Le 14 janvier, Mohamed ElBaradei,
représentant le plus connu des partis libéraux bourgeois d’Egypte, a
annoncé qu’il renonçait à sa candidature à l’élection
présidentielle.
L’ancien chef de l’Agence
internationale de l’énergie atomique a déclaré que la junte militaire dirigeante
n’avait pas réussi à établir « un véritable système
démocratique. » Il a ensuite reproché à l’armée de ne pas avoir
suivi son conseil, la comparant à un capitaine obstiné qui tente de sauver son
navire au milieu de la tempête.
Il a dit: « Sous sa direction, le
navire est balloté par les vagues. […] Nous lui proposons toute sorte
d'aide mais il refuse en s’obstinant à emprunter la vieille voie comme si
aucune révolution n’avait eu lieu et que le régime n’avait pas été
renversé, » a-t-il précisé dans sa déclaration. ElBaradei a ajouté :
« Ma décision ne signifie pas que je quitte l’arène mais que je
continue de servir ce pays plus efficacement à l’écart des autorités et
libre de toute entrave. »
La représentation qu’ElBaradei a de
lui-même, celle d’un conseiller de la junte que l'on n'écoute pas, est
peut-être le seul élément politiquement honnête de son discours. Il fut l'un
des principaux partisans de l'armée dès le début de la révolution il y a de
cela un an, et il tente à présent de dissimuler qu’il a soutenu la junte
tout au long de l’année dernière. Ceci fait partie d’une tentative
de camoufler le soutien que la « gauche » égyptienne
petite-bourgeoise et plus largement bourgeoise a accordé à la junte, dans le
but de pouvoir une fois encore tenter de canaliser les luttes de la classe
ouvrière derrière une perspective sans issueconsistant à faire pression
sur la dictature militaire en vue d’obtenir des réformes démocratiques.
Il y a de fortes craintes au sein de la
classe dirigeante égyptienne que le mécontentement social n’explose avant
le premier anniversaire de la révolution égyptienne, le 25 janvier. Plus de 40
pour cent de la population égyptienne vit encore avec moins de deux euros par
jour et les salaires figurent parmi les plus bas de la région. Selon Karim
Helal, membre du conseil d’administration du groupe égyptien CI Capital,
le chômage est une « bombe à retardement. »
Un gouffre de classes sépare les
revendications sociales et politiques des travailleurs de l’ensemble de l’establishment
politique en Egypte, dont ElBaradei et ses alliés petits bourgeois de
« gauche ». Il existe une insatisfaction de masse à l’égard des
élections tenues par la junte et qui sont destinées à produire un gouvernement
droitier dirigé par les Frères musulmans (FM) et étroitement aligné sur la
junte. Avec un faible taux de participation, le Parti de la Liberté et Justice
(PLJ), le bras politique des FM, avait obtenu environ 40 pour cent des votes
aux élections législatives.
Le PLJ est en train d’indiquer
qu’il tentera de consolider la junte détestée et de fournir une amnistie
générale pour les crimes qu’elle a commis. Selon le quotidien égyptien
privé Al-Tahrir, le vice-président du PLJ, Essam Al-Erian, a récemment
annoncé que « l’armée a le droit de bénéficier d’une place
spéciale dans la prochaine constitution, plus que dans les précédentes. »
Il a aussi déclaré que le transfert de pouvoir à une autorité civile élue
« ne devrait pas entraîner la disparition de la junte de la scène
politique. »
ElBaradei et ses partisans parmi les groupes
de jeunes et la « gauche » égyptienne ont recherché un mécanisme plus
sophistiqué pour empêcher le renversement de l’Etat bourgeois égyptien.
Il a rencontré plusieurs fois la junte et lancé des appels publics en faveur
d’un « gouvernement de salut national, » avec le soutien de
divers groupes de jeunes et les forces de la « gauche »
petite-bourgeoise. Le dirigeant des Socialistes révolutionnaires (SR), Kamal
Khalil, en faisait partie.
Les généraux se sont toutefois prononcés
contre un « gouvernement de salut national » dirigé par ElBaradei. Au
lieu de cela, ils ont remplacé le premier ministre Essam Sharaf par Kamal
Ganzouri (tous deux d’anciens ministres de Moubarak) et écrasé les
protestations qui avaient eu lieu juste avant les élections législatives.
Quelque 60 manifestants avaient été tués et il y avait eu des milliers de
blessés.
Pour le moment, il paraît également
improbable que l’impérialisme américain – qui finance l’armée
égyptienne à hauteur de plus d’un milliard de dollars par an – ait
besoin des services politiques d’ElBaradei. Au lieu de cela,
l’impérialisme américain est en train de nouer des liens plus étroits
avec les Islamistes.
La semaine passée, le secrétaire
d’Etat adjoint américain, William Burns, a rencontré le dirigeant du PLJ,
Mohamed Morsi, au quartier général du PLJ au Caire. Morsi a dit que le PLJ
« croyait à l’importance des relations Etats-Unis/Egypte. » Il
a salué la visite de Burns, demandant « que les Etats-Unis revoient leur
ligne politique conformément aux aspirations du printemps arabe. »
La porte-parole du Département d’Etat,
Victoria Nuland, a loué les pourparlers Burns-Morsi et a confirmé que les
cadres de l’ambassade américaine au Caire étaient en pourparlers avec le
parti salafiste (extrême-droite islamiste) Al-Nour.
