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Réunion publique du Parti de l'égalité socialiste en Angleterre:

Les leçons politiques des élections présidentielles françaises

17 mai 2002

Le Parti de l'égalité socialiste d'Angleterre a tenu une réunion publique à Londres le 12 mai dernier intitulée « La perspective du socialisme au 21ème siècle ». Nous reproduisons ici le rapport principal qui fut donné par Peter Schwarz, le secrétaire du Comité International de la Quatrième Internationale, sur les leçons politiques des élections présidentielles françaises.

***

La France a une longue tradition historique en tant que pionnière de la pratique révolutionnaire. La révolution française de 1791-1795 a ouvert l'époque de la révolution bourgeoise sur le continent européen. En 1831, en 1848 et encore en 1968, la France a déclenché un vague de soulèvements révolutionnaires qui a déferlé sur l'Europe.

Mais alors que les masses françaises sont sans égales quant à l'ardeur révolutionnaire et leur soif pour l'action, les leçons théoriques et politiques de ces luttes ont souvent été tirées et mises en application ailleurs. De façon générale, on pourrait dire que les leçons politiques des événements prenant place en France ont toujours fini par prendre une énorme signification internationale. Sans la révolution française, les enseignements de Marx et d'Engels, et même de Hegel, sont inconcevables. Sans la Commune de Paris de 1871, jamais il n'y aurait eu de victoire de la révolution en Russie en octobre 1917.

Il est possible d'étendre ces conclusions aux événements qui ont secoué la France les deux dernières semaines. Si les leçons de ces événements sont correctement tirées et comprises, elles formeront la base pour que les prochaines luttes prennent place sur un plan politique beaucoup plus élevé non seulement en France elle-même, mais partout à travers le monde. Leurs implications dépassent largement les frontières françaises et contiennent en fait des leçons politiques pour la classe ouvrière internationale.

Les événements politiques en France prennent souvent l'aspect d'une éruption volcanique. Pendant des années, en apparence, tout semble calme. Jusqu'à ce que, soudainement, une énorme éruption se produise. Dans le cas des volcans, les géologues comprennent que ces éruptions sont le résultat de tensions qui se sont développées sur une longue période sous la croûte terrestre, sans pouvoir trouver d'exutoire.

Les élections présidentielles de 2002 ont semblé être un événement des plus ennuyeux et des plus prévisibles. Tout le monde croyait, croyances confirmées par les sondages, que le deuxième tour verrait s'affronter le président sortant, Jacques Chirac, et le premier ministre sortant, Lionel Jospin, qui, malgré qu'ils viennent de deux camps politiques opposés, ont travaillé plutôt en harmonie depuis cinq ans. Leurs programmes électoraux étaient si semblables que trois semaines avant l'élection, 70 pour cent des personnes interrogées à ce sujet ne pouvaient voir une différence.

Le soir du 21 avril toutefois, peu avant la fermeture des bureaux de scrutin, la rumeur circulait dans les médias que Jean-Marie Le Pen, le candidat du Front national préparait un discours, ce qui excita l'attention de tous. À 20 heures, les sondages faits à la sortie des bureaux de scrutin, qui sont généralement assez précis, confirmaient ce dont tout le monde se doutait alors : Jean-Marie Le Pen avait battu Lionel Jospin, le candidat du Parti socialiste, et c'est celui-là qui affronterait Jacques Chirac, le gaulliste, au second tour. Au lieu du choix traditionnel entre un candidat de gauche et un candidat de droite de l'establishment bourgeois, les travailleurs se retrouvaient sans aucun choix: soit le représentant direct de la grande bourgeoisie, soit un fasciste déclaré.

En quelques heures, des milliers de jeunes sont sortis dans la rue pour protester contre cet état de fait. Le jour suivant, ils étaient rejoints par d'autres sections de la population qui exprimaient leur opposition à Le Pen et à son idéologie fasciste. Les manifestations gagnaient en importance jour après jour, et ce, dans tout le pays. Au début, ce furent des dizaines de milliers de personnes, ensuite des centaines de milliers et le premier mai entre deux et trois millions qui sont descendues dans la rue.

