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WSWS : Histoire et culture

30 ans depuis la mort de Jacques Brel : Sa vie, son art, son héritage

Par Louis Girard et Hiram Lee
9 octobre 2008

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Jacques Brel fut l’un des grands représentants de la chanson française de l’après Deuxième Guerre mondiale. Né dans une famille bourgeoise, Jacques Brel rejeta l’avenir qu’il avait dans la cartonnerie de son père et se tourna vers la chanson. Au sommet de sa gloire, en 1967, il décida d’arrêter la chanson pour se tourner vers le théâtre et le cinéma.

L’enthousiasme sans borne de Brel face à la vie, son énergie infatigable et son respect pour les gens ordinaires demeurent inoubliables. Né tout juste avant la grande crise des années 1930, Brel connut la Deuxième Guerre mondiale et l’invasion allemande de la Belgique, la guerre d’Algérie et la radicalisation croissante de la classe ouvrière internationale dans les années soixante. Ces évènements ont profondément marqué la vie et l’art de Jacques Brel ainsi que d’autres grands chanteurs contemporains de Brel, notamment Georges Brassens, l’incomparable chanteur français avec qui Brel entretenait une relation d’amitié.

Les chansons de Jacques Brel racontent la vie et les sentiments des gens ordinaires, leurs peines et leurs joies, leurs craintes et leurs espoirs. Brel faisait constamment un effort pour décrire les relations humaines dans leur complexité, ce qui impliquait qu’il ne s’arrêtait pas à l’entourage immédiat des gens. Il imprégnait la vie des gens qu’il décrivait de la guerre, des difficultés économiques ou encore de l’influence du clergé. Malgré ses limitations politiques, Brel a tenté de comprendre le sort des gens ordinaires qui l’entouraient en se rangeant résolument de leur côté et en tentant de les aider. Tout en reconnaissant leurs difficultés, il mit l’accent sur ce qu’il y a de meilleur en eux.

Jacques Brel est né à Bruxelles, la capitale de la Belgique, en avril 1929. Son père, Romain Brel, avait œuvré pendant une vingtaine d’années pour la Cominex, une société d’import-export belge qui l’avait menée, pendant plusieurs années, au Congo, alors une colonie belge. En 1926, Romain Brel retourna s’installer à Bruxelles et, en 1929, il avait un poste au sein de la direction de la société. Peu après, Armand Vanneste, son beau-frère, lui proposa de s’associer avec lui pour fonder Vanneste & Brel, une compagnie fabriquant du carton.

C’est dans cette famille aisée de la bourgeoisie bruxelloise que Jacques Brel est né et cela lui évita en grande partie les misères générées par la crise économique qui frappa le monde en octobre 1929, lors de l’effondrement de la Bourse de Wall Street.

Jacques Brel a eu une éducation conservatrice et fortement influencée par le clergé catholique, qui administrait les écoles que Brel fréquentait et qui y dispensait les cours. Particulièrement doué en rédaction et en lecture, il commença à éprouver des difficultés en sixième et il a dû reprendre trois années scolaires. Malgré tout, il conserva un intérêt marqué pour la lecture (Verlaine, Hugo, St-Exupéry, Camus…) et la rédaction et ses textes étaient souvent lus à haute voix en classe comme modèle pour les autres élèves. À propos de son enfance, Brel dira ceci : « J’ai eu une enfance où il ne se passait presque rien ; il y avait un ordre établi assez doux. Ce n’était pas rugueux du tout, ce n’était pas dur du tout… C’était paisible et forcément morose… »

Dans cette enfance plutôt calme, un évènement aida le jeune Brel à voir à travers le monde aseptisé de la bourgeoisie bruxelloise et du clergé catholique : la Deuxième Guerre mondiale, qui frappa la Belgique de plein fouet. Le 10 mai 1940, l’armée allemande prit le fort stratégique d’Eben-Emael à l’est de la Belgique et le 28 mai de la même année, le roi Léopold III capitula et l’armée belge cessa le combat. Cette campagne de l’armée allemande, qui sera appelée « campagne des dix-huit jours », fit plus de 12 000 morts belges dont plus de la moitié étaient des civils. 225 000 soldats belges furent déportés en Allemagne et 70 000 y restèrent jusqu’à la fin de la guerre. De plus, devant la résistance soutenue de la classe ouvrière belge à l’occupation, les forces d’occupation allemande firent plus de 43 000 prisonniers politiques.