L’année dernière il y avait eu un
réchauffement constant des relations de Washington avec les Islamistes qui ont
été reconnus comme un allié clé pour la défense régionale des intérêts de
Washington à l’encontre des luttes de la classe ouvrière. Les Islamistes
ont joué un rôle primordial dans la guerre impérialiste en Libye et dans la
mise en place l’année dernière d’un régime fantoche pro occidental.
Les Frères musulmans sont également présents dans le Conseil national syrien
qui vise maintenant, avec l’aide des Etats-Unis et de leurs mandataires
au Moyen-Orient, à déstabiliser le régime syrien qui est soutenu par
l’Iran.
L’objectif de ce « virage
historique » (comme l’a décrit le New York Times) est
d’étouffer les luttes révolutionnaires et de canaliser le conflit social
grandissant sous la forme de confrontations militaires entre un bloc islamiste
sunnite dirigé par l’impérialisme américain et les régimes que Washington
considère avec contrariété – notamment l’Iran. Cette stratégie
irresponsable présente à chaque étape le risque de déclencher une guerre
régionale majeure.
La décision d’Elbaradei ne représente
nullement une opposition de principe aux projets réactionnaires de
l’impérialiste américain ou de la junte égyptienne. Ceci ressort
peut-être de façon particulièrement évidente dans son soutien des attaques du
capital financier contre la classe ouvrière égyptienne. Début janvier, la junte
avait publié un décret réduisant les dépenses publiques de 14,5 milliards de
livres égyptiennes (2,36 milliards de dollars). Selon le ministre des Finances,
Momtaz Al-Said, la réduction la plus forte touchera les salaires (4 milliards
de LE) ainsi que les achats gouvernementaux et les services.
Lundi 16 janvier, une délégation du Fonds
monétaire international (FMI) est arrivée au Caire pour discuter d’un
prêt de 3.2 milliards de dollars. Cette politique économique est entièrement
soutenue par les Islamistes. Le quotidien Al Masry Al Youm a rapporté
que Ganzouri avait rencontré Morsi et le secrétaire général adjoint du PLJ,
Saad al-Katatny, pour discuter de ce prêt.
ElBaradei soutient des mesures
d’austérité identiques. Le 15 décembre, il avait soumis à Ganzouri un
plan de « relance » pour contribuer à « attirer des
investissements, pour stimuler la production, [et] offrir des possibilités
d’emploi. » Son projet exigeait également des réductions de salaire
et une aide de la part d’organisations arabes et internationales.
La politique droitière d’ElBaradei
n’a pas empêché des collectifs de la jeunesse et des partis petits
bourgeois de « gauche » de louer ses récentes manœuvres. Shady
ElGhazali Harb, porte-parole de la Coalition de la Jeunesse du 25 Janvier et
membre du Parti du Front démocratique, a dit : « Il ne se retire pas
en laissant un vide dans son sillage. Il sera de retour pour faire un travail
sur le terrain, ce qui pourrait aider les jeunes à s’unir en vue
d’effectuer le changement. »
Il faut faire remarquer que ces initiatives
impliquent de faire la promotion des « élections » dirigées par
l’armée, et qu’ElBaradei est censé critiquer. De nombreux groupes
de jeunes, de partis libéraux et de forces de « gauche » petites
bourgeoises, dont le Mouvement de la Jeunesse du 6 avril et Kefaya, ont
dernièrement pris une initiative intitulée « transfert de pouvoir à
l’Assemblée du Peuple élue le 25 janvier 2012. » Ils tentent de
présenter faussement cette exigence comme « l’accomplissement de la
révolution. »
Les SR pseudo-« gauches » jouent
une fois de plus un rôle trompeur en présentant de telles initiatives comme
progressistes. Ils ont publié un communiqué pour réclamer un soutien critique
de cette initiative en louant ses initiateurs « sincères » et
« dévoués ». Dans le même temps, ils déclarent que la
« révolution ne se limite pas à la recherche de nouvelles
initiatives » et ajoutent que les masses « veulent toujours le
renversement du régime dans le but d’avoir une qualité de vie, la
liberté, la justice sociale et la dignité humaine. »
Le fil conducteur qui rassemble la politique
des SR, de Kefaya et d’ElBaradei est leur hostilité contre une lutte
indépendante de la classe ouvrière pour le renversement de la junte et la
construction d’un Etat ouvrier luttant pour une politique socialiste en
Egypte et internationalement. En dernière analyse, leurs initiatives, telles
les tentatives politiquement malhonnêtes d’ElBaradei de se distancer de
l’armée ne sont que des tentatives pour promouvoir des illusions
politiques que les expériences d’une année de luttes âpres entre la
classe ouvrière et le capital financier ont déjà réfutées en Egypte.