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Le marxisme et les syndicats

Cette conférence a été donnée le 10 janvier 1998, lors des classes internationales d'été ayant pour thème Le marxisme et les problèmes fondamentaux du 20e siècle, organisées par le Socialist Equality Party d'Australie du 3 au 10 janvier 1998 à Sydney.

David North est le secrétaire national du Socialist Equality Party (États-Unis). Il a à son actif plusieurs conférences, qu'il a données en Europe, en Asie, aux États-Unis et en ex-URSS, portant sur l'histoire et les principes du marxisme ainsi que sur le programme et les perspectives de la Quatrième Internationale.

Il a écrit aussi plusieurs ouvrages reconnus sur la Quatrième Internationale et la révolution russe, incluant The Heritage We Defend, Perestroika versus Socialism, Trotskyism versus Stalinism, et In Defense of the Russian Revolution.

Il a donné récemment des conférences intitulées « L'antisémitisme, le fascisme et l'Holocauste: une critique du livre de Daniel Goldhagen Les exécuteurs consentants de Hitler », « L'égalité, les droits de l'homme et la naissance du socialisme », et « Le socialisme, la vérité historique et la crise de la pensée politique aux Etats-Unis ».

Une conférence de David North

Tout au long de l'histoire du mouvement marxiste, deux problèmes politiques, des « questions », ont soulevé la controverse d'une façon exceptionnellement soutenue, qui s'étire sur plus d'un siècle. L'une est la « question nationale » et l'autre la « question des syndicats. »

Pourquoi ces deux questions reviennent-elles constamment et, s'il en existe un, quel est le lien entre elles? Je crois que l'étude des conditions historiques desquelles le mouvement ouvrier moderne est né apportera la réponse. L'État Nation bourgeois, né des luttes révolutionnaires démocratiques du 18e et du 19e siècle, a donné l'impulsion économique et fourni le cadre politique pour le développement de la classe ouvrière en Europe et aux États-Unis. Le processus par lequel la nation s'est consolidée est lié, de plusieurs façons et à des degrés divers, à des problèmes démocratiques d'ordre général qui étaient d'une grande importance pour la classe ouvrière.

L'attitude de la classe ouvrière envers la nation ne pouvait qu'être très complexe, très ambivalente et très contradictoire. D'un côté, la croissance tant en nombre qu'en puissance de la classe ouvrière, ainsi que l'amélioration de son niveau de vie, étaient de façon générale liées au renforcement de l'État Nation et au développement de la force économique et industrielle de celui-ci. De l'autre côté, les luttes économiques et sociales qu'entreprenait la classe ouvrière la poussait objectivement à l'hostilité contre l'État Nation qui, en dernière analyse, ne sert d'autres intérêts de classe que ceux de la bourgeoisie.

Que la question nationale soit autant controversée au sein du mouvement marxiste vient précisément de la complexité de la relation entre les travailleurs et l'État Nation bourgeois. Nulle part au monde a-t-on vu les masses remplacer sans douleur, de façon spontanée, la conscience nationale par une conscience socialiste et internationaliste. Les expériences de l'enfance ont une influence profonde sur toute la vie de l'être humain. Un phénomène semblable est à l'oeuvre dans l'évolution historique de la conscience sociale des classes. L'allégeance que la classe ouvrière a historiquement donnée au nationalisme s'explique par les conditions qui existaient à sa naissance et par les luttes qu'elle a menées pendant qu'elle se développait. La conscience sociale est toujours à la traîne de l'être social, complexe et contradictoire. Plus précisément la conscience sociale n'arrive pas immédiatement et directement à se représenter dans une forme scientifique l'être social. De la même façon, l'influence qu'a le nationalisme sur la classe ouvrière ne diminue pas proportionnellement, ou à un taux comparable, à l'importance relative que prend l'économie mondiale sur l'État national et à la nature toujours plus internationale de la lutte de classe.