Tous ces évènements marquèrent la vie de Brel et il fit souvent référence à la guerre dans ses chansons. Il tenta de comprendre d’où elle vient, de la dénoncer, de s’y opposer. Hormis la chanson « Mai 40 » qu’il écrira à la fin de sa vie et qui est une référence directe à l’invasion allemande, il écrira, en pleine guerre d’Algérie, « Quand on n’a que l’amour » en 1956 et « La Colombe », en 1959. La version anglaise de « Quand on n’a que l’amour » (« If we only have love ») sera reprise dans les manifestations contre la guerre du Vietnam aux Etats-Unis. Quant à « La Colombe », une chanson profondément antimilitariste, elle sera aussi reprise dans le cadre de l’opposition à la guerre du Vietnam, notamment par les chanteuses américaines Juddy Collins et Joan Baez. Les vers de cette chanson vont comme suit :

Pourquoi les monuments
Qu'offriront les défaites
Les phrases déjà faites
Qui suivront l'enterrement
Pourquoi l'enfant mort-né
Que sera la victoire
Pourquoi les jours de gloire
Que d'autres auront payés
Pourquoi ces coins de terre
Que l'on va peindre en gris
Puisque c'est au fusil
Qu'on éteint la lumière

Au début de l’été 1947, alors qu’il avait 18 ans, Jacques apprît qu’il devait redoubler sa troisième classique au collège. C’est alors que son père lui donna un poste à temps plein dans sa cartonnerie, où il travailla pendant cinq ans. Jacques ne fut jamais vraiment à l’aise dans les différents postes qui lui furent confiés à l’usine. Il s’ennuyait et il préférait jouer au foot avec les ouvriers plutôt que leur donner des ordres. À propos de son départ de l’usine en 1953, il dira ceci : « Je m’ennuyais. Je vivais au sein d’une bourgeoisie prudente. Je m’ennuyais. Je ne crachais pas sur ce que je vivais ni sur la bourgeoisie de mes parents ; non, je m’ennuyais. »

Alors qu’il travaillait à l’usine, il entra dans la Franche Cordée, une organisation caritative qui s’occupait de donner des spectacles dans des orphelinats, des hôpitaux ou des maisons de retraite. C’est là que Jacques commença à écrire des chansons et, au début des années 1950, à jouer dans les bars de Bruxelles. Les textes de ses chansons étaient conservateurs et reflétaient l’éducation religieuse qu’il avait reçue et les discussions qui se tenaient à la Franche Cordée. Pour Brel, l’invocation de « bons sentiments » et de « bonnes valeurs » était supposément suffisante pour atténuer les problèmes sociaux. Dans une chanson nommée « La Bastille », sortie en 1955 et écrite au début des années 1950, Brel, se moquant des accomplissements historiques de la Révolution française, s’en prenait aux aspirations révolutionnaires de la classe ouvrière et demandait aux bourgeois et aux travailleurs de « s’aimer ».

En mai 1953, il envoya un disque de démonstration à Jacques Canetti, un directeur artistique hors pair qui contribua à faire connaître d’innombrables artistes, tels Edith Piaf, Boris Vian, Georges Brassens, Serge Gainsbourg et bien d’autres. Bien que Brel fût encore loin des chansons qui ont fait sa renommée, Canetti remarqua son disque et l’invita à Paris.

Jacques Brel décida alors de quitter son poste de cadre à l’usine de carton et de partir tenter sa chance à Paris. Son père accepta de le voir partir, mais l’averti qu’il ne pourrait revenir à l’usine s’il ne pouvait faire carrière comme chanteur. La décision de Brel de partir pour Paris fut l’une des plus importantes de sa vie. En jouant ses chansons toute la semaine, dans de nombreux bars et bistrots de la capitale française, il se rapprocha significativement d’une classe ouvrière et d’artistes de plus en plus radicalisés, notamment par la Guerre d’Algérie, qui dura de 1954 à 1962, et la répression sanglante de la Révolution hongroise en 1956 par la bureaucratie stalinienne de Moscou. Dans ce climat social et politique bouillonnant, Brel, ainsi que plusieurs autres artistes de son époque, fut poussé progressivement vers la gauche. Sa compréhension des problèmes sociaux et de toutes les difficultés rencontrés par la masse des travailleurs s’améliora.

