Jacques Brel fut l’un des grands représentants
de la chanson française de l’après Deuxième Guerre mondiale. Né dans une
famille bourgeoise, Jacques Brel rejeta l’avenir qu’il avait dans la
cartonnerie de son père et se tourna vers la chanson. Au sommet de sa gloire,
en 1967, il décida d’arrêter la chanson pour se tourner vers le théâtre et le
cinéma.
L’enthousiasme sans borne de Brel face à la
vie, son énergie infatigable et son respect pour les gens ordinaires demeurent
inoubliables. Né tout juste avant la grande crise des années 1930, Brel connut
la Deuxième Guerre mondiale et l’invasion allemande de la Belgique, la guerre
d’Algérie et la radicalisation croissante de la classe ouvrière internationale
dans les années soixante. Ces évènements ont profondément marqué la vie et l’art
de Jacques Brel ainsi que d’autres grands chanteurs contemporains de Brel,
notamment Georges Brassens, l’incomparable chanteur français avec qui Brel
entretenait une relation d’amitié.
Les chansons de Jacques Brel racontent la vie
et les sentiments des gens ordinaires, leurs peines et leurs joies, leurs
craintes et leurs espoirs. Brel faisait constamment un effort pour décrire les
relations humaines dans leur complexité, ce qui impliquait qu’il ne s’arrêtait
pas à l’entourage immédiat des gens. Il imprégnait la vie des gens qu’il
décrivait de la guerre, des difficultés économiques ou encore de l’influence du
clergé. Malgré ses limitations politiques, Brel a tenté de comprendre le sort
des gens ordinaires qui l’entouraient en se rangeant résolument de leur côté et
en tentant de les aider. Tout en reconnaissant leurs difficultés, il mit l’accent
sur ce qu’il y a de meilleur en eux.
Jacques Brel est né à Bruxelles, la capitale
de la Belgique, en avril 1929. Son père, Romain Brel, avait œuvré pendant une
vingtaine d’années pour la Cominex, une société d’import-export belge qui
l’avait menée, pendant plusieurs années, au Congo, alors une colonie belge. En
1926, Romain Brel retourna s’installer à Bruxelles et, en 1929, il avait un
poste au sein de la direction de la société. Peu après, Armand Vanneste, son
beau-frère, lui proposa de s’associer avec lui pour fonder Vanneste & Brel,
une compagnie fabriquant du carton.
C’est dans cette famille aisée de la
bourgeoisie bruxelloise que Jacques Brel est né et cela lui évita en grande
partie les misères générées par la crise économique qui frappa le monde en octobre
1929, lors de l’effondrement de la Bourse de Wall Street.
Jacques Brel a eu une éducation conservatrice
et fortement influencée par le clergé catholique, qui administrait les écoles
que Brel fréquentait et qui y dispensait les cours. Particulièrement doué en
rédaction et en lecture, il commença à éprouver des difficultés en sixième et
il a dû reprendre trois années scolaires. Malgré tout, il conserva un intérêt
marqué pour la lecture (Verlaine, Hugo, St-Exupéry, Camus…) et la rédaction et
ses textes étaient souvent lus à haute voix en classe comme modèle pour les
autres élèves. À propos de son enfance, Brel dira ceci : « J’ai eu
une enfance où il ne se passait presque rien ; il y avait un ordre établi
assez doux. Ce n’était pas rugueux du tout, ce n’était pas dur du tout… C’était
paisible et forcément morose… »
Dans cette enfance plutôt calme,
un évènement aida le jeune Brel à voir à travers le monde aseptisé de la
bourgeoisie bruxelloise et du clergé catholique : la Deuxième Guerre
mondiale, qui frappa la Belgique de plein fouet. Le 10 mai 1940, l’armée
allemande prit le fort stratégique d’Eben-Emael à l’est de la Belgique et le 28
mai de la même année, le roi Léopold III capitula et l’armée belge cessa le
combat. Cette campagne de l’armée allemande, qui sera appelée « campagne
des dix-huit jours », fit plus de 12 000 morts belges dont plus de la
moitié étaient des civils. 225 000 soldats belges furent déportés en
Allemagne et 70 000 y restèrent jusqu’à la fin de la guerre. De plus,
devant la résistance soutenue de la classe ouvrière belge à l’occupation, les
forces d’occupation allemande firent plus de 43 000 prisonniers
politiques.
