Deux cent mille personnes ont marché dans les rues
du centre-ville de Montréal jeudi pour exiger que le gouvernement libéral du
Québec annule la hausse des frais de scolarité universitaires de 75 pour cent
au cours des cinq prochaines années.
La grande majorité des manifestants étaient des
étudiants en grève des universités et des cégeps (établissements offrant des
programmes techniques et préuniversitaires). Nombre d'entre eux venaient des
villes de Québec, Sherbrooke, Gatineau, ainsi que d'autres plus petites villes
à travers la province. Mais un nombre important d'étudiants du secondaire,
d'enseignants de cégeps et d'universités, ainsi que des travailleurs et des
retraités, venus de leur propre chef, étaient présents. Plusieurs délégations
de travailleurs, bien que petites, parmi lesquelles se trouvaient des
infirmières, des travailleurs de la construction et des fonctionnaires, ont
participé à la manifestation.
Cette marche de protestation est l'une des plus
imposantes à avoir été tenues à Montréal. Autant de gens ou même plus y ont
participé que lors des grandes manifestations en mars 2003 en opposition au
déclenchement de la guerre en Irak. À un certain moment, la marche s'étendait
sur près de 5 kilomètres, et presque tous portaient quelque chose de rouge, la
couleur qui est devenue le symbole du mouvement contre la hausse des frais de
scolarité.
La colère et l'indignation envers l'intransigeance
du gouvernement étaient bien présentes parmi les manifestants. Moins de 48
heures avant le début de la protestation, le gouvernement libéral de Jean
Charest dévoilait un budget qui réaffirmait et développait son programme
d'austérité de coupes dans les dépenses sociales, d'impôt dégressif et
d'augmentation de tarifs, de hausse de frais de scolarité et de tarifs
d'électricité.
Mais la manifestation de jeudi avait aussi des airs
de fête, étant donné l'ampleur de la foule et son caractère représentatif.
De nombreux manifestants avaient confectionné des
affiches. La plupart dénonçaient le gouvernement du premier ministre Jean
Charest ou affirmaient que l'éducation devrait être un droit, par définition,
offerte à tous. « L'éducation est un droit, alors pourquoi payer
pour », pouvait-on lire sur une affiche ; ou bien, « l'étudiant
n'est pas un client », sur une autre. Sur une troisième était écrit,
« l'éducation est un bien commun ». Les pancartes faisaient aussi
souvent référence aux révolutions en Égypte et en Tunisie, comme « le
printemps étudiant » et le « printemps érable ».
Cette manifestation était le résultat d'une
intensification, sur plusieurs semaines, de la grève étudiante à la grandeur de
la province. Jeudi, environ 300.000 étudiants et, pour la première fois, des
jeunes du secondaire ont boycotté les cours. Et plus de 200.000 étudiants, soit
bien plus que la moitié de tous les étudiants postsecondaires du Québec, sont
toujours en grève.
Pendant que les manifestants se rassemblaient au
centre-ville de Montréal jeudi matin, le premier ministre Charest a répété que
son gouvernement n'allait pas tolérer le moindre changement à ses plans
d'augmenter les frais universitaires de 325 $ par année. « Espérons,
a dit le premier ministre, que ceux qui décident de s'exprimer aujourd'hui vont
le faire pacifiquement et respectueusement. »
Ces paroles ne sont que calomnie. Dès le début du
mouvement de grève le mois dernier, le gouvernement a tenté de dépeindre les
étudiants comme des personnes violentes. C'est en fait la police, suivant les
ordres de ses supérieurs politiques, qui est intervenue de manière provocatrice
dans les protestations étudiantes, en ayant recours aux gaz irritants, aux
grenades assourdissantes et à la matraque, afin de disperser les manifestants.
Plus tôt cette semaine, les policiers ont donné des contraventions de
494 $ à près d'une centaine d'étudiants pour avoir bloqué, durant une
heure, l'accès au pont Champlain qui relie l'île de Montréal à la Rive-Sud.
Au sein de l'élite québécoise et canadienne, un
soutien écrasant règne pour la ligne dure adoptée par Charest face à la grève
étudiante et à son refus de même daigner rencontrer les dirigeants des trois
principales associations étudiantes.
Les médias de la grande entreprise ont produit une
foule d'éditoriaux et de commentaires, traitant les étudiants
d'« égoïstes » et d'« utopistes ». Dans le contexte où la
grande entreprise cherche à attaquer les services publics et les programmes
sociaux, y compris les retraites et la santé, le patronat ne peut tolérer que
les étudiants soutiennent que l'éducation est un droit. De plus, la grande
entreprise voit que la grève étudiante est une contestation implicite des
politiques d'austérité mises en oeuvre par l'ensemble des gouvernements, tous
partis confondus, à tous les paliers de gouvernance.
