wsws.org/francais

Visitez le site anglais du WSWS

SUR LE SITE :

Contribuez au WSWS

Nouvelles et Analyses
Luttes Ouvrières
Histoire et Culture
Correspondance
L'héritage que nous défendons

A propos du CIQI
A propos du WSWS

AUTRES LANGUES

Allemand

Français
Anglais
Espagnol
Italien

Indonésien
Russe
Turque
Tamoul

Singalais
Serbo-Croate

 

Les Invasions barbares :

Chercher à tâtons la voie du pouvoir et de la richesse


Par David Walsh
30 octobre 2003

Utilisez cette version pour imprimer

«L'Histoire est le plus grand dialecticien.» - G. Plekhanov

Denys Arcand (né en 1941) est un réalisateur canadien en vue. Il a commencé à faire des documentaires dans les années 1960 et ensuite des films de fiction dans les années 1970, révélant une sensibilité à la corruption politique du Québec et à l'exploitation ouvrière, particulièrement dans l'industrie du textile (Québec : Duplessis et après; On est au coton [qui a été interdit par l'Office national du film du Canada, pour qui Arcand a travaillé, au moment de la Crise d'octobre en 1970]; Réjeanne Padovani). Autrement dit, comme tous les autres dans le cinéma du Québec à l'époque, Arcand était considéré comme un gauchiste.

Arcand avait aussi un solide passé catholique; sa mère avait voulu être religieuse et il a passé neuf ans à l'école des Jésuites, aspirant apparemment au sacerdoce lui-même pour quelque temps. Le première oeuvre de fiction d'Arcand, La maudite galette (1972), une comédie noire en quelque sorte, traite de l'argent et de son pouvoir de corrompre les gens ordinaires. La violence extrême, de temps en temps gratuite, est un sujet récurrent de ses premiers films. L'épisode central dans Gina (1975) est un viol collectif, dont la victime, une strip-teaseuse, obtient vengeance et supervise l'exécution brutale du meurtre de chacun de ses agresseurs.

Cela rappelle l'oeuvre d'un autre réalisateur influencé par le catholicisme, Martin Scorsese et ses réponses souvent horrifiées et incompréhensibles à la société contemporaine et à ses contradictions, qui lui aussi a tendance à présenter la violence sous des couleurs séduisantes autant qu'il la critique. Ce sont des individus qui réagissent au «mal», non pas en explorant ses racines sociales, mais en se rabattant sur leur formation religieuse et en blâmant la «pourriture» de la nature humaine.

Le cinéaste québécois a atteint une certaine renommée internationale avec Le Déclin de l'Empire américain en 1986 et Jésus de Montréal en 1989. À une époque de rapide détérioration des standards cinématographiques nord-américains, le cinéma d'Arcand suggérait au moins qu'il était possible de faire du cinéma avec intelligence. Stardom (2000), cependant, jetait un regard morne et rapidement oublié au problème de la célébrité.

Les Invasions Barbares, son film le plus récent, est en quelque sorte une suite du Déclin de l'Empire américain, dans lequel un groupe de quasi-intellectuels du Québec discute de la sexualité, de la fidélité et autres questions connexes. (Tandis que les textes et la mise en scène dans le Déclin étaient amusants et vaguement iconoclastes, ils ne laissaient aussi pas de souvenir durable.) Rémy, personnage central du premier film, professeur d'histoire censément gauchiste, se meurt maintenant du cancer. Son fils, Sébastien, un courtier de la finance internationale vivant à Londres et couronné de succès, revient à la maison et utilise ses ressources financières apparemment illimitées pour obtenir le traitement médical approprié pour son père. Il corrompt ou bouscule des fonctionnaires de l'hôpital et des bureaucrates syndicaux pour obtenir l'ouverture d'un étage abandonné de l'hôpital.

À l'aide de la fille d'une amie de la famille, Nathalie, une héroïnomane, il organise l'approvisionnement en héroïne de Rémy pour soulager ses douleurs. De plus, Sébastien réussit à réunir les vieux copains de son père, éparpillés à travers le monde, ainsi que ses ex-maîtresses, pour que l'homme vieilli puisse mourir entouré de ses proches. Dans une des scènes les plus tordues et désagréables du film, Sébastien paye même quelques anciens étudiants de Rémy pour qu'ils visitent leur ancien enseignant à l'hôpital et expriment leur gratitude pour son influence sagace sur leurs vies. En réalité, ils ont à peine remarqué son départ de la salle de classe.