Tous ces évènements marquèrent la vie de Brel
et il fit souvent référence à la guerre dans ses chansons. Il tenta de
comprendre d’où elle vient, de la dénoncer, de s’y opposer. Hormis la chanson
« Mai 40 » qu’il écrira à la fin de sa vie et qui est une référence
directe à l’invasion allemande, il écrira, en pleine guerre d’Algérie,
« Quand on n’a que l’amour » en 1956 et « La Colombe », en
1959. La version anglaise de « Quand on n’a que l’amour » (« If
we only have love ») sera reprise dans les manifestations contre la guerre
du Vietnam aux Etats-Unis. Quant à « La Colombe », une chanson
profondément antimilitariste, elle sera aussi reprise dans le cadre de
l’opposition à la guerre du Vietnam, notamment par les chanteuses américaines
Juddy Collins et Joan Baez. Les vers de cette chanson vont comme suit :
Pourquoi les monuments
Qu'offriront les défaites
Les phrases déjà faites
Qui suivront l'enterrement
Pourquoi l'enfant mort-né
Que sera la victoire
Pourquoi les jours de gloire
Que d'autres auront payés
Pourquoi ces coins de terre
Que l'on va peindre en gris
Puisque c'est au fusil
Qu'on éteint la lumière
Au début de l’été 1947, alors qu’il avait 18
ans, Jacques apprît qu’il devait redoubler sa troisième classique au collège.
C’est alors que son père lui donna un poste à temps plein dans sa cartonnerie,
où il travailla pendant cinq ans. Jacques ne fut jamais vraiment à l’aise dans
les différents postes qui lui furent confiés à l’usine. Il s’ennuyait et il
préférait jouer au foot avec les ouvriers plutôt que leur donner des ordres. À
propos de son départ de l’usine en 1953, il dira ceci : « Je
m’ennuyais. Je vivais au sein d’une bourgeoisie prudente. Je m’ennuyais. Je ne
crachais pas sur ce que je vivais ni sur la bourgeoisie de mes parents ;
non, je m’ennuyais. »
Alors qu’il travaillait à l’usine, il entra
dans la Franche Cordée, une organisation caritative qui s’occupait de donner
des spectacles dans des orphelinats, des hôpitaux ou des maisons de retraite.
C’est là que Jacques commença à écrire des chansons et, au début des années
1950, à jouer dans les bars de Bruxelles. Les textes de ses chansons étaient
conservateurs et reflétaient l’éducation religieuse qu’il avait reçue et les
discussions qui se tenaient à la Franche Cordée. Pour Brel, l’invocation de
« bons sentiments » et de « bonnes valeurs » était
supposément suffisante pour atténuer les problèmes sociaux. Dans une chanson
nommée « La Bastille », sortie en 1955 et écrite au début des années
1950, Brel, se moquant des accomplissements historiques de la Révolution
française, s’en prenait aux aspirations révolutionnaires de la classe ouvrière
et demandait aux bourgeois et aux travailleurs de « s’aimer ».
En mai 1953, il envoya un disque de
démonstration à Jacques Canetti, un directeur artistique hors pair qui
contribua à faire connaître d’innombrables artistes, tels Edith Piaf, Boris
Vian, Georges Brassens, Serge Gainsbourg et bien d’autres. Bien que Brel fût
encore loin des chansons qui ont fait sa renommée, Canetti remarqua son disque
et l’invita à Paris.
Jacques Brel décida alors de quitter son poste
de cadre à l’usine de carton et de partir tenter sa chance à Paris. Son père
accepta de le voir partir, mais l’averti qu’il ne pourrait revenir à l’usine
s’il ne pouvait faire carrière comme chanteur. La décision de Brel de partir
pour Paris fut l’une des plus importantes de sa vie. En jouant ses chansons
toute la semaine, dans de nombreux bars et bistrots de la capitale française,
il se rapprocha significativement d’une classe ouvrière et d’artistes de plus
en plus radicalisés, notamment par la Guerre d’Algérie, qui dura de 1954 à 1962,
et la répression sanglante de la Révolution hongroise en 1956 par la
bureaucratie stalinienne de Moscou. Dans ce climat social et politique
bouillonnant, Brel, ainsi que plusieurs autres artistes de son époque, fut
poussé progressivement vers la gauche. Sa compréhension des problèmes sociaux
et de toutes les difficultés rencontrés par la masse des travailleurs
s’améliora.
