Il y a douze mois de cela, l'état d'esprit au
Forum économique mondial (FEM) de Davos en Suisse, était plutôt à
l'optimisme. Le pire de la crise financière mondiale semblait être passé et
les PDG milliardaires comme Jamie Dimon de JPMorgan Chase annonçaient à
toute la planète qu'il était temps d'arrêter de s'en prendre aux banques.
C'est une manière « improductive et injustifiée de traiter les gens, » se
plaignait-il.
Cette année, la scène est un peu plus sombre. Les
événements en Europe montrent clairement que la crise financière est loin
d'être terminée – elle pourrait n'en être qu'à ses débuts – et que les
élites dirigeantes qui se réunissent chaque année dans ce village des Alpes
sont confrontées à la résurgence de luttes sociales mondiales, alimentées
par les plus hauts niveaux d'inégalité de richesses et de revenus de toute
l'histoire.
L'an dernier, l'inégalité était tout en bas de la
liste des inquiétudes des banquiers, des chefs d'entreprises et des
universitaires qui sont sondés par le FEM, pour son enquête annuelle, et
invités à énumérer leurs principales inquiétudes. Cette année, c'est de loin
le premier élément de la liste.
L'ambiance à la conférence ne s'est guère
améliorée suite au discours d'ouverture de la Chancelière allemande Angela
Merkel. On avait espéré qu'après les appels lancés pour que davantage de
ressources soient accordées au fonds de sauvetage européen afin de créer un
« pare-feu » qui protégerait des pays comme l'Italie et l'Espagne contre la
crise de l'euro, Merkel serait plus ouverte à cette idée. Ce ne fut pas le
cas.
Elle a déclaré au Forum que si « nous pouvons
garantir l'euro […] ce que nous ne voulons pas, c'est de promettre quelque
chose que nous ne pouvons pas tenir. »
Merkel a dit qu'elle doutait qu'une augmentation
du fonds de sauvetage – lundi, la directrice du FMI, Christine Lagarde avait
demandé son doublement à 1000 milliards de dollars – redonne confiance aux
marchés, ni même qu'un triplement puisse s'avérer suffisant.
« Ce que nous ne voulons pas […] c'est une
situation où nous promettons quelque chose que nous ne pouvons finalement
pas tenir, parce que si l'Allemagne […] fait une promesse impossible à tenir
si les marchés s'y attaquent durement, alors l'Europe serait vraiment
vulnérable. »
Merkel s'inquiète parce que l'Allemagne étant à
l'heure actuelle la seule économie importante de la zone euro avec un triple
A, après la dégradation de la France, un engagement plus important de sa
part envers le fonds de sauvetage européen la placerait sous la pression
directe des agences de crédit.
Alors même que ce discours était prononcé, la
crise financière s'aggravait encore, les taux d'intérêt sur la dette
portugaise atteignant de nouveaux sommets, reflet de la crainte que le
gouvernement portugais ne soit finalement contraint de se déclarer en défaut
de paiement.
L'approfondissement de la crise financière, après
ce qui semble avoir été un bref répit au cours de la période de Noël-Nouvel
an, permet de souligner l'un des principaux thèmes du bilan économique
mondial du FEM cette année, à savoir le fait que les mécanismes financiers
ou autres développés durant le 20e siècle sont à présent
complètement incapables de répondre aux complexités du 21e
siècle.
Ce rapport du FEM avertit que l'on est en train de
semer les « germes de la dystopie », « lieu où la vie est pleine de
difficultés et dénuée d'espoir. »
« L'analyse des liens entre divers risques
mondiaux, » poursuit le rapport, « révèle une constellation de risques
fiscaux, démographiques et sociétaux, signalant un avenir dystopique plus la
plus grande partie de l'humanité. »
Ce rapport avertit qu'en l'absence d'autres
options viables, l'aggravation des conditions économiques pourrait «
remettre en question les contrats sociaux entre les Etats et les citoyens, »
ce qui entraînerait une spirale vers le bas de l'économie mondiale alimentée
par le protectionnisme, le nationalisme et le populisme. »
Ce que ce scénario refuse absolument de mentionner
est le développement d'un mouvement indépendant de la classe ouvrière et la
lutte politique consciente pour le socialisme. Mais cela était clairement
présent à l'esprit des auteurs du rapport quand ils mentionnaient les
événements en Égypte et ailleurs de 2011 et pointaient l'importance de
l'inégalité sociale.
Ils ont écrit : « Deux sources d'inquiétude
dominantes ont émergé du printemps arabe, le mouvement mondial "Occupy"
et de récents incidents similaires montrant le mécontentement des gens : la
frustration croissante parmi les citoyens envers le monde politique et des
affaires, et la mobilisation rapide de la population permise par une plus
grande connectivité technologique.
Dans le même temps, ce rapport exprime un net
manque de confiance dans les capacités de l'ordre politique et social
existant à réagir aux vastes transformations qui se produisent maintenant
dans la vie économique et sociale.
« Tandis que le monde devient de plus en plus
complexe et interdépendant, » affirme ce rapport, « la capacité à gérer les
systèmes qui sous-tendent la prospérité et la sécurité diminue. La
constellation de risques issus des technologies émergentes, de
l'interdépendance financière, du manque de ressources et du changement
climatique, exposent la nature faible et friable des moyens de sécurité
existants – les politiques, les normes, les règlements ou les institutions
qui servent de système protecteur. Nos moyens de sécurité pourraient très
bien ne plus être adaptés pour gérer les ressources vitales et assurer des
marchés en bon ordre et la sécurité publique. »
Pris dans son ensemble, le rapport du FEM revient
à une admission de la part des élites dirigeantes qu'elles ont perdu le
droit de nous diriger, que l'ordre économique et politique sur lequel ils
exercent leur autorité n'a aucune légitimité aux yeux d'un très grand nombre
de personnes dans le monde entier, et que cela ne présage rien d'autre pour
l'avenir de l'humanité qu'un cauchemar social, économique et écologique.
Mais cela ne signifie pas que la classe dirigeante
et son ordre économique et politique irrationnel et destructeur va
s'incliner et disparaître paisiblement dans la nuit. L'histoire n'est pas
déterminée par la rationalité, mais par la lutte des classes. Même lorsque
leur faillite historique devient de plus en plus évidente, les élites
économiques et politiques au pouvoir, aussi bien que leurs idéologues des
médias et du monde universitaire, rassemblées à Davos, lutteront avec encore
plus de hargne pour conserver leur position contre une opposition sociale
croissante.
La classe ouvrière sur toute la planète a exprimé
son hostilité envers les dirigeants existants. Mais elle n'a pour le moment
pas commencé à présenter son propre programme socialiste pour résoudre la
catastrophe dans laquelle les classes dirigeantes mondiales – de leur propre
aveu – menacent de plonger l'humanité. C'est la tâche urgente de la période
qui s'ouvre.
(Article original paru le 26 janvier 2012)