À un niveau, Les Invasions Barbares porte sur la réconciliation du père, un «socialiste sensuel» désillusionné, avec son fils, un «capitaliste puritain». Vraisemblablement, Sébastien est devenu ce qu'il est en partie en réponse au libertinage de son père. Ce n'est pas précisément clair, cependant, sur quelle base la réconciliation est effectuée. Sébastien distribue l'argent comptant, son père se plaint, ils se querellent et s'embrassent finalement. C'est simplement une réconciliation de convenance. Aucun ne tire de conclusions particulièrement significatives sur sa propre vie ou sa perspective, pas plus que nous.

Le cynisme profond de Rémy est au centre du film. Nous devrions apparemment nous en délecter autant que le réalisateur. Dans une des scènes de très mauvais goût du film, Rémy raconte à une infirmière catholique horrifiée que tandis que l'histoire récente a été sanglante, elle ne se compare pas au siècle qui a suivi la découverte européenne du Nouveau Monde alors que 250 millions d'indigènes meurent en Amérique latine et Amérique du Nord. «L'histoire de l'humanité», lui dit-il en jubilant, «est une histoire d'horreur.» Plus tard, il affirme que «l'intelligence a disparu» et que l'humanité est descendue dans un autre ge d'ignorance.

Les «barbares» nous envahissent maintenant (c'est-à-dire, comme les Vandales et les Goths de l'Empire post-romain), bien qu'il ne soit pas entièrement clair s'il fait ici surtout référence aux forces fondamentalistes islamiques apparemment responsables de l'attaque des tours jumelles à New York (un événement introduit dans le film d'une façon totalement arbitraire et inexpliquée) ou aux requins et courtiers de la finances ou aux deux.

Arcand partage-t-il, ou non, le point de vue profondément démoralisé de Rémy sur l'humanité? La question est futile. C'est Arcand qui place les mots dans la bouche du personnage sensément le plus sympathique du film, celui qui domine, verbalement et idéologiquement, presque tous les autres. Ce sont ses répliques dont on se rappelle.

Le réalisateur, toutefois, veut le beurre et l'argent du beurre. On nous présente, d'un côté, Rémy, homme à femme, manquant de sens pratique, refusant de se rendre dans un hôpital américain pour cause de nationalisme et parce qu'il a voté pour un système de santé public et qu'il doit en «subir les conséquences». Une fois encore, dans un certain sens, ceci se voudrait une caractérisation attachante. De l'autre côté, nous sommes témoin du pouvoir bienfaisant de l'argent, qui dissout, par Sébastien, tous les obstacles qui se trouvent sur son chemin. Arcand a dit lors d'une entrevue qu'il donnait à CineMovies que sa décision de faire du fils de Rémy un trader financier n'était qu'un «moteur dramatique. Je n'ai pas à m'excuser pour [le pouvoir de] l'argent.»

C'est malhonnête. Comment le spectateur peut-il faire autrement que d'en arriver à la conclusion que le film est une apologie, sous une forme ou une autre, de «l'argent» ou pour être plus exact, une résignation délibérée face à son pouvoir soi-disant illimité? La «Maudite galette», a finalement eu raison d'Arcand.

Le film est profondément éclectique et confus, les personnages manquent de réalisme et on dirait plutôt des caricatures. Arcand a malheureusement tendance à être plus paradoxal que pénétrant (et il est loin d'être aussi amusant qu'il le croit lui-même). Il est fort probable qu'il ne sait pas ce qu'il pense réellement lui-même. Pour ce réalisateur, le monde est divisé en deux forces fondamentales, l'État-providence (aujourd'hui assailli de toutes parts) basé sur la nation et le marché financier mondialisé, avec leurs champions respectifs et il se donne pour objectif de jouer avec eux et de les explorer comme s'ils épuisaient les possibilités de la vie sociale moderne. Ces deux «forces fondamentales», toutefois, ne sont rien d'autres que deux formes qu'a prises la vie économique et sociale capitaliste à différents moments du vingtième siècle; il existe aussi une troisième voie: le rejet de toutes formes d'oppression de classe.

En fait, Arcand réussit à faire un portrait, idéalisé, du «pire des deux mondes» : du radicalisme des années 1960, il ne montre pas sa conscience sociale ou son esprit de protestation, mais son caractère bohémien et son égoïsme; de l'économie mondiale intégrée, non pas son potentiel libérateur de dépasser les frontières nationales et provinciales, mais son culte de l'argent et du profit.