En 1956, alors que la Guerre d’Algérie s’accentue, Brel écrit « Quand on n’a que l’amour », (Visionner la vidéo) qui sortira sur son deuxième album et qui témoigne de la propre opposition du chanteur à cette guerre. Bien que cette chanson soit imprégnée d’un idéalisme chrétien, qui transparaît d’ailleurs sur tout l’album, elle est néanmoins significative et annonciatrice des chansons à venir. Brel tente de décrire ce qu’il voit, en ne mettant pas l’accent uniquement sur ce qui est beau ou sur ce qui devrait être, mais sur ce qui est. Il tente de décrire les sentiments d’impuissance ressentis face à la guerre et aux autres injustices sociales.

Évidemment, les gens n’ont pas « que l’amour » pour s’opposer à la guerre. Le large mouvement d’opposition à la guerre d’Algérie fera d’ailleurs partie de la radicalisation croissante des travailleurs français qui culminera avec Mai 68, où le système capitaliste au complet sera remis en cause par des millions de travailleurs. Cependant, la technique de chant utilisé par Brel, le crescendo (une technique qui consiste à augmenter progressivement l’intensité de la voix et de la musique au fur et à mesure que progresse la chanson), laisse sûrement entendre que les gens ont beaucoup plus que l’amour pour s’opposer à la guerre. Le crescendo et la fin explosive de cette chanson seront d’ailleurs repris plusieurs fois par Brel et seront appelés le « crescendo brélien ».

C’est en 1959 que Jacques Brel sortit son quatrième album. Celui-ci était le résultat de nombreuses années d’efforts et de questionnements de la part de Brel et ce fut cet album qui contribua fortement à le propulser au rang de grand chanteur. La compréhension de la réalité qui l’entourait s’était beaucoup approfondie depuis son arrivée à Paris. Les descriptions qu’il faisait des personnes et des situations étaient beaucoup plus complexes. L’auditeur a désormais l’impression qu’elles existent vraiment. Il peut se reconnaître dans celles-ci.

Aussi, ce qui a fait le succès de ce quatrième album et de celles qui suivront est la musique qui accompagne le talent du chanteur. Depuis 1956 et 1957, Brel a su s’entourer de musiciens de premier plan : François Rauber et Gérard Jouannest. Les deux avaient reçu le premier prix du Conservatoire national de musique de Paris et les deux ont accompagné Brel tout au long de sa carrière. Les mélodies des chansons étaient composées par Rauber ou Jouannest ou les deux ensembles, avec ou sans Brel. Ils arrivaient constamment à marier leur musique avec les paroles finement composées de Brel afin de les rendre encore plus vivantes. En 1960, l’accordéoniste Jean Corti s’est joint au trio.

Sur l’album de 1959 parait notamment « La colombe », « La valse à mille temps », « Les Flamandes », « Seul », et sa plus fameuse chanson « Ne me quitte pas ». Ce chef d’œuvre artistique fut traduit dans plus de quinze langues et fit le tour de la planète. Rien qu’aux Etats-Unis, il existe plus de 270 versions de « Ne me quitte pas » en anglais (« If you go away »).

Cette chanson (Visionner la vidéo) présente un amoureux qui promet l’impossible à sa bien-aimée alors qu’il est déjà trop tard. Il a le sentiment d’être abandonné et il sait que ses implorations ne seront pas entendues, mais il essaie tout de même. Alors qu’il chante et qu’il lui fait ses promesses, il commence à pleurer. Cette simple situation, universellement vécue par des millions d’êtres humains, Brel arrive à la saisir et à la présenter merveilleusement bien. L’arrangement musical de Rauber et les mi-mi-fa-mi-mi qui suivent les « ne me quitte pas », joués par le piano de Jouannest, se fondent doucement avec les sentiments exprimés par le chanteur, qui s’intensifient et s’estompent dans des crescendos et des décrescendos successifs. Les magnifiques paroles tissées par Brel, accompagnées d’une prestation qui vous hante, ont fait de cette chanson un classique universel et durable.

Les années 1960 furent très prolifiques pour Brel. Il écrivit plus de 80 chansons et donna jusqu’à plus de 300 spectacles par année. Il chanta dans de nombreux pays dont le Canada et les Etats-Unis, en passant par le Djibouti, la Finlande et l’URSS. Les performances de Brel sur scène étaient phénoménales. Avec toute son intensité, il se comportait comme un acteur et pouvait personnifier les personnages de ses chansons. Lorsqu’il était sur scène, ses expressions faciales et son langage corporel se combinaient à l’instrumentation et à ses propres paroles pour créer un art complet et hypnotiseur. L’image typique de Brel est demeurée celle d’un chanteur avec le visage en sueur et les mains tendues comme des ailes.

