wsws.org/francais

Visitez le site anglais du WSWS

SUR LE SITE :

Contribuez au WSWS

Nouvelles et Analyses
Luttes Ouvrières
Histoire et Culture
Correspondance
L'héritage que nous défendons

A propos du CIQI
A propos du WSWS

AUTRES LANGUES

Allemand

Français
Anglais
Espagnol
Italien

Indonésien
Russe
Turque
Tamoul

Singalais
Serbo-Croate

 

WSWS : Histoire et culture

Deuxième Conférence de l’université d’été 2007 du SEP (USA)

« Le socialisme dans un seul pays » et les débats sur l'économie soviétique des années 1920 — Deuxième partie

Par Nick Beams
17 novembre 2009

Imprimez cet article | Ecrivez à l'auteur

Nick Beams qui est secrétaire national du Socialist Equality Party (Australie) et membre du Comité Editorial International du WSWS a donné deux conférences consacrées au « socialisme dans un seul pays » et à certains des conflits cruciaux concernant la politique économique en Union Soviétique au cours des années 1920 à l’université d’été du Socialist Equality Party (USA) à Ann Arbor, Michigan, en août 2007. L'une des finalités de ces conférences était de répondre aux distorsions mises en avant par l'universitaire anglais Geoffrey Swain dans son livre Trotsky publié en 2006. Des développements complémentaires sur ce point peuvent être trouvés dans Leon Trotsky & the Post-Soviet School of Historical Falsification de David North (en anglais).

Ce qui suit est la deuxième partie de la deuxième conférence portant sur la théorie stalinienne du « Socialisme dans un seul pays ». La première conférence de Beams a été mise en ligne en deux parties, les 3 et 4 septembre 2009 (voir : Le socialisme dans un seul pays » et les débats sur l'économie soviétique des années 1920 ).

 

Finalement l’Opposition fut défaite et Trotsky exilé. Les racines de la défaite résident, en dernière analyse, dans les coups supplémentaires portés à la révolution internationale, désormais préparés par les politiques de l’appareil stalinien lui-même, qui amenèrent les masses à rester dans l'expectative. Alors que les factions dirigeantes n’avaient besoin que de la passivité des masses, l’opposition avait besoin de leur mobilisation et de leur implication active et cela n’était pas ce qui s’annonçait sous l’effet de nouvelles défaites, en particulier celle de la Révolution chinoise de 1926-27.


Trotsky

Tandis que Trotsky occupait une position prééminente au sein de l’Opposition, Evgeny Preobrazhensky jouait un rôle important dans la sphère de la politique économique. Preobrazhensky devait par la suite capituler devant le régime de Staline. Mais ses analyses, et les conceptions théoriques qu’elles renferment, qui conduisirent finalement à son abjuration, contiennent des questions importantes qui n’ont rien perdu de leur pertinence.

Preobrazhensky est né le 15 février 1886 à Bolkhov, une petite ville de Russie centrale établie au XIIIe siècle, et il fut exécuté lors de la purge menée par Staline en 1937. Fils d’un prêtre orthodoxe, Preobrazhensky soutint plus tard que son radicalisme de jeunesse se développa en opposition à « toutes les formes de charlatanisme » qu’il pouvait observer autour de lui. Pendant qu’il était au lycée, il émergea en tant que militant politique et fonda un journal politique. Il rejoignit les sociaux-démocrates russes en 1903 à l’âge de 17 ans et fut arrêté lors de sa première année comme étudiant à la faculté de droit de l’université de Moscou.

Il prit part à la Révolution de 1905 et après sa répression, alla dans l’Oural ; là, il fut choisi pour assister à la conférence du parti de toutes les Russies en Finlande où il rencontra Lénine. Preobrazhensky fut arrêté à plusieurs reprises du fait de ses activités politiques et en septembre 1909 fut envoyé en exil intérieur. Quand la Révolution de février éclata, il ne soutint pas le gouvernement provisoire et fut l’un des premiers à accepter les Thèses d’avril de Lénine.

