne autour de 25 pour cent, la plupart des estimations les plus
réalistes le placent à près de 40 pour cent.
Les fameuses « réformes de libre marché » ont
fait en sorte que ceux au haut de l'échelle, y compris la vieille élite
dirigeante blanche et une nouvelle couche dans la direction de l'ANC et de la
bureaucratie syndicale, puissent accumuler d'immenses richesses. Des gens comme
Cyril Ramaphosa, ancien chef du Syndicat national des mineurs et secrétaire
général de l'ANC qui vaut maintenant quelque 275 millions $, sont ceux qui
ont principalement bénéficié de la politique de « Black Economic
Empowerment » (Émancipation économique des Noirs) enclenchée par l'ANC
après son arrivée au pouvoir.
L'historien africain Achille Mbembe a décrit avec justesse
l'ANC comme un parti « rongé par la corruption et la cupidité, par de
violentes luttes fratricides pour le pouvoir et par un mélange fatal
d'instincts prédateurs et de vacuité intellectuelle ».
Bien que l'accent du centième anniversaire mis sur l'âge
d'or de l'illégalité et de la « lutte armée » de l'ANC puisse servir
de diversion opportune pour le parti dirigeant et la dure réalité à laquelle il
est confronté aujourd'hui, les germes de cette dégénérescence étaient déjà présents
et identifiables dès le tout début du mouvement.
L'ANC a été fondé dans le contexte de la défaite des
longues luttes tribales contre la conquête coloniale blanche et de
l'unification de l'impérialisme britannique avec ses opposants boers sur la
base d'une plateforme commune d'oppression de la majorité noire et
d'expropriation de leurs terres. L'ANC ne cherchait pas la défaite de
l'impérialisme, mais plutôt son parrainage, s'offrant comme interlocuteur entre
la classe dirigeante blanche et les masses de travailleurs noirs et d'opprimés.
En 1956, Nelson Mandela a résumé les objectifs de l'ANC,
promettant que s'il était porté au pouvoir, il n'introduirait pas le
socialisme, mais plutôt : « Pour la première fois dans l'histoire de
ce pays, la bourgeoisie non européenne aura la chance de posséder en son nom et
en son droit des usines, et les industries ainsi que les entreprises privées
vont prospérer et se développer comme jamais auparavant. » Cette vision
s'est maintenant réalisée aux dépens des masses de travailleurs noirs.
Dans les années 1960, l'ANC, en allianceavec
le Particommuniste sud-africainstalinien, a employé la rhétoriquede la révolution et de la lutte
des classes, mais la perspectived'émanciperet d’enrichir une
bourgeoisie noire à en devenir est demeurée le programmefondamental de Mandela.Lorsqueles soulèvementsde Sowetoet desautres villages noirs ont commencé àrendre
le pays ingouvernable, l'élite dirigeanteblanche, menée par la Anglo-American
Corporation, a entamé des négociationspour mettre fin pacifiquementà
l'apartheidet pour untransfert
formel du pouvoir, dans le but deréprimerl'opposition révolutionnaireet de préserver leurrichesse et leur propriété. Mandela et l'ANC ont accepté.
En 1935, dans une lettre à ses partisans
d’Afrique du Sud, Léon Trotsky a mis en garde de
« l’incapacité du Congrès [ANC] de réaliser ses propres
revendications à cause de sa politique superficielle et conciliatoire ».
Cet avertissement était prescient. La trajectoirede l'ANC,comme celle detous lesautres mouvements nationalistes
bourgeois et de libérationnationaleen Asie, en Afrique, en Amérique latine et au
Moyen-Orient – du Congrès national indienà l'Organisation de libération de la Palestine, en passant par les sandinistes – a justifiéla perspective fondamentaleavancéepar Trotskydans sa théoriede la révolution permanente.
La perspective de Trotsky a établi que la bourgeoisie dans
les pays opprimés, liée à l’impérialisme et craignant la classe ouvrière,
est organiquement incapable de mener une lutte pour la démocratie et pour
mettre un terme à la domination impérialiste. Ces tâches ne peuvent être
réalisées que par la classe ouvrière, à la tête des masses opprimées, prenant
le pouvoir entre ses mains et luttant pour la révolution socialiste dans le
cadre de la lutte de la classe ouvrière internationale pour mettre fin au
capitalisme à l’échelle mondiale.
La célébration du centième anniversaire du CNA s’est
tenue alors qu’il y a des indications croissantes d’une résurgence
de la lutte de classe en Afrique du Sud, entraînée par la crise du capitalisme
mondial. Les travailleurs sud-africains entreront inévitablement en conflit
avec le gouvernement de l'ANC puis avec les capitalistes multimillionnaires et
les banques et sociétés transnationales qu’il représente. Ce qui est
nécessaire est une nouvelle direction dans la classe ouvrière fondée sur une
perspective internationaliste et socialiste dans le but de mener la lutte pour
une véritable démocratie, l’égalité et le socialisme. Cela signifie la construction
d’une section sud-africaine du Comité international de la Quatrième
Internationale.