Les résultats électoraux révèlent une crise politique profonde

L'analyse des résultats électoraux montre que l'élection elle-même ne fut pas la cause, mais plutôt le détonateur, de ces immenses manifestations de mécontentement populaire. Les élections ont montré une polarisation aiguë de la société française et une crise profonde de l'ensemble de l'establishment politique et des institutions politiques.

Les deux principaux candidats, Chirac et Jospin, n'ont eu à eux deux que le quart du vote éligible. Trente pour cent des électeurs enregistrés sur la liste électorale se sont abstenus. De ceux qui sont allés voter, vingt pour cent ont voté pour un candidat d'extrême droite alors qu'un autre dix pour cent votaient pour des candidats d'extrême gauche qui se déclarent trotskystes. Le reste du vote fut divisé entre les candidats qui étaient alliés avec Jospin ou avec Chirac.

Le camp Chirac pris comme un tout a perdu quatre millions de votes par rapport au premier tour de 1995. Le camp Jospin, lui, a perdu un million et demi de votes. Cet effondrement du vote pour la droite et la gauche traditionnelles est l'expression d'une profonde désaffection de l'électorat envers ceux qui ont dirigé le pays à divers degrés depuis les vingt dernières années. Cela indique une profonde aliénation des masses de la population envers l'establishment politique.

Le Pen doit sans aucun doute son succès à son habilité à exploiter cette désaffection. Il n'a pas ménagé ses efforts pour être perçu comme le seul candidat luttant contre «le système», selon ses propres mots.

Sa déclaration électorale, qui a été distribuée gratuitement à tous les foyers du pays par courrier, n'était pas axée sur ses thèmes traditionnels de la xénophobie et du racisme, mais faisait plutôt appel à l'opprimé, l'humilié, l'exclu, les petites gens. Il blâmait Maastricht, Bruxelles et l'euro pour le malaise social et tous les problèmes politiques de la société française, proposant comme unique remède possible un retour à une nation française repliée sur elle-même.

Le Pen a obtenu le soutien habituel dans ses forteresses traditionnelles au sud et à l'est du pays, où les tensions sociales aiguës des banlieues décimées ont pu gagner une certaine couche à son délire xénophobe. Il a aussi réussi une percée dans les sections ultras conservatrices, celles qui avaient voté pour Philippe de Villiers, un autre candidat de droite, lors des élections précédentes. Et pour la première fois, il a reçu un vote considérable dans ce qui était des forteresses du Parti communiste au nord du pays et aux environs de Paris. Il a trouvé chez les travailleurs un appui au-dessus de la moyenne et il a fait mieux encore chez les chômeurs.

Le vote de Le Pen ne représente pas un appui de masse pour un programme fasciste en France et encore bien moins l'émergence d'un mouvement fasciste de masse à la Mussolini ou à la Hitler. Mais qu'un démagogue fasciste puisse recevoir un tel appui chez les travailleurs est source d'inquiétudes.

La principale responsabilité de cet état de fait retombe sur le Parti socialiste et le Parti communiste. Le Pen a pu renforcer son appui surtout en raison de la politique de droite mise de l'avant par les partis soi-disant à gauche depuis les vingt dernières années. C'est ce qui a créé le sentiment d'aliénation et de découragement qui a été exploité par le Front national.

Le Parti socialiste, dirigé par Jospin, a gagné les élections législatives il y a cinq en s'affichant comme défenseur d'une politique sociale-démocrate traditionnelle. À travers l'Europe, Jospin était présenté comme la solution de gauche aux sociaux-démocrates de droite comme le Britannique Tony Blair ou l'Allemand Gerhard Schröder. Il est vite apparu que cette politique n'était différente de celle des gouvernements européens plus à droite qu'en apparence et non en substance. Comme il l'a lui-même admis lors de sa campagne, son parti porte peut-être le nom de «socialiste», mais son programme, lui, n'est «pas socialiste».

Le gouvernement Jospin a pris la responsabilité d'imposer tous les sacrifices en emplois et en programmes sociaux nécessaires pour respecter les conditions de l'établissement du système monétaire européen et du lancement de la monnaie unique, l'euro. La loi des 35 heures fut particulièrement une source importante de colère chez son électorat. Ce qui a été présenté comme une réforme sociale majeure du mandat de Jospin était en fait un moyen de diminuer les salaires, de créer des emplois précaires et d'introduire la flexibilité du travail.