Durant les négociations de Brest-Litovsk en 1918, Preobrazhensky fut de ceux qui s'opposèrent à l'accord et il s'aligna étroitement sur la position de Boukharine. Elu comme suppléant du comité central en 1917, il en devint membre à part entière en 1920.  Preobrazhensky fut l'un de ceux qui, durant le Communisme de guerre, demanda le développement d'un système de planification centralisé. Il fut critique à l'égard de la NEP dès l'origine et déjà en décembre 1921, il critiquait Lénine pour sa description du communisme de guerre comme une erreur.


Preobrazhensky

Preobrazhensky fut un des signataires éminents de la Déclaration des 46 en 1923, et après l'introduction de la NEP, fut dans un conflit aigu et permanent avec les théories de  Boukharine, principal porte-parole de l'aile droite. En 1929, après que l'opposition ait été écrasée, Preobrazhensky fut l'un des premiers à rompre avec Trotsky, au motif que le régime de Staline avait effectué un tournant à gauche et mettait en œuvre des mesures d'industrialisation exigées par l'Opposition.

Il fut à nouveau banni du parti en 1931 à la suite de la publication de son livre Le déclin du capitalisme, qui exprimait des différences significatives avec Varga, l'économiste en chef de Staline. Réadmis dans le parti en 1932, il fit son abjuration au Congrès des Vainqueurs de 1934, dans lequel il attaqua Trotsky. Après avoir été arrêté et emprisonné en 1935 il servit de témoin à l'accusation lors du procès de Zinoviev en 1936. Arrêté à nouveau en 1936, il était prévu qu'il passe en jugement, mais ne parut pas et fut fusillé en 1937 après avoir refusé de reconnaître ses crimes.

La contribution majeure de Preobrazhensky au débat sur la politique économique était centrée sur ce qu'il appelait la loi de l'accumulation socialiste primitive, qui fut élaborée dans des articles et dans son principal ouvrage La Nouvelle Économie politique publié en 1926.

Dans l'économie soviétique de la NEP, soutenait-il, il existait un conflit entre la loi de la valeur, par l'intermédiaire de laquelle le marché capitaliste était régulé, et la loi de l'accumulation socialiste primitive. L'équilibre de l'économie soviétique s'établissait « sur la base du conflit de ses deux lois antagonistes. » [24]

Le concept d'accumulation primitive était tiré de l'analyse de Marx sur le développement historique du capitalisme. Avant que le système capitaliste ne se soit développé au stade où il devenait en mesure de supplanter tous les modes de production qui l'avait précédé, grâce à l'opération spontanée du marché, il lui fallait établir une accumulation initiale de richesse. Cette accumulation primitive se réalisait par l'intermédiaire de la politique coloniale, le pillage de la production paysanne, l'utilisation de taxes et par dessus tout par l'utilisation de la force par l'Etat.

La production socialiste pourrait dans son plein développement atteindre la supériorité sur le capitalisme. Mais à ce point, dans l'économie arriérée de l'Union soviétique, elle se trouvait largement en deçà. Avec le temps, il serait possible de procéder à l'accumulation socialiste en développant les moyens de production à partir des ressources créées au sein de l'économie socialiste. Mais ce stade n'avait pas été atteint. Il était nécessaire de s'engager dans « l'accumulation primitive socialiste ». Ceci supposait « l'accumulation dans les mains de l'Etat de ressources matérielles principalement ou en partie en provenance de sources se trouvant en dehors des composantes de l'économie étatique. Cette accumulation doit jouer un rôle particulièrement important dans un pays agricole arriéré, hâtant d'une façon très significative l'arrivée du moment où la reconstruction technique et scientifique de l'économie étatique commence et quand cette économie atteint enfin une supériorité purement économique sur le capitalisme. » [25]

Preobrazhensky rejetait les déclarations de ses opposants de l'aile droite selon lesquels il proposait le type de mesures brutales contre la paysannerie qui avait accompagné l'accumulation primitive sous le capitalisme. Le processus d'accumulation, insistait-il, prendrait place par l'intermédiaire du mécanisme de fixation des prix.

