Le juge espagnol Baltasar Garzón a comparu devant la justice le 17
janvier dans le premier de trois dossiers destinés à le réduire au silence
et à porter atteinte à ses investigations.
Garzón est accusé d’avoir ordonné des écoutes téléphoniques illégales sur
des membres suspectés de faire partie du tristement célèbre réseau de
corruption « Gürtel », dont bon nombre font partie du Parti populaire (PP)
qui a remporté les élections en novembre dernier, ainsi que sur leurs
avocats pour savoir s’ils avaient participé à des opérations de blanchiment
d’argent. Des manifestants rassemblés devant le tribunal suprême espagnol
ont déclaré qu’ils ne cesseront pas tant qu’ils n’auront pas obtenu
« vérité… justice et réparation. » D’autres manifestations ont lieu dans le
monde entier.
Garzón qui comparaîtra le 24 janvier devant la justice est inculpé d’abus
de pouvoir pour avoir enquêté sur des crimes commis durant la guerre civile
(1936-1939) et durant la dictature du général Francisco Franco, et qui se
sont poursuivis jusqu’à la mort du dictateur en 1975. Garzón avait demandé
que le régime soit tenu pour responsable des meurtres, il avait ordonné
l’ouverture de fosses communes de masse et le paiement d’indemnités aux
victimes de Franco et il avait commencé une enquête sur la disparition de
113.000 nourrissons, dont un grand nombre fut enlevés à des prisonniers
politiques du régime.
Un troisième dossier contre Garzón et pour lequel aucune date n’a encore
été fixée, traite d’allégations selon lesquelles il aurait accepté des pots
de vin. Cela correspond à des paiements qu’il avait reçus pour des
séminaires qui s'étaient tenus à New York.
L’avocat de Garzón, Gonzalo Martinez-Fresneda, a déclaré, que « le juge
Garzón est confronté à la parfaite tempête. » S’il est condamné, a ajouté
Martinze-Fresneda, Garzón encourt une peine de vint ans d’interdiction
d’exercice de sa fonction de juge.
Le dossier qui a suscité le plus de colère de la part de l’élite
dirigeante espagnole et mobilisé l’ensemble de l’appareil politique et
juridique contre Garzón a été son enquête sur les crimes du régime fasciste.
Les autres dossiers sont politiquement motivés dans le but de noircir
davantage encore le caractère du juge et de détruire sa crédibilité,
justifiant ainsi l’accusation qu’il n’a aucune compétence pour enquêter sur
les crimes de Franco.
Après la mort de Franco, une nouvelle constitution avait été élaborée en
Espagne par une section de l’ancien régime et les dirigeants du Parti
communiste espagnol (PCE) stalinien ainsi que le Parti socialiste ouvrier
espagnol (PSOE). Une amnistie fut ancrée dans la « transition pacifique du
fascisme à la démocratie bourgeoise » pour « oublier et pardonner » les
crimes commis par le régime. A ce jour, pas une seule personne n’a été
poursuivie pour ces crimes.
Le PP, qui est constitué par ceux qui restent du parti de la Phalange de
Franco, a réagi dès le début avec une hostilité tout à fait prévisible aux
enquêtes menées par Garzón. Un sénateur du PP les a décrites comme « la
réouverture de plaies bien cicatrisées. »
Le président fondateur du PP, Manuel Fraga récemment décédé, et qui avait
été le ministre de la propagande de Franco avait qualifié les enquêtes de
« bizarres. »
Le PP n’est pas seul à rejeter les enquêtes de Garzón. L’ancien
secrétaire général du PCE, Santiago Carrillo, l’un des architectes des
accords de transition, a dénoncé la décision comme étant une « erreur » et
« pas le meilleur moyen » de restaurer la mémoire historique de la période
de la dictature.