Le gouvernement Jospin a appuyé l'impérialisme français en Afrique, au Moyen Orient, dans les Balkans et dernièrement en Afghanistan. Il avait promis de participer à la guerre américaine contre l'Irak, une intervention impérialiste qui pourrait déstabiliser tout le Moyen Orient et ouvrir la voie à une guerre inter-impérialiste plus générale. Jospin s'est ainsi rangé du même côté des barricades que Le Pen, l'ancien parachutiste et tortionnaire en Algérie.

Le Parti communiste est le principal coupable de l'introduction de ce poison qu'est le chauvinisme anti-immigrés dans la classe ouvrière. Son candidat présidentiel, et chef du parti, Robert Hue, s'est tout d'abord fait connaître il y a 20 ans lorsqu'il avait, en tant que maire d'une banlieue de Paris, mobilisé la haine et la crainte envers les travailleurs immigrés. Il a ainsi ouvert la voie à Le Pen dans les anciennes forteresses du Parti communiste.

L'effondrement du vote dans cette vieille organisation stalinienne est un des aspects les plus remarquables des résultats électoraux. Depuis qu'il a participé au Front populaire en 1936, aidant à contenir une immense vague de grève et à étrangler la révolution espagnole, le Parti communiste a été un des principaux piliers du capitalisme français au sein du mouvement ouvrier.

En 1968, moment où son appui a atteint son apogée dans la période d'après-guerre, il a aidé à vendre la grève générale et a ouvert la voie pour que de Gaulle, qui avait déjà fui en Allemagne, revienne en France.

Aujourd'hui, pour la première fois dans un pays capitaliste avancé, deux candidats se proclamant trotskystes, Arlette Laguiller de Lutte ouvrière et Olivier Besancenot de la Ligue communiste révolutionnaire ont dépassé le candidat stalinien. Le vote pour le candidat du Parti communiste est tombé en dessous du million en 2002 de 2,6 millions qu'il était en 1995.

Avec seulement 3,4 pour cent du vote, le parti n'a même pas réussi à atteindre la marque des 5 pour cent qui lui permettraient d'obtenir des subsides de l'État. Étant donné qu'il a engagé des dépenses de 6,5 millions pour sa campagne électorale, il est pratiquement en faillite. Lors des manifestations, il était courant de voir des membres du Parti communiste passer le chapeau, la plupart sexagénaires ou septuagénaires.

Les trois millions de votes qui sont allés aux candidats généralement décrits comme de l' «extrême gauche» en France est l'autre aspect remarquable de cette élection. L'immense vote pour la gauche radicale, tout autant que les manifestations de masse contre Le Pen, est une indication sans équivoque d'une large recherche pour une solution politique de gauche.

Laguiller, Besancenot et Daniel Gluckstein, le candidat du Parti des travailleurs, ont reçu ensemble plus de dix pour cent du vote. C'est une part considérable. Il faut rappeler que les Verts allemands, qui occupent les postes de Vice-Chancelier et du ministre des Affaires étrangères depuis quatre ans, n'ont jamais obtenu un score national aussi élevé de toute leur histoire.

Ce résultat de la gauche socialiste est plus remarquable encore si l'on prend en compte la campagne hystérique d'anticommunisme qui a balayé le pays au cours de la dernière décennie. C'est en France que le Livre noir du communisme de Stéphane Courtois et que le Passé d'une illusion de François Furet furent publiés. La campagne qui fut lancée avec la publication de ces livres a eu des échos sur un large éventail de personnalités du monde intellectuel et politique. Elle avait pour but de blâmer Lénine, Trotsky et le marxisme en général pour tous les crimes de ses ennemis staliniens, Staline, Mao, Pol Pot et même le Sentier lumineux.

Comme les résultats électoraux le démontrent, cela a eu un bien faible impact.