Il expliquait ces questions avec l'exemple suivant :

Industrie                                                                     Agriculture

100 heures de travail                                                  150 heures de travail

100 unités                                                                   100 unités

100 roubles                                                                 100 roubles

 

Les produits de l'industrie et de l'agriculture ont le même prix. L'inégalité se trouve dans le fait que le grain, incorporant 150 heures de travail agricole, a été échangé contre des biens industriels incorporant seulement 100 heures de travail industriel. Sans l'économie mondiale, on pourrait penser que le grain, incorporant 150 heures de travail agricole, pourrait être échangé contre une plus grande quantité de biens industriels. Mais ceci est empêché par le monopole du commerce extérieur. L'inégalité de l'échange fournit la base pour l'accumulation par le secteur industriel socialiste sous la forme de nouveaux équipements et machines, ce qui élève la productivité du travail et conduit à un changement dans les relations d'échange.

Industrie                                                                     Agriculture

100 heures de travail                                                  150 heures de travail

120 unités                                                                   100 unités

100 roubles                                                                 100 roubles

 

Dans la deuxième étape, l'échange est toujours inégal, mais la position de la paysannerie s'est améliorée. Elle reçoit maintenant 120 unités de biens industriels comparé aux 100 unités précédentes. Preobrazhensky reconnaissait que l'appropriation des surplus de la paysannerie allait «occasionner un certain mécontentement ». Mais en même temps, une telle politique commencerait à créer les conditions pour surmonter ce mécontentement en développant la production industrielle et en baissant les prix et de ce fait diminuerait l'exploitation des paysans par les marchands tout en pourvoyant au recrutement de nouveaux ouvriers venant de la campagne. A l'opposé, la perpétuation de la sous accumulation conduirait à perpétuer la « famine de marchandises » et à une montée de mécontentement dans la paysannerie « de sorte que cette pression de la campagne menace notre système de protectionnisme et le monopole du commerce extérieur. » [26]

Preobrazhensky ne s'est pas contenté de décrire les mécanismes de ce processus, il a cherché à découvrir ce qu'il croyait être les lois objectives qui le gouvernait. L'économie était confrontée à la nécessité de lutter pour augmenter les moyens de production appartenant à l'Etat et cela signifiait une lutte pour l'accumulation socialiste primitive maximale.

« L'agrégat total des tendances, à la fois conscientes et semi-conscientes, allant vers le développement maximum de l'accumulation socialiste primitive, est aussi la nécessité économique, la loi contraignante de l'existence et du développement de la totalité du système, dont la pression incessante sur la conscience des producteurs collectifs de l'économie d'Etat les conduit encore et encore à répéter les actions dirigées vers l'atteinte de l'accumulation optimale dans une situation donnée. » [27]

Cet accent mis sur le caractère objectif de la loi de l'accumulation socialiste primitive, qui exerce une pression sur la conscience, devient significative lorsque nous considérons les raisons de la capitulation de Preobrazhensky devant Staline.

Preobrazhensky insistait pour dire qu'il ne suffisait pas de se contenter de parler de la lutte entre le principe de la planification et la spontanéité de l'économie marchande parce que cela ne donnait aucune indication sur la phase particulière où se trouvait cette lutte ni sur les conditions dans lesquelles elle se déroulait.

Qui plus est, il maintenait que la loi de l'accumulation socialiste se fondait sur des tendances à l'intérieur du capitalisme lui-même qui sapaient l'opération de la loi de la valeur. Etant donné que cette analyse formait la base de sa rupture définitive avec l'Opposition de gauche et avec Trotsky, il est nécessaire de développer les questions fondamentales de l'économie politique marxiste, en particulier la loi de la valeur, qui sont en jeu.

Dans Le Capital, Volume 1, Marx démontre que la valeur de n'importe quelle marchandise est déterminée par la quantité de travail social nécessaire incorporée en elle. Dans une société marchande simple — une abstraction théorique utilisée par Marx — les marchandises s'échangent sur le marché à leurs valeurs. Sur la base de cette analyse, Marx montre comment la plus-value résulte de l'achat et de l'utilisation de la marchandise, la force de travail, que les travailleurs vendent au capitaliste dans le contrat de travail. Marx montre que la plus-value est produite par les lois mêmes qui gouvernent l'échange des marchandises et qu'elle émerge dès qu'intervient l'achat et la vente de la force de travail. L'origine de la plus-value se trouve dans le fait que la force de travail est une marchandise particulière du fait que sa consommation dans le processus de production donne lieu à la création de plus de valeur que ce qu'elle incorpore.