Le passage de Brel au Carnegie Hall de New York en 1965 inspira une comédie musicale adaptée par le compositeur Mort Shuman et le poète Eric Blau. La pièce « Jacques Brel Is Alive And Well And Living In Paris » était composée de 25 titres de Brel traduit en anglais. La pièce fut à l’affiche à New York pendant cinq ans et a été jouée dans de nombreux pays dont la Grande-Bretagne, le Canada, l’Afrique du Sud et la Suède.

Malgré son immense popularité, Brel n’hésitait pas à donner de nombreux concerts gratuits ou à faibles coûts pour différents organismes. À plusieurs reprises, il amena toute son équipe, qui était d’ailleurs solidaire à Jacques dans ses démarches, à jouer pour une maison de retraite ou des enfants handicapés. Peu après avoir connu la gloire à l’Olympia, à Paris, en 1964, notamment avec la chanson « Amsterdam », il retourna jouer gratuitement dans le bar de Suzy Lebrun, une dame qui l’avait aidé à débuter en le faisant jouer dans son bar et qui avait maintenant de la difficulté à renflouer son commerce.

Pour expliquer tous ces gestes ainsi que de nombreux autres, Brel refusait de parler de charité : « Parlez-moi de générosité. Pas de charité. Je déteste la charité. Je passe mon temps à la faire, simplement parce que je suis trop faible pour imposer la justice. »

Dans la foulée de la radicalisation croissante de la classe ouvrière internationale dans les années 1960, Brel chanta, en 1962, au Festival mondial des jeunes pour la paix à Helsinki en Finlande et en 1965, il participa à une manifestation antiatomique à Bruxelles. Lors des évènements de Mai 68, où un grand soulèvement des jeunes et de la classe ouvrière avait amené 10 millions de travailleurs français à entrer en grève, la position de Brel demeura une sympathie passive. Il se contenta d’affirmer que les jeunes avaient « bien raison de tout remettre en question » et il participa à une grande manifestation appelée par les syndicats, le 13 mai, à Paris, où 800 000 personnes s’étaient présentées. Dans son album enregistré de mai à septembre 1968, aucune référence n’est faite aux évènements.

Le mouvement de mai et de juin 68, qui s’était développé en dehors des cadres des syndicats et des partis petit-bourgeois de gauche, fut finalement étouffé par le Parti communiste et les bureaucraties syndicales, particulièrement la Confédération générale du travail (CGT). Ceux-ci refusèrent obstinément de remettre en question le pouvoir capitaliste et la domination des marchés capitalistes. Par leur opposition à un mouvement indépendant et socialiste de la classe ouvrière et des jeunes, ils permirent à De Gaulle de reprendre le contrôle. Ils furent grandement aidés dans leurs manœuvres par les organisations du Secrétariat unifié pabliste (qui avait rompu avec la Quatrième internationale en 1953) et l’Organisation communiste internationaliste de Pierre Lambert qui suivait un cours centriste depuis quelques années et qui rompit avec le Comité internationale de la Quatrième internationale en 1971.

La sympathie passive de Brel envers les travailleurs et les jeunes lors des évènements de Mai 68 a été grandement favorisée par les manœuvres opportunistes des bureaucraties syndicales et des partis petit-bourgeois de gauche qui désarmèrent politiquement la classe ouvrière. (Brel était d’ailleurs orienté vers ces tendances. Il avait appuyé publiquement le Parti socialiste unifié, un parti réformiste de gauche, lors des élections françaises en 1967, et un de ses musiciens, Gérard Jouannest, était membre du Parti communiste.)

Cependant, malgré ses limites politiques, le sentiment profond d’injustice que Brel ressentait, sa générosité, son respect pour les gens qui l’entouraient et son désir de les aider l’ont amené à écrire ses plus belles chansons. En voici quelques-unes :

Amsterdam, écrite en 1964

Visionner la vidéo

Dans cette explosive chanson où il fait une fois de plus une démonstration de sa maîtrise du crescendo, Brel tente de donner une place, une fierté aux marins et à la vie qu’ils mènent tout en faisant ressortir la dureté de leur quotidien. Tout au long de la chanson, la beauté côtoie la laideur, la misère empiète sur le plaisir et le rêve chevauche la dure réalité. L’accordéon de Jean Corti donne un ton folklorique à la chanson qui se marie très bien avec les personnages.