Pour résumer, les résultats électoraux du premier tour ont révélé une crise sur deux plans:

Une crise de la société bourgeoise et de ses institutions politiques qui a trouvé expression dans la grande polarisation sociale du vote et dans le rejet des candidats et des partis de l'establishment.

Et une crise de la perspective politique de la classe ouvrière qui, elle, trouve expression dans le fait qu'une section des travailleurs et des chômeurs a voté pour son pire ennemi, Le Pen; dans le fait que douze millions d'électeurs se sont abstenus de voter; et dans l'échec de l'extrême gauche a répondre aux responsabilités politiques qui tombaient sur ses épaules en vertu de son succès électoral et à offrir une voie hors de la crise.

Clairement, la tâche principale posée par les résultats du 21 avril n'était pas de se limiter à une consigne pour le vote du 5 mai, le second tour des élections. Il fallait plutôt développer une politique indépendante pour permettre à la classe ouvrière de prendre l'initiative et de montrer le chemin à prendre pour sortir de la crise sociale qui a été manifestée dans les résultats de l'élection.

La campagne pour un vote pour Chirac

Les principaux représentants de la bourgeoisie étaient très conscients que le résultat de l'élection et les manifestations qui ont suivi représentaient un défi potentiel au système politique dans son ensemble.

Après la manifestation massive du premier mai à Paris, j'ai participé à une réunion publique où se trouvaient réunis les principaux maîtres à penser du monde intellectuel et politique. Elle se tenait sous l'égide du journal républicain et conservateur, Marianne.

Tous les principaux partis de la droite bourgeoise se trouvaient représentés sur la tribune : Jean-Pierre Raffarin de Démocratie libérale, qui est depuis devenu premier ministre, François Bayrou de l'Union pour la démocratie française (UDF) et un représentant du Rassemblement pour la République (RPR) de Chirac. Les figures de proue de la gauche gouvernementale y étaient aussi: Dominique Strauss-Kahn, un dirigeant du Parti socialiste et ancien ministre des Finances, Noël Mamère, le candidat présidentiel des Verts ainsi que le dirigeant du Mouvement des citoyens, Jean-Pierre Chevènement. Il y avait des intellectuels bien connus comme les philosophes Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy, l'éditeur du Monde Edwy Plenel, qui est un ancien membre de la Ligue communiste révolutionnaire, et pour finir la LCR elle-même représentée par Daniel Bensaïd, son principal théoricien.

Si on fait exception de différences politiques secondaires, tous sur la tribune étaient d'avis que le résultat électoral était l'expression d'une profonde aliénation de l'électorat envers l'establishment politique et signalait une crise du cadre constitutionnel dans son ensemble. Et chacun y allait de sa proposition sur la façon d'y remédier sans mettre en danger les fondements bourgeois de la République.

Plusieurs ont proposé une Sixième République en remplacement de la Cinquième mise en place par Charles de Gaulle en 1958. L'Assemblée nationale, élue en juin, devrait être aussitôt transformée en assemblée constituante, a dit un autre. Il y eut des appels pour qu'on écoute le peuple plus attentivement et qu'on ajuste sa politique en conséquence. Il va sans dire que chacune des personnes sur la tribune a appelé à un vote pour Chirac. Et cela ne devrait pas être fait à contrecoeur, mais «avec enthousiasme», insistait le philosophe Lévy.

À mesure que les manifestations gagnaient en ampleur, tous les partis de la gauche gouvernementale ont cherché à les canaliser vers un vote pour Chirac et pour les institutions discréditées de la Cinquième République. Cette campagne, qu'ils ont initiée et qui fut reprise par toutes les chaînes de télévision et par toute la presse écrite, est quelque chose d'extraordinaire. L'unique façon d'arrêter Le Pen était de voter pour Chirac, pouvait-on entendre du matin jusqu'au soir. Pour s'opposer au fascisme, il fallait faire preuve de sa loyauté à la République en votant en masse pour Chirac.

Le danger du fascisme fut grossièrement exagéré. Chirac, ce politicien entièrement corrompu de la droite qui n'a pu échapper aux poursuites judiciaires que grâce à son immunité présidentielle, fut porté aux nues et présenté comme le sauveur de la démocratie.