La méthode d'analyse de Marx implique un mouvement continu de l'abstrait vers le concret. Dans Le Capital, Volume 3, nous ne sommes plus en présence de l'échange de marchandises simples, les produits du travail de producteurs individuels. Les marchandises qui apparaissent maintenant sur le marché sont les produits de firmes capitalistes, dans lesquelles la part des moyens de production [le capital constant] par rapport au travail vivant varie au sein de l'éventail des industries existantes.

Le prix d'une marchandise, qui n'est plus le produit d'un producteur individuel, mais celui d'une firme capitaliste, ne sera plus déterminé directement par la quantité de travail nouveau qu'elle incorpore, mais le prix de la marchandise sera fixé de telle façon qu’il retourne au capital total qui l'a produite un taux de profit moyen. Ce taux moyen est déterminé au travers de la société prise dans son ensemble par l'intermédiaire de la relation entre le total du surplus de la valeur extraite de la classe ouvrière et le capital total employé.

Sur la base de cette analyse, Marx démontre que la concurrence est la forme de la lutte entre les différentes sections du capital pour s'approprier leur part de la masse disponible de la plus-value. Si les prix dans un secteur de l'économie sont à un niveau qui retourne au capital de ce secteur un profit plus élevé que le taux moyen, alors le capital d'autres secteurs vont se déplacer dans ce secteur, augmenter la production et diminuer les prix jusqu'à ce que les taux de profit retrouvent à nouveau leur taux moyen. Toutefois, si les entreprises déjà dans ce secteur sont en mesure de bloquer l'entrée de nouveaux capitaux, c'est-à-dire que si pour une raison quelconque, elles sont en mesure d'exercer un contrôle monopolistique, alors les profits de ce secteur demeureront à un niveau plus élevé que le niveau moyen. La masse totale de la plus-value n'aura pas augmenté, mais elle sera distribuée différemment. Les secteurs monopolistiques de l'industrie capitaliste en auront tiré bénéfice au dépend de secteurs plus compétitifs.

Preobrazhensky pensait que l'analyse de Marx sur l'impact du monopole sur le fonctionnement de la loi de la valeur était d'une pertinence immédiate pour l'économie soviétique où le secteur d'Etat opérait comme un gigantesque trust ou un monopole vis-à-vis des producteurs paysans en compétition sur le marché domestique. De plus, l’économie soviétique dans son ensemble fonctionnait comme un monopole dans un marché mondial dominé par des trusts géants et des compagnies monopolistiques.

L’économie d’Etat du prolétariat, écrivait-il, était apparue d’un point de vue historique sur la base du capitalisme de monopole. Ceci avait conduit à la création de prix de monopole sur le marché domestique de l’industrie nationale, à l’exploitation des petits producteurs, et à l’expropriation de la plus-value. Cette situation formait la base de la politique des prix durant la période de l’accumulation socialiste primitive. Le développement du processus de concentration de l’industrie dans un seul trust étatique appartenant à l’Etat ouvrier « augmente dans d’énormes  proportions la possibilité de mettre en œuvre sur la base du monopole une politique des prix qui sera seulement une autre forme de taxation de l’économie privée. » [28]

Mais Preobrazhensky allait plus loin, insistant pour dire qu’avec le développement du capitalisme de monopole, la loi de la valeur avait au moins été « en partie abolie en même temps que toutes les autres lois de la production des marchandises qui lui sont associées. » [29]

La libre concurrence était non seulement éliminée au sein des marchés nationaux mais de plus en plus de trusts géants sur le marché mondial, en particulier ceux émanant des Etats-Unis, se retrouvaient en position dominante. L’égalisation du taux de profit — le mécanisme à travers lequel opère la loi de la valeur — était rendu quasiment inopérant entre les branches de la production organisées en trusts qui s’étaient « transformés en mondes clos, en royaumes féodaux d’organisations capitalistes déterminées. » [30]

Nous pouvons commencer ici à discerner les divergences entre l’approche de Preobrazhensky et celle de Trotsky. Dans ses « Notes sur les questions économiques » préparées en mai 1926, Trotsky soulignait certains des dangers contenus dans les analyses de Preobrazhensky.