Bien qu’il soit difficile de dire de quelle époque Brel parle exactement, il fait souvent référence à l’alcoolisme et à la prostitution présents dans les ports. Pour une personne comme Brel, qui provenait, somme toute, d’une famille bourgeoise, la vie qu’il décrit aurait sûrement été plus facile à dénigrer ou à tout simplement ignorer. Mais, tel n’est pas le credo du chanteur belge, qui décrit le sort pouvant être réservé aux marins dans ces paroles :

Dans le port d'Amsterdam
Y a des marins qui meurent
Pleins de bière et de drames
Aux premières lueurs

Brel enchaîne tout de suite avec ces mots :

Mais dans le port d'Amsterdam
Y a des marins qui naissent
Dans la chaleur épaisse
Des langueurs océanes

Voilà ce qui fait la beauté de plusieurs des chansons de Brel. Il n’idéalise pas les marins, pas plus qu’il ne les dénigre. Ils sont des humains, à part entière, qui tentent eux aussi de survivre à travers toutes leurs difficultés.

Jef, écrite en 1964

Visionner la vidéo

Cette chanson parle de Jef, un homme qui vient d’être laissé par une femme et qui est déprimé. Son ami, joué par Brel, tente de le consoler. Mais, celui-ci n’a pas monts et merveilles à offrir à Jef. Il n’a que les mêmes activités quotidiennes à lui proposer ainsi que quelques espoirs d’un avenir meilleur. On peut même supposer qu’il est dans une situation similaire à Jef : seul, sans le sou et peu d’avenir devant lui.

Puis on se trouvera un banc
On parlera de l'Amérique
Où c'est qu'on va aller
Quand on aura du fric
Et si t'es encore triste
Ou rien que si t'en as l'air
Je te raconterai comment
Tu deviendras Rockefeller

Malgré la situation difficile dans laquelle Jef et son ami se trouvent, il y a quelque chose de merveilleux dans celle-ci et c’est cela que Brel tente de faire ressortir : c’est qu’à travers la misère humaine et le désespoir, l’amitié peut subsister. Et c’est ainsi que dans sa chanson, Brel tente d’aider son ami Jef en s’exclamant plusieurs fois et avec toute son énergie : « Allez viens Jef ! Viens ! » Au même moment, la musique, joyeuse et triste en même temps, s’intensifie, comme pour encourager davantage Jef à sortir de sa situation.

Mathilde, écrite en 1964

Visionner la vidéo

Brel, qui prend lui-même le rôle de l’amoureux de Mathilde dans la chanson, saisit parfaitement la sensation d’aimer quelqu’un malgré soi-même ou encore le sentiment d’aimer et, en même temps, de détester quelqu’un. En premier, il demande à ses mains de ne pas s’étendre pour frapper Mathilde. Ensuite, il demande à ses mains et à ses bras de ne pas s’étendre pour la serrer ou l’embrasser. Il semble dire à propos de Mathilde : « Je pourrais la tuer pour la manière qu’elle m’a rendu aussi soumis, aussi asservi à elle. » Il touche ici à quelque chose d’essentiel sur la vie humaine. Ce sont des questions émotionnelles complexes, et Brel les manie très bien. Brel ne fait pas seulement écrire sur l’amour, comme certaines critiques pourraient l’affirmer, mais il écrit sur l’amour de façon brillante et avec beaucoup de perspicacité et d’imagination.

Cette chanson, et plusieurs autres sur l’amour, peut aussi servir de réplique à toutes les accusations de misogynie faites à l’endroit de Brel. Le chanteur belge, comme n’importe qui, a eu des mésaventures dans ses relations amoureuses tout en ayant des périodes heureuses. Autant il pouvait être plus acerbe envers la gent féminine dans certaine de ses chansons, autant il était tout à fait tendre envers celle-ci dans d’autres. Rarement, cependant, il penchait complètement d’un côté ou de l’autre. Le souci de présenter les humains et leurs relations dans leur complexité était très important pour Brel.