En 1956, alors que la Guerre d’Algérie
s’accentue, Brel écrit « Quand on n’a que l’amour », (Visionner la vidéo) qui
sortira sur son deuxième album et qui témoigne de la propre opposition du
chanteur à cette guerre. Bien que cette chanson soit imprégnée d’un idéalisme
chrétien, qui transparaît d’ailleurs sur tout l’album, elle est néanmoins
significative et annonciatrice des chansons à venir. Brel tente de décrire ce
qu’il voit, en ne mettant pas l’accent uniquement sur ce qui est beau ou sur ce
qui devrait être, mais sur ce qui est. Il tente de décrire les sentiments
d’impuissance ressentis face à la guerre et aux autres injustices sociales.
Évidemment, les gens n’ont pas « que
l’amour » pour s’opposer à la guerre. Le large mouvement d’opposition à la
guerre d’Algérie fera d’ailleurs partie de la radicalisation croissante des
travailleurs français qui culminera avec Mai 68, où le système capitaliste au
complet sera remis en cause par des millions de travailleurs. Cependant, la
technique de chant utilisé par Brel, le crescendo (une technique qui consiste à
augmenter progressivement l’intensité de la voix et de la musique au fur et à
mesure que progresse la chanson), laisse sûrement entendre que les gens ont
beaucoup plus que l’amour pour s’opposer à la guerre. Le crescendo et la fin
explosive de cette chanson seront d’ailleurs repris plusieurs fois par Brel et
seront appelés le « crescendo brélien ».
C’est en 1959 que Jacques Brel sortit son quatrième
album. Celui-ci était le résultat de nombreuses années d’efforts et de
questionnements de la part de Brel et ce fut cet album qui contribua fortement
à le propulser au rang de grand chanteur. La compréhension de la réalité qui
l’entourait s’était beaucoup approfondie depuis son arrivée à Paris. Les
descriptions qu’il faisait des personnes et des situations étaient beaucoup
plus complexes. L’auditeur a désormais l’impression qu’elles existent vraiment.
Il peut se reconnaître dans celles-ci.
Aussi, ce qui a fait le succès de ce quatrième
album et de celles qui suivront est la musique qui accompagne le talent du
chanteur. Depuis 1956 et 1957, Brel a su s’entourer de musiciens de premier
plan : François Rauber et Gérard Jouannest. Les deux avaient reçu le
premier prix du Conservatoire national de musique de Paris et les deux ont
accompagné Brel tout au long de sa carrière. Les mélodies des chansons étaient
composées par Rauber ou Jouannest ou les deux ensembles, avec ou sans Brel. Ils
arrivaient constamment à marier leur musique avec les paroles finement
composées de Brel afin de les rendre encore plus vivantes. En 1960,
l’accordéoniste Jean Corti s’est joint au trio.
Sur l’album de 1959 parait notamment « La
colombe », « La valse à mille temps », « Les
Flamandes », « Seul », et sa plus fameuse chanson « Ne me
quitte pas ». Ce chef d’œuvre artistique fut traduit dans plus de quinze
langues et fit le tour de la planète. Rien qu’aux Etats-Unis, il existe plus de
270 versions de « Ne me quitte pas » en anglais (« If you go
away »).
Cette chanson (Visionner
la vidéo) présente un amoureux qui promet l’impossible à sa bien-aimée
alors qu’il est déjà trop tard. Il a le sentiment d’être abandonné et il sait
que ses implorations ne seront pas entendues, mais il essaie tout de même.
Alors qu’il chante et qu’il lui fait ses promesses, il commence à pleurer.
Cette simple situation, universellement vécue par des millions d’êtres humains,
Brel arrive à la saisir et à la présenter merveilleusement bien. L’arrangement
musical de Rauber et les mi-mi-fa-mi-mi qui suivent les « ne me quitte
pas », joués par le piano de Jouannest, se fondent doucement avec les
sentiments exprimés par le chanteur, qui s’intensifient et s’estompent dans des
crescendos et des décrescendos successifs. Les magnifiques paroles tissées par
Brel, accompagnées d’une prestation qui vous hante, ont fait de cette chanson
un classique universel et durable.
Les années 1960 furent très prolifiques pour
Brel. Il écrivit plus de 80 chansons et donna jusqu’à plus de 300 spectacles
par année. Il chanta dans de nombreux pays dont le Canada et les Etats-Unis, en
passant par le Djibouti, la Finlande et l’URSS. Les performances de Brel sur
scène étaient phénoménales. Avec toute son intensité, il se comportait comme un
acteur et pouvait personnifier les personnages de ses chansons. Lorsqu’il était
sur scène, ses expressions faciales et son langage corporel se combinaient à
l’instrumentation et à ses propres paroles pour créer un art complet et
hypnotiseur. L’image typique de Brel est demeurée celle d’un chanteur avec le
visage en sueur et les mains tendues comme des ailes.