« L’analyse de notre économie du point de vue de l’interaction (à la fois conflictuelle et harmonisante) entre la loi de la valeur et la loi de l’accumulation socialiste est en principe une approche particulièrement fructueuse — et plus précisément, la seule correcte », écrivait-il, « Une telle analyse doit commencer dans le cadre de l’isolement de l’économie soviétique. Mais actuellement il existe un danger croissant que cette approche méthodologique soit transformée en une perspective économique restrictive envisageant le “développement du socialisme dans un seul pays”. Il y a de bonnes raisons de s’attendre et de redouter que les partisans de cette philosophie, qui se sont appuyés jusqu’à présent sur une citation mal comprise de Lénine, tentent d’adapter l’analyse de Preobrazhensky, en transformant une approche méthodologique en une généralisation en faveur d’un processus quasi autonome. Il est de toute première importance de résister à cette forme de plagiat et de falsification. L’interaction entre la loi de la valeur et la loi de l’accumulation socialiste doit être placée dans le contexte de l’économie mondiale. Il deviendra alors clair que la loi de la valeur qui opère dans le cadre limité de la NEP est complétée par la pression externe croissante de la loi de la valeur qui domine le marché mondial et qui devient toujours plus puissante. » [31]

Trotsky revient sur ce point en janvier 1927 : « Nous sommes une partie de l’économie mondiale et nous sommes encerclés par le capitalisme. Cela signifie que la dualité de “notre” loi de l’accumulation socialiste et de “notre” loi de la valeur se trouve intégrée dans la loi mondiale de la valeur, ce qui modifie sérieusement la relation des forces entre les deux lois. » [32]

Trotsky maintenait que l’industrie en Union Soviétique devait être développée en accord avec la division internationale du travail. Cela signifiait qu’il n’y avait pas un « abîme » entre la structure de l’économie en Union Soviétique et celle qui se développerait lorsque la classe ouvrière prendrait le pouvoir dans le reste de l’Europe. Preobrazhensky avait une conception différente. Si la révolution prolétarienne triomphait en Europe, alors non seulement le principe de la planification triompherait comme méthode d’organisation de l’économie, « mais les proportions et la distribution du travail et des moyens de production seraient substantiellement différents. » [33]

Les divergences s’étendaient également aux types d’industries qu’il convenait de développer. A de nombreuses occasions, Trotsky avait souligné que dans la période d’avant-guerre, près des deux tiers de l’équipement technique russe était importé, tandis que seulement un tiers était produit localement et que même ce tiers était constitué des machines les plus simples. Les machines les plus compliquées, les plus importantes, provenaient de l’étranger. En d’autres mots, la politique économique devait prendre en considération la division internationale d’avant-guerre.

Les analyses de Preobrazhensky allaient dans une autre direction. La loi de la valeur, maintenait-il, exerçait le moins d’influence dans la sphère de la production des moyens de production où l'Etat exerçait un monopole à la fois en tant qu’acheteur et en tant que producteur. « Cela signifie que l’industrie lourde est le lien le plus socialiste dans le système de notre économie socialiste, le lien où ont été accomplis les progrès les plus importants dans le processus consistant à remplacer, avec l'organisme unifié de l'économie étatique, les relations de marché par un système de commandes planifiées et stables et de prix stables. » [34] 

En réalité, la loi de la valeur et la division internationale du travail ne pouvaient pas plus être ignorées dans cette sphère que dans aucune autre. La production des moyens de production, l'industrie lourde, signifiait bloquer des montants importants de capital sur une période de temps étendue et par conséquent détourner les ressources d'autres secteurs de l'économie — l'industrie légère et la production de textiles, par exemple. Une production accrue dans ces secteurs, si elle avait pu avoir lieu, aurait pu amener en plus grande quantité du grain vers le marché étant donné que les paysans y auraient trouvé davantage de biens qu'ils souhaitaient acheter.

Ceci aurait ensuite permis à l'Etat de vendre plus de grain sur le marché mondial et avec l'augmentation des revenus des exportations, il aurait été possible d'acheter des biens en capitaux d'une meilleure qualité et à un meilleur prix que ceux produits sur le marché national. En d'autres mots, la décision de savoir s'il fallait ou non produire une partie du capital d'équipement ne dépendait pas seulement des relations au sein d'une industrie donnée, mais de celles qui prévalaient dans l'ensemble de l'économie soviétique et plus généralement encore de celles du marché mondial.