Il faut aussi considérer le fait que l'oppression nationale qui a pris place tout au cours du 20e siècle, malgré qu'elle soit essentiellement de nature socio-économique autant par sa cause que par son contenu, a contribué à renforcer les formes de la conscience nationale. Mais en dépit de la force des influences nationales, il est de la responsabilité des marxistes de baser leur programme non sur l'attrait apparent des vieux préjugés et des conceptions dépassées, mais bien sur une analyse scientifique de la réalité sociale. C'est un des traits caractéristiques les plus communs de l'opportuniste d'adapter son programme politique aux préjugés courants, pour en tirer des avantages tactiques à court terme. Son point de départ est une estimation pratique et conjoncturelle, plutôt que des considérations de nature principielle, historique et scientifique.

Les opportunistes nient les conséquences économiques et politiques de la mondialisation de la production sur l'État national, et attribuent généralement une potentialité progressive, qu'elle est loin de posséder, à la forme politique historiquement dépassée de l'État Nation. Aussi, ils insistent pour glorifier la demande d'autodétermination nationale, bien que cela soit la bannière de tous et chacun des mouvements réactionnaires et chauvins qu'on peut trouver sur le globe.

Les marxistes ne considèrent pas que l'État Nation soit insignifiant. Malgré que la forme de l'État Nation freine le progrès humain, si on le considère du point de vue du développement mondial et de l'intégration des forces productives, il n'en demeure pas moins un des plus importants facteurs de la politique mondiale. Le mouvement socialiste n'ignore pas cette réalité politique lorsqu'il élabore ses tactiques. Dans la mesure où l'État Nation est encore l'unité de base de l'organisation économique et politique de la société bourgeoise, la question nationale, qu'on devrait plutôt appeler « le problème national » à ce point-ci de l'histoire, continue à se poser avec acuité. Mais les tactiques marxistes découlent de la compréhension scientifique de l'obsolescence historique de l'État national. Par ses tactiques, le mouvement trotskiste cherche à implanter la stratégie maîtresse de la Quatrième Internationale, le Parti Mondial de la Révolution Socialiste. C'est parce qu'il insiste autant sur la primauté d'une stratégie internationale que le Comité International de la Quatrième Internationale se distingue de chacune des tendances nationalo-réformistes et opportunistes.

Les syndicats et les radicaux

La question syndicale soulève des considérations de principes tout aussi importantes. Elle porte sur le rôle que joue cette très ancienne forme d'organisation prolétarienne dans le développement des luttes révolutionnaires de la classe ouvrière pour le socialisme. Le prolétariat moderne est apparu alors qu'historiquement se développait l'État Nation. Ses organisations, et son activité, sont nées dans le cadre de l'État national. Cela s'applique spécialement aux syndicats, dont les progrès et la prospérité dépendaient dans une large mesure des succès industriels et commerciaux de « leur » État national. Finalement, de la même façon que des causes objectives profondes expliquent l'ambivalence de la classe ouvrière face à l'État national, des raisons objectives profondes expliquent l'ambivalence, même l'hostilité, des syndicats envers le socialisme. Le mouvement socialiste se butte depuis plus d'un siècle à ce problème.

Naturellement, les sérieux problèmes qui devaient hanter les relations entre les partis marxistes révolutionnaires et les syndicats ne pouvaient être entièrement prévus alors que ceux-ci n'avaient que quelques années. L'attitude des marxistes face aux syndicats reflétait, inévitablement, les conditions et les circonstances de l'époque. La question des syndicats ne se pose pas en 1998 comme en 1847. Beaucoup d'eau a coulé sous les ponts en 151 ans, et le mouvement socialiste a amplement eu le temps de connaître le syndicalisme. Il a beaucoup appris sur la nature des syndicats, bien que l'on ne trouve pas la moindre trace de ce savoir dans les journaux de la «gauche» radicale.