Le passage de Brel au Carnegie Hall de New
York en 1965 inspira une comédie musicale adaptée par le compositeur Mort
Shuman et le poète Eric Blau. La pièce « Jacques Brel Is Alive And Well
And Living In Paris » était composée de 25 titres de Brel traduit en
anglais. La pièce fut à l’affiche à New York pendant cinq ans et a été jouée
dans de nombreux pays dont la Grande-Bretagne, le Canada, l’Afrique du Sud et
la Suède.
Malgré son immense popularité, Brel n’hésitait
pas à donner de nombreux concerts gratuits ou à faibles coûts pour différents
organismes. À plusieurs reprises, il amena toute son équipe, qui était
d’ailleurs solidaire à Jacques dans ses démarches, à jouer pour une maison de
retraite ou des enfants handicapés. Peu après avoir connu la gloire à
l’Olympia, à Paris, en 1964, notamment avec la chanson « Amsterdam »,
il retourna jouer gratuitement dans le bar de Suzy Lebrun, une dame qui l’avait
aidé à débuter en le faisant jouer dans son bar et qui avait maintenant de la
difficulté à renflouer son commerce.
Pour expliquer tous ces gestes ainsi que de
nombreux autres, Brel refusait de parler de charité : « Parlez-moi de
générosité. Pas de charité. Je déteste la charité. Je passe mon temps à la
faire, simplement parce que je suis trop faible pour imposer la justice. »
Dans la foulée de la radicalisation croissante
de la classe ouvrière internationale dans les années 1960, Brel chanta, en
1962, au Festival mondial des jeunes pour la paix à Helsinki en Finlande et en
1965, il participa à une manifestation antiatomique à Bruxelles. Lors des
évènements de Mai 68, où un grand soulèvement des jeunes et de la classe
ouvrière avait amené 10 millions de travailleurs français à entrer en grève, la
position de Brel demeura une sympathie passive. Il se contenta d’affirmer que
les jeunes avaient « bien raison de tout remettre en question » et il
participa à une grande manifestation appelée par les syndicats, le 13 mai, à
Paris, où 800 000 personnes s’étaient présentées. Dans son album
enregistré de mai à septembre 1968, aucune référence n’est faite aux
évènements.
Le mouvement de mai et de juin 68, qui s’était
développé en dehors des cadres des syndicats et des partis petit-bourgeois de
gauche, fut finalement étouffé par le Parti communiste et les bureaucraties
syndicales, particulièrement la Confédération générale du travail (CGT).
Ceux-ci refusèrent obstinément de remettre en question le pouvoir capitaliste
et la domination des marchés capitalistes. Par leur opposition à un mouvement
indépendant et socialiste de la classe ouvrière et des jeunes, ils permirent à
De Gaulle de reprendre le contrôle. Ils furent grandement aidés dans leurs
manœuvres par les organisations du Secrétariat unifié pabliste (qui avait rompu
avec la Quatrième internationale en 1953) et l’Organisation communiste
internationaliste de Pierre Lambert qui suivait un cours centriste depuis
quelques années et qui rompit avec le Comité internationale de la Quatrième
internationale en 1971.
La sympathie passive de Brel envers les
travailleurs et les jeunes lors des évènements de Mai 68 a été grandement
favorisée par les manœuvres opportunistes des bureaucraties syndicales et des
partis petit-bourgeois de gauche qui désarmèrent politiquement la classe ouvrière.
(Brel était d’ailleurs orienté vers ces tendances. Il avait appuyé publiquement
le Parti socialiste unifié, un parti réformiste de gauche, lors des élections
françaises en 1967, et un de ses musiciens, Gérard Jouannest, était membre du
Parti communiste.)
Cependant, malgré ses limites politiques, le
sentiment profond d’injustice que Brel ressentait, sa générosité, son respect
pour les gens qui l’entouraient et son désir de les aider l’ont amené à écrire
ses plus belles chansons. En voici quelques-unes :
Dans cette explosive chanson où il fait une
fois de plus une démonstration de sa maîtrise du crescendo, Brel tente de
donner une place, une fierté aux marins et à la vie qu’ils mènent tout en
faisant ressortir la dureté de leur quotidien. Tout au long de la chanson, la
beauté côtoie la laideur, la misère empiète sur le plaisir et le rêve chevauche
la dure réalité. L’accordéon de Jean Corti donne un ton folklorique à la
chanson qui se marie très bien avec les personnages.