Arcand peut penser qu'il traite équitablement «des pour et des contre» de la situation, mais par le soin et l'énergie qu'il met à construire une image plutôt qu'une autre, un artiste révèle ses principales préoccupations qui peuvent prendre ou non la forme d'une observation sociale consciente.

La première scène nous amène dans les corridors de l'hôpital de Rémy. Le département est une catastrophe terrifiante, des patients sur des civières dans les corridors au beau milieu du désordre du travail de construction. Les médecins et les internes semblent extenués et démoralisés. Voilà comment fonctionne le système de santé «nationalisé». Les dirigeants de l'hôpital sont des bureaucrates au double langage et l'hôpital est, dans les faits, dirigé par les syndicats tout-puissants. Cette notion est une fantaisie petite-bourgeoise. L'attaque contre les syndicats dans ce film n'est pas de gauche, ce n'est pas une dénonciation de la capitulation des syndicats devant le sous-financement et les vagues de compressions budgétaires qui ont saigné à blanc le système de santé du Québec. Arcand adopte plutôt le point de vue de la droite. Il est permis de croire que les dirigeants syndicaux ici servent à présenter le point de vue d'Arcand sur la classe ouvrière : cupide, brute, ignorante.

Le dénouement du film prend place dans un chalet plaisant sur les berges du Lac Champlain où Rémy attend la mort en compagnie de ses amis, de ses anciennes maîtresses et de son fils. Tous les doutes sur le thème principal du film s'évaporent. Chacun ridiculise le fait qu'il ait cru en un des différents «isme», y compris le maoïsme, le trotskysme, le séparatisme québécois, l'existentialisme et le structuralisme. Tout a failli. Rémy se rappelle un moment clé du processus de son désillusionnement, alors qu'il fait la louange de la Révolution culturelle a une Chinoise en visite. Or, les manuvres bureaucratiques de Mao ont entraîné la destruction de la famille de celle-ci. «Il n'y a jamais eu de plus grand crétinisme que cela», observe-t-il.

La vie sociale comme son reflet dans l'art a une certaine logique. Cette scène des Invasions barbares rappelle inévitablement la conclusion de Best of Youth (2003) de Marco Tullio Giordana, une mini-série de six heures réalisée pour la télévision italienne qui présente les dernières quarante années de l'histoire italienne à travers le destin d'une famille. Le travail de Giordana et celui d'Arcand sont très différents tant par le ton général que par le contenu. Toutefois, Best of Youth concluait lui aussi par une réunion des amis et de la famille dans une confortable maison de campagne, dans les monts de la Toscane cette fois. Là aussi on avait l'impression que les personnages avaient enfin surmonter les folies de leur jeunesse, y compris leurs folies «radicales».

Nous sommes en présence dans ces deux cas, entre autres, d'une génération d'anciens gauchistes ou d'anciens radicaux qui ont fini par «voir la lumière», heureusement, amèrement, ou autrement et qui ont essentiellement fait leur paix avec l'establishment. Ce sont les personnes qui se sont opposées aux formes les plus malignes de la société capitaliste à une époque passée mais qui ne se sont jamais basés sur une opposition socialiste au statu quo et ont toujours été sceptiques par rapport aux capacités révolutionnaires de la classe ouvrière. En réalité, ils se sont alignés, d'une façon ou de l'autre sur les différentes bureaucraties sociales-démocrates ou ouvrières, ou dans le cas du Québec, plus directement sur l'État-providence naissant et sur l'industrie culturelle subventionnée.

Aujourd'hui, tout cela est en voie d'être démoli et tous ces gens se retrouvent sans attaches. Mais pas pour longtemps. Comme les marxistes l'ont déjà noter, cette couche sociale d'anciens radicaux a connu une transformation sociale certaine. Plusieurs de ces personnes provenaient de milieux très privilégiés, où elles sont aujourd'hui retournées. Tout compte fait, leur mode de vie et leurs revenus les lient de façon étroite avec les sections les plus aisées de la population, avec lesquelles elles se sentent beaucoup plus «à l'aise». (Il n'y a qu'à comparer les scènes cauchemardesques à l'hôpital avec les scènes chez Sébastien ou au chalet sur le bord du lac.) Elles se sentent toujours plus hostiles et menacés par les «indécrottables».