Les membres des partis communiste, socialiste et vert ont submergé les manifestations avec des banderoles appelant à un vote pour Chirac. Les affiches électorales de Chirac étaient ornées d'autocollants marqués du symbole du Parti socialiste sur lesquels on pouvait lire: «Je vote Chirac». Le journal qui a le plus ouvertement appuyé Chirac est sans contredit Libération, un quotidien libéral de gauche publié par d'anciens maoïstes. La campagne électorale de Chirac était presque exclusivement menée par les partis de la gauche. Les partis de la droite se sont abstenus de participer aux manifestations et étaient généralement passifs.

Chirac quant à lui a consacré son temps à faire le ménage au sein de ses propres forces en préparation des élections législatives de juin. Dans une tentative de couper l'herbe sous le pied de ses rivaux au sein de la droite, il a formé un nouveau parti, l'Union pour la majorité présidentielle. François Bayrou, le président de l'UDF, a dénoncé cette manoeuvre de quasi-coup visant à détruire sa propre formation.

Un autre geste important de Chirac fut de se présenter en public avec trois présidents régionaux qui furent élus grâce à l'appui du Front national. Il voulait ainsi signaler clairement qu'il chercherait l'appui du Front national au second tour des prochaines élections législatives.

L'extrême gauche s'est complètement adaptée à la campagne d'appui à Chirac, la LCR plus que tout autre. Le parti d'Alain Krivine a appelé à «barrer la route à Le Pen dans la rue et dans les urnes». Il n'y qu'une seule façon de comprendre ce slogan, ce qui fut d'ailleurs fait ouvertement par les plus importants représentants du parti, c'est qu'il faut voter Chirac. Le Parti des travailleurs et Lutte ouvrière étaient un peu plus réticents à appeler à un vote pour Chirac. Le PT a simplement disparu de la scène et déclaré qu'il ne donnerait pas de consigne. Lutte ouvrière a dit qu'elle ne voterait pas pour Chirac et, après une semaine de tergiversations, a préconisé un vote blanc. Cela ne dépassait pas le geste individuel et n'offrait aucune orientation indépendante à la classe ouvrière.

Dans ces conditions, la campagne pour Chirac a eu un grand impact. Le taux de participation gagna dix pour cent du premier au deuxième tour et Chirac reçut 82 pour cent du vote. Manifestement, plusieurs de ceux qui ont voté pour lui ne l'ont pas fait parce qu'ils appuyaient son programme. Néanmoins, l'élection de Chirac avec une majorité aussi importante a résulté en une situation dangereuse pour la classe ouvrière. En tant que président élu, Chirac concentre un immense pouvoir entre ses mains. Il a immédiatement mis au pouvoir un nouveau gouvernement de droite qui n'a pas besoin d'une confirmation à l'Assemblée nationale avant les élections législatives de juin. Le but principal de ce gouvernement est de s'assurer qu'il obtiendra une majorité parlementaire de droite en juin.

Alors que le premier ministre Jean-Pierre Raffarin représente le compromis, appelant comme il le fait à la classe moyenne traditionnelle, Chirac a aussi formé un super-ministère de la Sécurité comme il l'avait promis dans sa campagne électorale. Le gaulliste de droite, Nicolas Sarkozy le dirige. Sarkozy a rendu visite à une des banlieues troublées le jour même où il est entré en fonction et prépare de façon évidente une action spectaculaire de la police contre les délinquants avant les élections dans le but de gagner le vote de l'électorat de droite.

Un tel gouvernement de droite mènera des attaques vicieuses contre la classe ouvrière et représente un virage important à droite sur les questions intérieures et sociales. La classe ouvrière, après avoir massivement voté en faveur de Chirac, aura beaucoup de difficulté à remettre en cause la légitimité d'un tel gouvernement.

Même si Chirac n'obtenait pas la majorité en juin, un autre quinquennat de cohabitation ne ferait qu'aggraver les conditions mêmes qui ont mené au succès de Le Pen. La putréfaction politique et sociale de la société continuera et finira par créer les conditions pour l'émergence d'un véritable danger fasciste. Dans des conditions où la campagne d'appui à Chirac a laissé la classe ouvrière dans la confusion la plus complète, il ne faut pas sous-estimer ce danger. La tâche de construire une solution de rechange indépendante de la classe ouvrière est posée de façon plus aiguë que jamais.