Ce sont les familles de victimes de Franco qui ont été les premières à
présenter des pétitions aux tribunaux pour que soient ouvertes des enquêtes
sur les crimes. Garzón se chargea de l’affaire en 2008 mais presque aussitôt
les fascistes déclarés de la Phalange et le syndicat fasciste Mains propres
(Manos Limpias) exigèrent que l’enquête soit bloquée, accusant Garzón d’abus
de pouvoir. Leur effort fut payant et il fut suspendu de ses fonctions.
En coulisses, les Etats-Unis ont également été à l’oeuvre. Ils étaient
déterminés à empêcher que Garzón n’invoque les lois « de juridiction
universelle » auxquelles il avait notoirement recouru lors de sa poursuite
du dictateur chilien, Augusto Pinochet, en 1998 ; et lors de ses enquêtes
sur les allégations de torture avancées par des détenus espagnols de la
prison américaine de Guantanamo à Cuba, et sur le recours aux bases
espagnoles pour des vols de « restitution extraordinaire » de la CIA et la
mort du cameraman José Couso, tué par les bombardements américains de
Bagdad.
De récentes dépêches de WikiLeaks ont révélé la pression continue que le
Département d’Etat américain exerce sur le gouvernement PSOE espagnol et sur
le procureur général pour freiner les activités de Garzón. En conséquence,
le gouvernement PSOE a adopté une loi diluant la juridiction universelle et
permis d’engager des poursuites contre Garzón. Dès lors, le PSOE est resté
quasi muet sur cette campagne contre Garzón. De nombreux membres du PSOE
détestent Garzón pour avoir inculpé des responsables du gouvernement
socialiste PSOE en raison d’escadrons de la mort financés par l’Etat et qui
ont assassiné des membres du groupe séparatiste basque ETA dans les années
1980.
Les poursuites engagées contre Garzón sont une parodie de justice. Alors
qu’il est suspendu de ses fonctions et risque de devoir mettre fin
prématurément à sa carrière pour avoir cherché à enquêter sur des crimes
odieux, ceux qui en étaient complices continuent de bénéficier d’une
amnistie politique et leurs héritiers accroissent leur richesse et leur
pouvoir.
Jusqu’à sa mort dimanche, Manuel Fraga était resté ce que le roi Juan
Carlos a appelé « un grand serviteur de l’Etat » - un dignitaire du PP, un
ambassadeur auprès du Royaume-Uni, le chef de la région autonome de Galice
et un sénateur.
La famille Franco en est un autre excellent exemple. Le quotidien
espagnol El Pais a dernièrement décrit sa fortune et ses privilèges
révoltants. Le roi Carlos a octroyé à la famille un nouveau titre de
noblesse – le duché de Franco. Les comptes de la famille n’ont jamais fait
l’objet d’une enquête, et encore moins leur fortune – dont des actifs et des
cadeaux reçus par Franco en tant que chef de l’Etat. Jusqu’au jour de sa
mort sa veuve, Carmen Polo, a reçu une retraite qui était plus élevée que
les salaires dont bénéficient les premiers ministres espagnols. Sa fille est
la patronne d’un important empire immobilier et elle dirige plusieurs
entreprises, dont certaines ont été créées durant la dictature.
Le gouvernement PSOE a passé une Loi sur la mémoire historique et a
promis de supprimer tous les noms de rues et symboles franquistes et
d’indemniser les victimes mais il a fait le moins possible et le plus
lentement possible. De nombreux symboles sont restés et la dépouille de
Franco ainsi que celle du fondateur de la Phalange, José Antonio Primo de
Rivera, jouissent d’une place d’honneur dans l’énorme monument de Valle de
los Caidos [La vallée de ceux qui sont tombés] qui a été construit par les
prisonniers politiques de Franco. Tous les ans, il s'y tient des messes
commémoratives.
Garzón a toujours insisté pour que ses enquêtes n’enfreignent jamais les
lois d’amnistie. Son traitement prouve que l’élite dirigeante espagnole est
convaincue que toute tentative de faire la lumière sur les crimes de l’un
des régimes les plus despotiques du monde, en demandant des comptes aux
responsables, est irrecevable.
(Article original paru le 20 janvier 2012)