Bien qu’il soit difficile de dire de quelle
époque Brel parle exactement, il fait souvent référence à l’alcoolisme et à la
prostitution présents dans les ports. Pour une personne comme Brel, qui
provenait, somme toute, d’une famille bourgeoise, la vie qu’il décrit aurait
sûrement été plus facile à dénigrer ou à tout simplement ignorer. Mais, tel
n’est pas le credo du chanteur belge, qui décrit le sort pouvant être réservé
aux marins dans ces paroles :
Dans le port d'Amsterdam
Y a des marins qui meurent
Pleins de bière et de drames
Aux premières lueurs
Brel enchaîne tout de suite avec ces
mots :
Mais dans le port d'Amsterdam
Y a des marins qui naissent
Dans la chaleur épaisse
Des langueurs océanes
Voilà ce qui fait la beauté de plusieurs des
chansons de Brel. Il n’idéalise pas les marins, pas plus qu’il ne les dénigre.
Ils sont des humains, à part entière, qui tentent eux aussi de survivre à
travers toutes leurs difficultés.
Cette chanson parle de Jef, un homme qui vient
d’être laissé par une femme et qui est déprimé. Son ami, joué par Brel, tente
de le consoler. Mais, celui-ci n’a pas monts et merveilles à offrir à Jef. Il
n’a que les mêmes activités quotidiennes à lui proposer ainsi que quelques
espoirs d’un avenir meilleur. On peut même supposer qu’il est dans une
situation similaire à Jef : seul, sans le sou et peu d’avenir devant lui.
Puis on se trouvera un banc
On parlera de l'Amérique
Où c'est qu'on va aller
Quand on aura du fric
Et si t'es encore triste
Ou rien que si t'en as l'air
Je te raconterai comment
Tu deviendras Rockefeller
Malgré la situation difficile dans laquelle
Jef et son ami se trouvent, il y a quelque chose de merveilleux dans celle-ci
et c’est cela que Brel tente de faire ressortir : c’est qu’à travers la
misère humaine et le désespoir, l’amitié peut subsister. Et c’est ainsi que
dans sa chanson, Brel tente d’aider son ami Jef en s’exclamant plusieurs fois
et avec toute son énergie : « Allez viens Jef !
Viens ! » Au même moment, la musique, joyeuse et triste en même
temps, s’intensifie, comme pour encourager davantage Jef à sortir de sa
situation.
Brel, qui prend lui-même le rôle de l’amoureux
de Mathilde dans la chanson, saisit parfaitement la sensation d’aimer quelqu’un
malgré soi-même ou encore le sentiment d’aimer et, en même temps, de détester
quelqu’un. En premier, il demande à ses mains de ne pas s’étendre pour frapper
Mathilde. Ensuite, il demande à ses mains et à ses bras de ne pas s’étendre
pour la serrer ou l’embrasser. Il semble dire à propos de Mathilde :
« Je pourrais la tuer pour la manière qu’elle m’a rendu aussi soumis,
aussi asservi à elle. » Il touche ici à quelque chose d’essentiel sur la
vie humaine. Ce sont des questions émotionnelles complexes, et Brel les manie
très bien. Brel ne fait pas seulement écrire sur l’amour, comme certaines
critiques pourraient l’affirmer, mais il écrit sur l’amour de façon brillante
et avec beaucoup de perspicacité et d’imagination.
Cette chanson, et plusieurs autres sur
l’amour, peut aussi servir de réplique à toutes les accusations de misogynie
faites à l’endroit de Brel. Le chanteur belge, comme n’importe qui, a eu des
mésaventures dans ses relations amoureuses tout en ayant des périodes
heureuses. Autant il pouvait être plus acerbe envers la gent féminine dans
certaine de ses chansons, autant il était tout à fait tendre envers
celle-ci dans d’autres. Rarement, cependant, il penchait complètement d’un côté
ou de l’autre. Le souci de présenter les humains et leurs relations dans leur
complexité était très important pour Brel.
Progressivement, à partir de 1964, Jacques
Brel songea à arrêter la chanson. Brel était un artiste honnête et la facilité
ne l’intéressait pas. De plus, il cherchait de nouvelles formes d’expression.