L'histoire nous enseigne que là où la radicalisation a été la plus grande, là où la classe ouvrière a le plus clairement fait la preuve de son potentiel révolutionnaire, c'est aussi là que l'on a vu les plus grandes retraites de l'intelligentsia et le plus grand déclin de la vie intellectuelle et artistique, particulièrement dans le domaine du cinéma. Les exemples de la France et l'Italie en Europe et du Québec en Amérique du Nord viennent immédiatement en tête. Cette province a passé par une immense radicalisation dans la période de 1967 à 1975. Des dizaines de milliers de travailleurs ont entrepris des luttes militantes, que plusieurs considéraient non pas comme de simples luttes syndicales mais comme des étapes sur la voie de la transformation sociale.

Avec la grève du quotidien La Presse en 1971, le Front commun des travailleurs du secteur public de 1972, la révolte sociale qui a suivi l'emprisonnement de ses dirigeants et la grève générale partielle de 1975 en appui aux travailleurs de la United Aircraft, les travailleurs québécois ont démontré leur grande combativité et leur sens du sacrifice. Tout l'establishment politique du Québec et du Canada craignait ce mouvement et a conspiré pour le faire dérailler. Avec l'aide des dirigeants syndicaux démagogiques (qui n'hésitaient jamais à utiliser des slogans comme «Démolissons le système»), les différentes organisations staliniennes et maoïstes ainsi que les pseudo-trotskystes de toutes tendances, le mouvement a été en grande partie dévié vers un appui ou un semi-appui pour le nationaliste Parti québécois et son projet réactionnaire d'indépendance. Les conséquences politiques (et culturelles) de cette désorientation et de cette trahison délibérées des masses ont été très sérieuses et leur effet se fait encore pleinement sentir.

Le film d'Arcand exprime le sentiment de ces petits-bourgeois québécois dépassés et en décomposition morale qui cherchent à tâtons, même si c'est avec réticence ou hésitation, la voie du pouvoir et de la richesse. (Le fait que la désorientation d'Arcand est un phénomène social et pas seulement une faillite personnelle est démontrée par le dernier film du plus jeune cinéaste québécois, Robert Lepage, aussi montré à Vancouver, le misanthrope et repoussant La face cachée de la lune, aussi bien que les films relativement récents (et très faibles) de Michel Brault et Jean-Pierre Lefebvre, deux cinéastes vétérans du Québec).

Il faut souligner la complaisance et le conformisme des Invasions barbares. Supposons un instant que le réalisateur ou ses personnages ne se trompent pas sur la question de la faillite de tous les «ismes», y compris le marxisme. Alors, que faire? Comme Plekhanov l'avait remarqué il y a longtemps, la question n'est pas l'avenir du socialisme en soi, mais l'avenir de la classe ouvrière. Dans quelles conditions vivent les masses des gens, y compris la population du Québec et du reste du Canada? Arcand est suffisamment honnête et perspicace pour faire un portrait d'une société dans une profonde crise, on pourrait même dire une crise terminale, tant sur le plan social que moral. Toutefois, le capitalisme est un des «isme» à l'abjecte faillite duquel Arcand n'a rien d'intelligent à dire.

Les Invasions barbares s'est attiré les applaudissements et l'approbation de la critique au Canada et ailleurs. Ce film d'Arcand a été proclamée «le plus grand film canadien» de l'histoire. Il a été bien reçu au festival de Cannes et ailleurs. Naturellement, le film n'est pas un bloc monolithique de réaction. Arcand nous offre de la perspicacité, des moments amusants, une touche d'érotisme et bien d'autres choses intéressantes. Il ne faut pas conclure que le public, qui est lui aussi confus par les événements, est simplement attiré par les éléments pernicieux du film.

Néanmoins, s'il fallait traiter de cette question dans les termes les plus objectifs historiquement, Arcand répond aux besoins de l'élite dirigeante à la fois pour l'aider à justifier la destruction de l'État-providence, qui est «mal géré» et «inefficace» et, plus significativement, à dénigrer et à discréditer l'opposition réellement radicale à l'ordre existant. Et ce dernier projet duquel on trouve beaucoup trop d'exemples depuis un demi-siècle, est un des plus répréhensibles et des plus inexcusables qu'un artiste peut entreprendre.

 

Untitled Document

Haut

Le WSWS accueille vos commentaires


Copyright 1998 - 2012
World Socialist Web Site
Tous droits réservés