Les mêmes différences émergeaient en relation avec la politique des concessions — ouvrir l'économie soviétique à l'investissement privé international. Preobrazhensky avertissait des dangers des concessions tandis que Trotsky défendait un assouplissement de la politique existante. Dans la période des débuts, les autorités soviétiques étaient extrêmement prudentes, on pourrait dire excessivement prudentes, déclara-t-il à une délégation de travailleurs allemands en juillet 1925 :

« Nous étions trop pauvres et faibles. Notre industrie et toute notre économie étaient trop affaiblies et nous redoutions que l'introduction de capital étranger puisse ébranler les fondations toujours fragiles de l'industrie socialiste. … Nous sommes toujours très en retard du point de vue technique. Nous nous intéressons à tous les moyens possibles pour accélérer notre progrès technique. Les concessions sont un des moyens d'y parvenir. En dépit de notre consolidation économique ou plus précisément du fait de celle-ci,  nous sommes aujourd'hui plus enclins qu'il y a quelques années à payer aux capitalistes étrangers des montants significatifs pour… leur participation dans le développement de nos forces productives. » [35]

Que vaut-il mieux, demanda Trotsky à un moment donné : la production de façon indépendante d'une turbine coûteuse et de médiocre qualité ou la fabrication dépendante d'une turbine de meilleure qualité ?

Quand la direction stalinienne prit son tournant vers la planification et l'industrialisation à la fin de 1928, largement en réponse à la crise dans la fourniture des grains qu'avait provoqué sa propre politique, Preobrazhensky fut l'un des premiers à abandonner l'Opposition. En avril 2009 il déclarait : « Il convient de tirer la conclusion fondamentale et générale que la politique du parti n'a pas dévié vers la droite après le 15e congrès, ainsi que l'a décrit l'Opposition... mais qu'au contraire, sur certains points essentiels elle a progressé sérieusement dans la bonne direction. » [36]

En passant en revue les positions contrastées de Trotsky et de Preobrazhensky on peut constater que pour Preobrazhensky la question fondamentale était la planification et le développement industriel de l'Union soviétique. Pour Trotsky, toutefois, ces questions faisaient partie d'une perspective plus large — le développement de la révolution socialiste mondiale. En conséquence, le tournant « à gauche » par la bureaucratie ne pouvait pas être séparé des politiques désastreuses qu'elle avait poursuivies dans le cadre du Komintern, amenant à la défaite en Chine, ou de la question du régime en vigueur au sein du parti.

Pour Trotsky la question du régime du parti était inséparable de la question de l'industrialisation et du développement socialiste. Il n'est pas possible, insistait-il en juin 1925, de construire le socialisme par la voie de la bureaucratie et par des ordres administratifs, mais seulement par l'initiative, la volonté et en prenant en compte le point de vue des masses. « C'est pourquoi le bureaucratisme est un ennemi mortel du socialisme. … La construction socialiste n'est possible que si elle est accompagnée par le développement d'une démocratie révolutionnaire authentique. » [37]

Quoique Trotsky se soit référé occasionnellement à la « loi » de l'accumulation socialiste, il lui donnait une signification différente de celle de Preobrazhensky. La loi de la valeur dans la société capitaliste opère comme une tendance objective du développement dans des conditions où l'organisation économique de la société n'est pas mise en œuvre consciemment. Mais la même chose ne peut pas être dite de la « loi » de l'accumulation socialiste — elle ne s'impose pas simplement à ceux qui dirigent les politiques économiques de l'Etat. Il est vrai qu'il existe des connexions et des relations objectives sur lesquelles les décisions doivent être fondées, mais selon la nature des décisions prises les résultats seront très différents.

Une fois libérées des restrictions imposées par le féodalisme, les relations bourgeoises de marché se développent spontanément, érodant et sapant les autres formations sociales. Il en va tout autrement des relations socialistes. Elles doivent être développées consciemment dans des conditions où il est possible qu'intervienne, si des politiques incorrectes sont poursuivies, un retour en arrière.