En 1967, à propos de son départ de la scène, il déclara : « Je suis
parti le jour où je me suis rendu compte que j’avais un gramme d’habileté. […]
J’ai arrêté le tour de chant pour des raisons d’honnêteté ; pas pour des
raisons de fatigue. » Chanter était important pour lui, mais la chanson
n’était pas tout. Il s’était découvert des intérêts pour le cinéma et le
théâtre ainsi que pour la voile et le pilotage d’avion. Ce sont ces champs
d’intérêts qu’il explorera le reste de sa vie.
Il écrivit tout de même un album, en 1968, sur
lequel paru notamment la chanson « Vesoul », où Brel est accompagné
par une performance remarquable du célèbre accordéoniste français Marcel
Azzola. À la fin de 1968, il a joué le personnage Don Quichotte dans la pièce
de théâtre « L’Homme de la Mancha », qu’il avait lui-même adapté en
français. De 1969 à 1973, il a joué dans quelques films, notamment
« L’aventure c’est l’aventure » du réalisateur français Claude
Lelouch. Brel réalisa aussi quelques films.
En 1974, il partit, à bord d’un voilier, aux
Îles Canaries, près du Maroc. Ensuite, il leva l’ancre pour les Îles Marquises,
en Polynésie française. Il apprît, avant de partir pour Les Marquises, qu’il
était atteint d’un cancer du poumon et il dû subir une opération. En 1976,
demeurant toujours sur l’archipel, il acheta un avion bimoteur. Il en profita
pour aider les habitants des Marquises à voyager entre les îles. Il revînt sur
le continent pour enregistrer un dernier album nommé « Les Marquises ».
Les sentiments d’injustice, de respect ou encore de générosité qui l’avaient
poussé à produire ses meilleures chansons étaient toujours présents sur cet
album. On y retrouva d’excellents titres comme « Jaurès »,
« Orly » et « Voir un ami pleurer ». Il retourna aux
Marquises en décembre 1977. Il est mort le 9 octobre 1978, à 49 ans, à Paris et
il fut enterré aux Îles Marquises.
Jacques Brel laissa à l’humanité un héritage
fort riche, un héritage à reconsidérer aujourd’hui. Encore une fois, le visage laid
et hideux du capitalisme refait surface. La guerre, la crise économique, les
inégalités sociales et les lois anti-démocratiques, accompagnées de la torture,
de la corruption, du chauvinisme et de l’arriération culturelle, explosent
devant les yeux de millions de personnes.
Ce sont toutes ces injustices qui révoltèrent
profondément Brel, que ce soit dans la Belgique des années 1930 et 1940, la
France des années 1950 ou la situation mondiale dans les années 1960 et 1970.
Il se questionna sur la condition humaine et critiqua la société qui
l’entourait. Ses chansons encouragèrent, et encouragent encore aujourd’hui et
plus que jamais, à faire de même.
Jacques Brel demeura toujours honnête face au
sentiment profond d’injustice qu’il ressentait : « Je constate un
certain nombre de choses qui m’indignent profondément. Cela m’indigne : Je
gueule. […] Mais je ne peux pas m’y soumettre. Je veux bien le constater, je
veux bien pleurer ; mais je ne veux pas me résigner. »
* * *
Pour les lecteurs moins familiers avec
l’œuvre de Brel, voici quelques chansons recommandées par les auteurs de ce
texte :
1956 : Quand on n’a que l’amour
1959 : La valse à mille temps, Seul, Ne
me quitte pas, La tendresse, La colombe
1961 : Marieke, Le moribond, Vivre
debout, Le prochain amour, Les prénoms de Paris
1962 : Les bourgeois, Le plat pays,
Madeleine, Bruxelles, Rosa, La parlote, Les bigotes
1963 : Les vieux, La Fanette, Il neige
sur Liège, Pourquoi faut-il que les hommes s’ennuient ?
1964 : Amsterdam, Jef, Mathilde, Les
bonbons, Le dernier repas, Au suivant, Les timides, Le tango funèbre
1965 : Ces gens-là, Fernand, Grand-mère,
Les désespérés, La chanson de Jacky
1967 : Mon enfance, Mon père disait, Les
cœurs tendres, La chanson des vieux amants
1968 : Vesoul, Regarde bien petit,
L’éclusier, La bière, La quête
1977 : Jaurès, Orly, Les remparts de
Varsovie, Voir un ami pleurer, Les Marquises