Pour une large partie de son histoire, le mouvement socialiste a ardemment courtisé les syndicats. Toutefois, la belle a bien peu été charmée par les meilleurs efforts du prétendant. Les innombrables marques d'affection et d'intérêts manifestés à l'objet de ses désirs ne valurent au prétendant socialiste que coups de griffes, et parfois poignard dans le dos. Même lorsque le mouvement socialiste s'est avisé de créer ses propres syndicats, de leur donner une parfaite éducation marxiste, il a récolté la plus profonde ingratitude. Aussitôt que l'occasion se présentait, les syndicats avaient plutôt tendance à échanger les beaux idéaux de leurs parents socialistes et à trouver plaisir dans les bras du capitalisme.

On pourrait penser qu'il y a beaucoup à apprendre de tant de mauvaises expériences. Mais comme les vieux sots des histoires de Boccace, les radicaux édentés et vieillissants d'aujourd'hui n'ont rien de plus urgent que de se faire avoir encore et encore. Aussi, les organisations de « gauche » actuelles insistent pour que le mouvement socialiste considère comme un devoir sacré de répondre à tous les caprices des syndicats. Les socialistes, insistent-ils, doivent reconnaître que les syndicats forment l'organisation ouvrière par excellence, la forme la plus représentative des intérêts sociaux de la classe ouvrière. Les syndicats, argumentent-ils, constituent la direction authentique et indiscutable de la classe ouvrière. Ce sont eux qui décident principalement et finalement de son sort historique. Défier l'autorité qu'ont les syndicats sur la classe ouvrière, questionner un tant soit peu le droit «naturel» des syndicats à parler au nom de la classe ouvrière est un péché capital. Il est impossible, continuent les radicaux, de concevoir un véritable mouvement ouvrier qui n'est pas dominé, si ce n'est dirigé, par les syndicats. Ce n'est qu'en se basant sur les syndicats que la lutte de classe saurait être efficacement menée. Et, finalement, tout espoir de développer un mouvement socialiste de masse dépend du fait de gagner les syndicats, ou tout au moins une partie significative de ceux-ci, au programme socialiste.

Pour être franc, le Comité International rejette chacune des ces assertions, à la fois sur la base de l'analyse théorique et sur la base de l'expérience historique. Pour nos adversaires politiques, le refus de nous incliner face à l'autorité des syndicats nous vaut des accusations de lèse-majesté. Ce qui ne nous trouble guère, puisque non seulement sommes-nous habitués à être en opposition avec la «gauche» (qu'il faudrait appeler, pour être plus exacte, l'opinion publique de la petite bourgeoisie), mais plus encore, nous considérons son antipathie amère envers nous comme le signe le plus sûr que le Comité International est sur la bonne voie politique.

L'analyse que font les radicaux découle entièrement du postulat suivant: parce qu'ils ont un memberships de masse, les syndicats sont nécessairement des «organisations de travailleurs». Donc, par définition, celui qui remet en cause l'autorité des syndicats s'oppose à la classe ouvrière. Le problème de ce postulat, c'est que les syndicats sont devenus des abstractions vidées de tout leur contenu historique. Les syndicats ont beaucoup de membres qui sont ouvriers, c'est indéniable. Mais il en est ainsi de plusieurs autres organisations. Pour exemple, prenons aux États-Unis les Elks, les Francs-maçons, l'Association des Vétérans, ou l'Église catholique.

Faire référence au grand nombre de membres ouvriers des syndicats n'est pas un substitut adéquat à une analyse minutieuse de la composition sociale de ces organisations, en particulier de la strate à leur tête, les bureaucraties dirigeantes. Il ne vient pas automatiquement de leur grand nombre de membres ouvriers que les syndicats agissent dans l'intérêt de la classe ouvrière. En fait, il faut examiner s'il existe au sein des syndicats un conflit objectif entre l'intérêt de la masse de ses membres et celui de la bureaucratie qui les dirige, et dans quelle mesure les politiques des syndicats reflètent les intérêts de celle-ci plutôt que de celle-là.