Le régime stalinien entrepris son tournant « à gauche » parce qu'il se sentait mis en danger par la crise économique — des conditions objectives le contraignirent à l'action. Mais les mesures qu'il mit en œuvre — la collectivisation forcée et une guerre civile de fait dans les campagnes — créèrent les conditions où les puissances impérialistes auraient pu, si elles n'avaient pas été fort occupées ailleurs, tourner la situation à leur avantage.

Les divergences entre Trotsky et Preobrazhensky ne sont en aucun cas d'un simple intérêt historique. Un examen de cette question aide à éclairer les raisons sous-jacentes à l'effondrement de l'Union soviétique et à clarifier la perspective socialiste pour le futur.

Preobrazhensky, comme nous l'avons vu, fondait son analyse sur l'impact du capitalisme de monopole sur la loi de la valeur. L'économie d'Etat établie en Union soviétique, écrivait-il, était « historiquement la continuation et l'approfondissement des tendances au monopole du capitalisme, et ainsi elle était aussi la continuation de ces tendances en direction d’un déclin continu de l'économie marchande et d’une liquidation plus avancée de la loi de la valeur. Si déjà dans la période du capitalisme de monopole, l'économie marchande a été, selon l'expression de Lénine, “ébranlée”, alors dans quelle mesure avait-elle été ébranlée, elle et ses lois — et donc aussi sa loi de la valeur qui en est la base — dans le système économique de l'URSS ? » [38]

En d'autres mots,  Preobrazhensky fondait sa perspective sur une certaine forme historique du développement du capitalisme — le développement des monopoles et des trusts sur une base nationale.

Trotsky, toutefois se basait sur des processus plus fondamentaux et par-dessus tout sur la tendance inhérente aux forces productives de passer par dessus ou au travers des limites du système de l'Etat nation bourgeois. L'internationalisme n'était pas pour Trotsky un principe abstrait, mais comme le souligne Richard Day, le « reflet subjectif du cours objectif de l'histoire économique ». [39]

Néanmoins, les tendances que Preobrazhensky avait identifiées opéraient sur une période de temps considérable et dans la mesure où l'économie mondiale était dominée par des corporations monopolistiques organisées sur une base nationale, l'Union soviétique, fonctionnant comme une sorte de trust économique géant, selon le programme du socialisme dans un seul pays, était capable d'atteindre une certaine forme de stabilité. On a dit, et ce n'est pas sans justification, que rien ne ressemblait autant aux mécanismes de fonctionnement de l'Union soviétique que les opérations internes de General Motors lorsqu'il fonctionnait en temps que « champion national » des USA durant le boom d'après-guerre.

Les processus qui conduisirent au développement du capitalisme de monopole sur une base nationale étaient très puissants. Mais la loi de la valeur n'avait pas dit son dernier mot. Comme nous le savons, la loi de la valeur détermine, en dernière analyse, le taux moyen de profit. Le capitalisme de monopole sur une base nationale — le régime des champions nationaux — pouvait continuer à fonctionner aussi longtemps que le taux de profit ne s'effondrait pas. Mais au milieu des années 1970, le taux de profit avait diminué brutalement. Ceci conduisit à une réorganisation fondamentale du mode de production capitaliste sur une échelle mondiale. Les processus de la mondialisation fondés sur le processus de la fragmentation de la production au-delà des frontières et des limites nationales conduisirent à une nouvelle division internationale du travail. Ils rendirent non viables les économies d'Etat sur une base nationale de l'URSS et des autres régimes staliniens. Preobrazhensky maintenait que l'économie d'Etat de l'URSS était une continuation des tendances du capitalisme de monopole. Mais ces tendances s'avérèrent historiquement limitées.

La nouvelle division internationale du travail, façonnée en dernière analyse par le travail de la loi de la valeur dont il affirmait qu'elle avait été surmontée, entraîna une crise dans l'économie soviétique. Craignant que cette crise conduise à un mouvement d'en bas, la bureaucratie stalinienne compléta le voyage qu'elle avait entamé avec l'attaque contre Trotsky et l'Opposition de gauche dans les années 1920 et elle organisa la restauration du capitalisme.

Dans l'analyse de Preobrazhensky, la question la plus fondamentale était la croissance du monopole — c'est-à-dire le changement dans les relations entre les différentes sections du capital tandis qu'elles luttaient pour s'approprier la plus-value extraite de la classe ouvrière. Pour Trotsky le fondement des fondements — plus fondamental que la propriété ou la forme du marché — était la poussée globale des forces productives.