Vendredi, dans une chronique publiée dans La
Presse, le quotidien le plus influent du Québec, Alain Dubuc a souligné l'importance
que la classe dirigeante accorde à la défaite du mouvement étudiant. En
concluant sa liste de supposés « principes » qui motivent les
libéraux à faire fi de l'opinion publique, Dubuc a déclaré : « Il y
avait un autre principe en jeu... et c'est celui de casser un moule, celui de
l'attachement au statu quo. C'est comme si les jeunes étaient tombés dans l'eau
bénite du modèle québécois et qu'ils prenaient le relais de leurs aînés dans la
défense des droits acquis. »
Le gouvernement et l'élite dirigeante basent leur
stratégie sur une compréhension claire du lien qui existe entre la hausse des
frais de scolarité et la destruction de ce qui reste des gains sociaux arrachés
par la classe ouvrière, à travers ses luttes sociales du siècle dernier. Mais la
direction du mouvement de grève limite délibérément ce dernier à la
protestation d'un enjeu unique et s'oppose entièrement à faire de ce mouvement
l'étincelle d'une contre-offensive de la classe ouvrière.
Les deux associations étudiantes alliées des syndicats
- la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ) et la Fédération
étudiante collégiale du Québec (FECQ) - ont tenu jeudi matin une conférence de
presse avec Pauline Marois, la chef du Parti Québécois (PQ), l'opposition
officielle à l'Assemblée nationale du Québec.
Marois prétend soutenir la cause des étudiants et
demande au gouvernement d'abandonner la hausse des frais de scolarité. Mais
cela n'est que démagogie préélectorale de sa part. Marois n'a pas rejeté la
possibilité qu'un gouvernement péquiste réalise son propre programme de hausse
des frais de scolarité, après la tenue d'un forum ou d'un sommet où serait
débattue la question du financement des universités. Mais il est encore plus
significatif que le PQ ait condamné le budget des libéraux présenté mardi pour
ne pas réduire suffisamment ou assez vite les dépenses sociales.
Étaient aussi présents à la conférence de presse les
co-chefs du parti de « gauche » Québec solidaire, le chef et seul
député d'Option nationale (parti ayant émergé d'une scission avec le PQ), et
les dirigeants des trois principales centrales syndicales de la province. Les
syndicats, faut-il le rappeler, avaient joué un rôle majeur pour
court-circuiter la dernière grande grève étudiante en 2005. Ils avaient offert
leur appui organisationnel aux étudiants pour ensuite les amener vers un
« compromis » avec le gouvernement dans le but de maintenir la
« paix sociale ».
Il ne fait pas de doute que les dirigeants de la
FEUQ et de la FECQ, sans parler du PQ et de leurs alliés de la bureaucratie
syndicale, sont impatients de voir le mouvement de grève prendre fin. Vendredi,
la FEUQ et la FECQ ont annoncé une campagne de protestation qui s'en prendrait
aux députés libéraux qui ont été élus par une faible majorité. Ces associations
veulent clairement pointer du doigt l'intransigeance des libéraux pour affirmer
que la grève a épuisé son utilité et que la meilleure stratégie est de
« punir le gouvernement aux urnes ».
Mais elles craignent aussi d'être ouvertement
perçues comme étant opposées à la poursuite de la grève. Parlant comme un
véritable bureaucrate syndical à en devenir, le président de la FECQ Léo
Bureau-Blouin a plaidé vendredi pour des négociations avec le gouvernement. «À
un moment donné, ça va devenir une véritable crise sociale. Les gens vont
manifester tous les jours, ils vont perturber les bureaux de députés et je
n'aurai plus aucun contrôle», a-t-il ajouté.
La CLASSE (Coalition large de l'Association pour une
solidarité syndicale étudiante), l'association étudiante qui a déclenché le
mouvement de grève, s'oppose à l'alliance de la FECQ et de la FEUQ avec le PQ.
Mais sa perspective demeure totalement dans le cadre des politiques de
protestations qui acceptent le système politique actuel et l'immuabilité de
l'ordre social capitaliste. S'adressant aux manifestants à la conclusion des
protestations de jeudi, le principal porte-parole de la CLASSE, Gabriel
Nadeau-Dubois, a déclaré, « Pour faire bouger le gouvernement, il va
falloir perturber, il va falloir occuper, il va falloir que ça brasse au
Québec. »
Lors d'un congrès ce week-end, la CLASSE va élaborer
sa stratégie suite au budget libéral et à la manifestation monstre. Mais tout
semble indiquer qu'elle va décider d'intensifier sa campagne de
« perturbation économique » en bloquant les ponts et les transports.
La CLASSE s'oppose à un tournant vers la classe
ouvrière, la seule force sociale qui a le pouvoir de s'opposer à la
subordination de toute la vie socioéconomique aux profits de la grande
entreprise et dont les intérêts fondamentaux résident dans la lutte pour
l'égalité sociale ainsi que dans la défense et le développement des droits
sociaux.
Évidemment, les jeunes qui prêtent main-forte à la
campagne de « perturbation économique » de la CLASSE, et ce, malgré
la menace bien réelle de la violence policière, font preuve d'un courage et
d'un dévouement remarquables. Mais en l'absence d'une perspective pour la
mobilisation de la classe ouvrière dans des actions politiques et industrielles
contre les programmes d'austérité des gouvernements Charest et Harper et en
défense des emplois, cette campagne mènera tout droit les jeunes dans une
impasse.
À la manifestation de jeudi, des partisans de
l'Internationale étudiante pour l'égalité sociale et du Parti de l'égalité
socialiste ont distribué plus de 2000 exemplaires d'un document contenant la
déclaration « Les étudiants doivent se tourner vers les
travailleurs » et une critique des politiques de la CLASSE,
« Protester n'est pas suffisant : Il faut une nouvelle stratégie de
lutte »