Définir les syndicats comme des « organisations ouvrières » dit assez peu sur l'ensemble de ce que l'on sait politiquement d'eux. Si le jeu des définitions continuait un peu, et que demandions : « Mais qu'est-ce qu'une organisation ouvrière? » La réponse « une organisation de travailleurs! » ne nous apporterait pas grand chose de neuf. Celui qui cherche à connaître la nature fondamentale des syndicats cherchera plutôt quel est le rapport entre ces organisations et la lutte de classe en général, et la libération des travailleurs de l'exploitation capitaliste, en particulier.

Pour cela, il faut dépasser les mots vides de contenu pour construire une définition plus profonde qui sera basée sur une analyse historique méticuleuse du rôle des syndicats dans les luttes de la classe ouvrière et du mouvement socialiste. Le but d'une telle analyse va plus loin que de simplement produire une liste des crimes ou des réussites, selon le but visé. Plutôt, il s'agit de découvrir l'essence de ce phénomène social, les lois sous-jacentes que la pratique et les politiques des syndicats expriment.

Les radicaux, nos adversaires, ne tentent même pas une telle analyse, et donc ne peuvent offrir de réponse sérieuse à la question élémentaire et immédiate: « Pourquoi les syndicats ont-ils si misérablement failli à la tâche de défendre, ne parlons même d'améliorer, le niveau de vie de la classe ouvrière? » Le dernier quart de siècle a été le témoin du déclin rapide de la position sociale de la classe ouvrière, non seulement aux États-Unis mais partout à travers le monde. Les syndicats ont été incapables de défendre la classe ouvrière contre l'assaut du capital. Puisque ce phénomène a pris place sur plusieurs décennies et sur une échelle internationale, il faut en chercher la cause à la fois dans l'environnement socio-économique dans lequel les syndicats évoluent présentement, et, plus important encore, dans la nature fondamentale des syndicats eux-mêmes. En d'autres mots, en prenant en considération que l'environnement est soudainement devenu hostile en 1973, qu'est-ce qui a rendu les syndicats si vulnérables à ce changement, et si incapables de s'adapter à la nouvelle situation?

Considérons ce qu'en dit la Ligue Spartakiste. Dans une furieuse dénonciation du Parti de l'Égalité Socialiste, dénonciation qui s'est étendue sur quatre numéros de leur journal, qui comprend des milliers de mots dont un pourcentage remarquable sont grossiers, les spartakistes ont catégoriquement affirmé qu'il n'y avait aucune cause de nature objective qui expliquerait la faillite des syndicats. Tout s'explique plutôt par «les politiques traîtresses et défaitistes des mauvais dirigeants de l'AFL-CIO.» Il est difficile d'imager une explication plus banale. Imaginez un paléontologue, inspiré par les spartakistes, qui déclarerait que les dinosaures se sont éteints parce qu'ils ne désiraient plus vivre! Les spartakistes n'expliquent pas pourquoi les dinosaures à la direction de l'AFL-CIO choisissent ces «politiques traîtresses et défaitistes.» Peut-être sont-ils des gens de peu de qualité? Mais pourquoi diable trouve-t-on tant de gens de peu de qualité à la tête des syndicats, non seulement aux États-Unis, mais partout à travers le monde? N'y aurait-il pas un aspect essentiel des syndicats qui fait en sorte que tant de gens de peu de qualité se trouve à leur tête, qui avancent ensuite des «politiques traîtresses et défaitistes?» Et les quelques lignes précédentes soulèvent toutefois une autre question: «Pourquoi la Ligue Spartakiste est poussée à appuyer, avec autant d'enthousiasme, des organisations qui attirent un si grand nombre de gens de peu de qualité qui consacreront leurs vies à trahir et à défaire les travailleurs qu'ils sont sensés représenter?»