Progressivement, à partir de 1964, Jacques Brel songea à arrêter la chanson. Brel était un artiste honnête et la facilité ne l’intéressait pas. De plus, il cherchait de nouvelles formes d’expression. En 1967, à propos de son départ de la scène, il déclara : « Je suis parti le jour où je me suis rendu compte que j’avais un gramme d’habileté. […] J’ai arrêté le tour de chant pour des raisons d’honnêteté ; pas pour des raisons de fatigue. » Chanter était important pour lui, mais la chanson n’était pas tout. Il s’était découvert des intérêts pour le cinéma et le théâtre ainsi que pour la voile et le pilotage d’avion. Ce sont ces champs d’intérêts qu’il explorera le reste de sa vie.

Il écrivit tout de même un album, en 1968, sur lequel paru notamment la chanson « Vesoul », où Brel est accompagné par une performance remarquable du célèbre accordéoniste français Marcel Azzola. À la fin de 1968, il a joué le personnage Don Quichotte dans la pièce de théâtre « L’Homme de la Mancha », qu’il avait lui-même adapté en français. De 1969 à 1973, il a joué dans quelques films, notamment « L’aventure c’est l’aventure » du réalisateur français Claude Lelouch. Brel réalisa aussi quelques films.

En 1974, il partit, à bord d’un voilier, aux Îles Canaries, près du Maroc. Ensuite, il leva l’ancre pour les Îles Marquises, en Polynésie française. Il apprît, avant de partir pour Les Marquises, qu’il était atteint d’un cancer du poumon et il dû subir une opération. En 1976, demeurant toujours sur l’archipel, il acheta un avion bimoteur. Il en profita pour aider les habitants des Marquises à voyager entre les îles. Il revînt sur le continent pour enregistrer un dernier album nommé « Les Marquises ». Les sentiments d’injustice, de respect ou encore de générosité qui l’avaient poussé à produire ses meilleures chansons étaient toujours présents sur cet album. On y retrouva d’excellents titres comme « Jaurès », « Orly » et « Voir un ami pleurer ». Il retourna aux Marquises en décembre 1977. Il est mort le 9 octobre 1978, à 49 ans, à Paris et il fut enterré aux Îles Marquises.

Jacques Brel laissa à l’humanité un héritage fort riche, un héritage à reconsidérer aujourd’hui. Encore une fois, le visage laid et hideux du capitalisme refait surface. La guerre, la crise économique, les inégalités sociales et les lois anti-démocratiques, accompagnées de la torture, de la corruption, du chauvinisme et de l’arriération culturelle, explosent devant les yeux de millions de personnes.

Ce sont toutes ces injustices qui révoltèrent profondément Brel, que ce soit dans la Belgique des années 1930 et 1940, la France des années 1950 ou la situation mondiale dans les années 1960 et 1970. Il se questionna sur la condition humaine et critiqua la société qui l’entourait. Ses chansons encouragèrent, et encouragent encore aujourd’hui et plus que jamais, à faire de même.

Jacques Brel demeura toujours honnête face au sentiment profond d’injustice qu’il ressentait : « Je constate un certain nombre de choses qui m’indignent profondément. Cela m’indigne : Je gueule. […] Mais je ne peux pas m’y soumettre. Je veux bien le constater, je veux bien pleurer ; mais je ne veux pas me résigner. »

* * *

Pour les lecteurs moins familiers avec l’œuvre de Brel, voici quelques chansons recommandées par les auteurs de ce texte :

1956 : Quand on n’a que l’amour

1959 : La valse à mille temps, Seul, Ne me quitte pas, La tendresse, La colombe

1961 : Marieke, Le moribond, Vivre debout, Le prochain amour, Les prénoms de Paris

1962 : Les bourgeois, Le plat pays, Madeleine, Bruxelles, Rosa, La parlote, Les bigotes

1963 : Les vieux, La Fanette, Il neige sur Liège, Pourquoi faut-il que les hommes s’ennuient ?

1964 : Amsterdam, Jef, Mathilde, Les bonbons, Le dernier repas, Au suivant, Les timides, Le tango funèbre

1965 : Ces gens-là, Fernand, Grand-mère, Les désespérés, La chanson de Jacky

1967 : Mon enfance, Mon père disait, Les cœurs tendres, La chanson des vieux amants

1968 : Vesoul, Regarde bien petit, L’éclusier, La bière, La quête

1977 : Jaurès, Orly, Les remparts de Varsovie, Voir un ami pleurer, Les Marquises


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