Ici, l'analyse de Trotsky a une signification immédiate pour le développement de la perspective du socialisme dans l'époque présente de production mondialisée. Cette nouvelle structure de l'économie mondiale ne signifie-t-elle pas qu'il sera seulement possible à la classe ouvrière de venir au pouvoir à travers le monde toute ensemble, ou du moins dans plusieurs pays en même temps ?

Si ce n’est pas le cas, alors la question suivante se pose : étant donné la nature fragmentée de la production et le fait qu'aujourd'hui, la fabrication de pratiquement n'importe quelle bien nécessite des processus qui s'étendent sur plusieurs continents et zones horaires et n'est plus accompli dans le cadre d'un Etat national, comment sera-t-il possible pour la classe ouvrière, étant arrivée au pouvoir dans un pays, de soutenir l'économie pendant la période de temps qui est nécessaire à la révolution socialiste pour se propager ? En d'autres mots, si la mondialisation de la production a sonné le glas des régimes fondés sur le programme du « socialisme dans un seul pays », n'a-t-il pas également rendu impossible la prise et la conservation du pouvoir politique ?

Seulement si l'on ne tient pas compte de la signification objective de la division internationale du travail. Comme Trotsky le soulignait, ceci se déroule sur la base de transformations fondamentales dans les forces productives — le fondement des fondements — indépendamment de l'idéologie et des formes de propriété. La bourgeoisie accueillera sans aucun doute une révolution socialiste victorieuse dans n'importe quelle partie du monde avec la même férocité avec laquelle elle a accueilli la Révolution russe.

Mais le caractère globalisé de la production signifie que toute tentative d'isoler ou d’organiser le blocus d’un Etat ouvrier qui serait établi à notre époque aura des conséquences de grande portée pour l'économie capitaliste elle-même. Il suffit d'examiner de ce point de vue la relation entre la Chine et les Etats-Unis.

En plus, la lutte compétitive féroce pour les marchés et les profits, qui a été un élément moteur de la mondialisation, fournira à un Etat ouvrier nouvellement établi des opportunités pour louvoyer et manœuvrer entre les puissances capitalistes rivales tandis que la révolution socialiste se développera sur le plan international.

Et par dessus tout, la nature même de la mondialisation de la production, qui a forgé l'unité objective de la classe ouvrière sur une échelle jamais atteinte jusqu'à présent, signifie que la révolution socialiste prendra elle-même la forme d'un mouvement politique global, qui comme les forces productives elles-mêmes, passera rapidement au travers des zones horaires, des frontières nationales et des continents.

Fin

Notes:

24. E. Preobrazhensky, The New Economics, Clarendon Press, 1965, p. 3. Traduit de l'anglais.

25. Preobrazhensky, p. 84. Traduit de l'anglais.

26. Preobrazhensky, The Crisis of Soviet Industrialisation, Donald A. Filtzer ed., p. 62. Traduit de l'anglais.

27. Preobrazhensky, The New Economics, p. 58. Traduit de l'anglais.

28. Preobrazhensky, The New Economics, p. 111. Traduit de l'anglais.

29. Preobrazhensky, The New Economics, p. 140. Traduit de l'anglais.

30. Preobrazhensky, The New Economics, p. 152. Traduit de l'anglais.

31. Trotsky, Challenge of the Left Opposition 1926-27, pp. 57-58. Traduit de l'anglais.

32. Day, p. 147. Traduit de l'anglais.

33. Preobrazhensky, The New Economics, p. 65. Traduit de l'anglais.

34. Preobrazhensky, The New Economics, p. 178. Traduit de l'anglais.

35. Day, p. 132. Traduit de l'anglais.

36. Daniels, p. 374. Traduit de l'anglais.

37. Day, p. 142. Traduit de l'anglais.

38. Preobrazhensky, The New Economics, p. 141. Traduit de l'anglais.

39. Day, “Trotsky and Preobrazhensky,” in: Studies in Comparative Communism, 1977.       Traduit de l'anglais.


Untitled Document

Haut

Le WSWS accueille vos commentaires


Copyright 1998 - 2012
World Socialist Web Site
Tous droits réservés