Une approche subjective n'évite pas seulement d'avoir à confronter les plus grandes difficultés d'un problème. Une telle approche, en dépit de tout ce qu'ils peuvent dire contre les «mauvais dirigeants», permet à la Ligue Spartakiste et aux autres groupes de radicaux de garder espoir en leur conversion, et sur la base de cet espoir, d'endosser que la classe ouvrière continue à être subordonnée aux syndicats, et finalement, à ces mêmes mauvais dirigeants.

On retrouve telle quelle cette perspective dans un article de Peter Taaffe, le dirigeant principal du Parti Socialiste Britannique (British Socialist Party), qui s'appelait auparavant Tendance Militante (Militant Tendency).[1]

M. Taaffe essaie de masquer sa soumission à la bureaucratie syndicale de phrases qui font radical, ce qui donne à son article un ton plus comique que convaincant. Il commence en nous offrant une courte liste des pays où les dirigeants syndicaux ont été impliqués dans des trahisons de la classe ouvrière particulièrement flagrantes. Comme le chef Louis du film Casablanca, Taaffe est très, très, choqué par la corruption qu'il voit partout autour de lui, alors même que la bureaucratie lui glisse ses privilèges politiques dans la poche de sa chemise. Le rôle des représentants syndicaux suédois, nous dit Taaffe, a été «scandaleux». Les bureaucrates belges ont fait montre d'un «évident culot.» Les dirigeants irlandais offrent eux aussi le «spectacle scandaleux» de leur trahison. En Angleterre, dit Taaffe, les travailleurs «ont payé le gros prix pour l'impotence de leurs dirigeants de droite.» Il note aussi, affligé, la capitulation des dirigeants syndicaux au Brésil, en Grèce et aux États-Unis.

Mais en autant que Taaffe soit concerné, le problème des syndicats est en substance celui de dirigeants inadéquats souffrant d'une fausse idéologie: ils acceptent les lois du marché. Les organisations elles-mêmes sont essentiellement saines. En se basant sur cette analyse subjective, Taaffe a critiqué «les groupuscules de gauches», c'est ainsi qu'ils nomment les sections du Comité International, qui insistent, se basant sur Trotsky, que les trahisons des syndicats sont l'expression d'une tendance objective fondamentale de leur développement. Cette approche «biaisée», selon Taaffe, est aveugle à la possibilité que les dirigeants de droite des syndicats, «face à la pression de la base, une classe ouvrière sur pied de guerre et enflammée», puissent «être forcés de se séparer de l'État et de se mettre à la tête d'un mouvement d'opposition de la classe ouvrière.»

Et donc, écrit Taaffe, la «principale tendance pour la prochaine période», en Angleterre et ailleurs, sera que les travailleurs vont «forcer les syndicats à se battre en leur nom.» Le sort de la classe ouvrière dépend de « la régénérescence des syndicats.»

Une faction de feu le Parti Révolutionnaire des Travailleurs (Workers Revolutionnary Party) avance une argumentation semblable, affirmant que toute lutte pour développer de nouvelles formes d'organisation de la classe ouvrière qui ne seraient pas soumises à la domination des syndicats doit être évitée à tout prix. «Toute adaptation simpliste aux membres, basée sur la proposition abstraite que les dirigeants syndicaux couchent avec l'État et qu'il faut construire et unifier de nouvelles organisations, ne permettrait absolument pas de saisir la nouvelle situation.» [2]

Je n'ai pas d'informations privilégiées sur les rendez-vous nocturnes des représentants syndicaux en Angleterre ou ailleurs, mais leur opportunisme est loin d'être une «proposition abstraite.» Les représentants syndicaux, à cause de leur traîtrise, sont courtisés quotidiennement par les employeurs. Et cette fois, les courtisans sont très rarement désappointés.

La possibilité que les syndicats se convertissent éventuellement paraît beaucoup plus faible lorsque les caractéristiques et qualités des bureaucraties dirigeantes sont comprises comme étant des manifestations subjectives de propriétés et de processus sociaux objectifs . La dénonciation des dirigeants syndicaux est permise, et même nécessaire, mais dans la mesure où ce n'est pas une substitution à une analyse de la nature des syndicats.

Une forme sociale spécifique

Par conséquent, notre but aujourd'hui est de commencer une analyse du syndicalisme, en se basant sur un examen historique de certaines étapes critiques du développement de cette forme particulière du mouvement ouvrier. Comme je l'ai déjà mentionné, le mouvement socialiste a accumulé, depuis au moins 150 ans, une immense expérience historique. Cette expérience justifie le mouvement socialiste de se considérer le plus grand et le plus triste expert au monde en ce qui a trait au syndicalisme.

Nous ne voudrions pas suggérer que le syndicalisme représente une sorte d'erreur historique et qu'il n'aurait jamais dû exister. Il serait pour le moins ridicule de nier qu'un phénomène aussi universel que le syndicalisme n'est pas profondément enraciné dans la structure socio-économique de la société capitaliste. Il est hors de tout doute que le syndicalisme et la lutte de classe soient liés, mais seulement dans le sens où l'impulsion objective pour que les ouvriers s'organisent au sein des syndicats vient de l'existence du conflit certain entre les intérêts matériels des employeurs et des ouvriers. Il ne découle nullement de ce fait objectif que les syndicats, en tant que forme d'organisation déterminée socialement, doivent historiquement leur existence à la lutte de classe, qu'ils s'identifient à elle, ou qu'ils essaient de la développer. L'histoire montre encore et encore qu'ils se sont plutôt consacrés à la supprimer.

La tendance des syndicats à supprimer la lutte de classe s'exprime le plus intensément et le plus complètement dans leur attitude face au mouvement socialiste. Il n'y a pas d'illusion plus tragique, surtout pour un socialiste, que d'imaginer que les syndicats seraient des alliés fiables, encore moins obligatoires, dans la lutte contre le capitalisme. Le développement inhérent du syndicalisme ne se produit pas en cadence avec le développement du socialisme, mais y est plutôt opposé. Malgré les circonstances dans lesquels ils sont nés, je parle ici des cas où un syndicat d'un pays ou un autre doit son existence à l'impulsion et la direction de socialistes révolutionnaires, à mesure qu'ils se développent et se consolident, les syndicats se sont invariablement indignés de la tutelle que pouvaient exercer sur eux les socialistes et ont été déterminés à s'en libérer. C'est seulement en expliquant cette tendance qu'il est possible d'en arriver à comprendre l'essence du syndicalisme.

Il faut garder à l'esprit lorsque nous étudions le syndicalisme que nous avons à faire avec une forme sociale définie. Par ceci, nous voulons dire que ce n'est pas une espèce de regroupement d'individus amorphe, accidentel et informel, mais bien une relation qui s'est développée sur une période historique entre individus organisés en classes et qui est enracinée dans des rapports de production particuliers. Il est aussi important de réfléchir à la nature de la forme elle-même. Nous savons tous qu'il y a un lien entre la forme et le contenu. Toutefois on croit le plus souvent que la forme n'est que la simple expression du contenu. De ce point de vue, la forme sociale pourrait être conceptualisée comme la simple expression extérieure, plastique et infiniment malléable des rapports sur lesquelles elle est basée. Mais les formes sociales sont comprise de façon plus profonde lorsqu'elles sont considérées comme des éléments dynamiques d'un processus historique. Dire «le contenu prend forme» signifie que la forme donne certaines qualités et caractéristiques précises au contenu dont elle est l'expression. C'est par cette forme que le contenu se manifeste et se développe.

Pour tenter de clarifier le but de ce détour par les catégories et abstractions philosophiques, en faisant référence à un célèbre extrait du premier chapitre du Capital, dans lequel Marx demande: « D'où provient donc le caractère énigmatique du produit du travail, dès qu'il revêt la forme d'une marchandise? Évidemment de cette forme elle-même.» Lorsque le produit du travail prend la forme marchandise, une transformation qui se produit seulement lorsque la société a atteint un certain stage de son développement, il acquiert une qualité particulière, fétichiste qu'il ne possédait pas auparavant. À partir du moment où les produits du travail sont échangés sur le marché, les véritables rapports sociaux entre personnes, dont les marchandises elles-mêmes ne sont qu'un produit, n'apparaissent nécessairement que comme un rapport entre objets. Un produit du travail est un produit du travail; et pourtant, lorsqu'il prend la forme de la marchandise dans le cadre des nouveaux rapports de production, il acquiert de nouvelles et fantastiques propriétés.

De la même façon, un groupe de travailleurs est un groupe de travailleurs. Mais lorsque ce groupe prend la forme d'un syndicat, il acquiert, en vertu de sa forme, de nouvelles propriétés sociales, très particulières, auxquelles les travailleurs sont nécessairement soumis. Que signifie tout ceci au juste? Les syndicats représentent la classe ouvrière dans un rôle socio-économique bien défini, en tant que vendeur de la marchandise qu'on appelle «force de travail.» Se développant sur la base des rapports de productions et des formes de propriété du capitalisme, le but essentiel du syndicat est d'obtenir le meilleur prix possible pour cette marchandise, étant donné les conditions existantes du marché.

Bien sûr, il y a tout un monde entre ce que je viens de décrire en termes théoriques comme étant « le but essentiel » des syndicats et leurs véritables activités. La réalité pratique de la trahison sur une base quotidienne des intérêts de la classe ouvrière correspond assez mal à ce que la théorie conçoit comme étant la «norme.» Cette différence ne vient pas contredire la théorie, mais découle de la fonction socio-économique objective des syndicats. Basés sur les rapports de production capitalistes, les syndicats sont, par leur nature propre, forcés d'adopter une attitude essentiellement hostile à la lutte de classe. Déployant toute leur énergie pour en arriver à des ententes avec les employeurs sur le prix de la force de travail et sur les conditions générales dans lesquelles la plus-value sera extraite des travailleurs, les syndicats sont obligés de garantir que leurs membres vont fournir en contrepartie leur force de travail selon les termes du contrat conclu. Comme Gramsci l'a dit, «Les syndicats représentent la légalité, et doivent viser à ce que leurs membres la respectent.»

Défendre la légalité implique qu'il faut supprimer la lutte de classe. Et cela signifie, par le fait même, que les syndicats s'enlèvent en fin de compte la possibilité d'atteindre même les plus modestes objectifs qu'ils se donnent officiellement. C'est là la contradiction dans laquelle le syndicalisme s'empêtre.

Il faut insister encore sur un autre point: le conflit entre les syndicats et le mouvement révolutionnaire ne vient pas fondamentalement de défauts et d'erreurs des dirigeants syndicaux, bien qu'il n'en manque pas, mais de la nature des syndicats eux-mêmes. C'est l'opposition organique des syndicats au développement et à la généralisation de la lutte des classes qui est au coeur du conflit entre eux et nous. Cette opposition devient plus déterminée, plus amère et fatale alors que la lutte des classes semblera menacer les rapports de production du capitalisme, qui sont les fondations socio-économiques sur lesquelles repose le syndicalisme lui-même.

En plus, le poids de la contradiction repose sur le mouvement socialiste, qui représente la classe ouvrière non dans son rôle limité du vendeur de la force de travail, mais dans sa potentialité historique d'être l'antithèse révolutionnaire des rapports de production capitalistes.

Ces deux aspects critiques et essentiels du syndicalisme, sa tendance à vouloir supprimer la lutte de classe et son hostilité au mouvement socialiste sont clairement démontrés par l'histoire. À cet égard, l'histoire du mouvement syndical en Angleterre et en Allemagne fournit des leçons importantes.

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