L'intervention du World Socialist Web Site

J'ai commencé mon exposé en faisant remarquer que les leçons politiques des événements se déroulant en France ont toujours eu une grande signification internationale. Mais comment tirer ces leçons? Le plus important pré-requis est l'intervention dans l'élection française du Comité International de la Quatrième Internationale (CIQI) et de son organe public, le World Socialist Web Site.

S'il fallait montrer que l'instrument politique construit par le CIQI au cours des quatre dernières années a un immense potentiel, notre intervention en France en a fourni la preuve. Même si nous n'avons pas une section en France et que nos forces sont très limitées, l'appel du comité de rédaction du World Socialist Web Site à un boycott, appel diffusé à milliers d'exemplaires à la manifestation du premier mai, était en fin de compte la seule déclaration à fournir une orientation politique indépendante, et il a certainement eu un impact.

L'impact n'était pas tant au niveau du résultat électoral, qui n'aurait pu qu'être minimal étant donné les circonstances. L'appel au boycott a créé les conditions permettant de tirer d'importantes leçons politiques, d'éduquer politiquement les travailleurs et de faire avancer leur conscience révolutionnaire. Il a démontré d'une façon concrète qu'on peut combattre le danger fasciste sans subordonner la classe ouvrière à des politiciens bourgeois toujours plus à droite. Il a mis à nu la prétention de la LCR, de Lutte ouvrière et du PT à être des représentants du véritable trotskysme et a ainsi préparé le terrain pour la construction d'une section du CI en France.

Le World Socialist Web Site a appelé à boycotter le deuxième tour de l'élection. Dans une lettre ouverte, qui était adressée à LO, à la LCR et au PT, nous avons exhorté ces organisations à faire activement campagne pour un tel boycott.

Un boycott est différent d'une abstention ou d'un vote nul quant à son caractère. L'abstention ou le vote nul est une forme individuelle de protestation, exprimée en privé devant l'urne ou chez soi. Un boycott, agressivement préconisé par des partis ayant reçu une part considérable des suffrages, permet à la classe ouvrière d'exprimer son point de vue de façon organisée. Le but d'un boycott était, comme nous l'avons expliqué dans une lettre à un supporter de Lutte ouvrière, de «mobiliser la classe ouvrière en tant que force politique active, mettant la classe ouvrière à la tête de ceux qui s'opposent à l'establishment politique dans son ensemble, autant la "gauche" et la "droite" que la réaction fasciste».

Un tel boycott aurait privé de toute légitimité une élection frauduleuse n'offrant aucun choix véritable aux travailleurs, qui avaient à choisir entre un candidat de la grande entreprise et un fasciste déclaré. Il aurait créé les meilleures conditions pour les luttes politiques qui vont éclater au lendemain des élections. Il aurait servi à éduquer politiquement les masses, et particulièrement la jeunesse, qui s'était mise en mouvement suite au choc provoqué par le succès de Le Pen au premier tour. Il lui aurait appris à déceler les mensonges de l'establishment politique bourgeois, qui a voulu faire croire qu'un vote pour Chirac représente la défense de la démocratie.

La principale objection soulevée contre un boycott était qu'il pourrait mener à une victoire de Le Pen au deuxième tour. Nous avons répondu à cette objection dans la lettre ouverte:

«D'aucuns vont prétendre que boycotter le scrutin du 5 mai renforcera Le Pen et son mouvement fasciste. Nous rejetons de telles affirmations sans réserve. La politique n'est pas l'arithmétique, et pour s'opposer à Le Pen il n'est pas nécessaire de soutenir Chirac. Au contraire, c'est précisément la campagne officielle de soutien pour Chirac, campagne qui unifie la droite gouvernementale et la gauche gouvernementale, qui renforce l'affirmation entièrement fausse et démagogique de Le Pen que c'est lui seul qui exprime l'opposition populaire à l'establishment politique.

«Une campagne de boycott et d'opposition à grande échelle au scrutin du 5 mai qui sera menée par la gauche socialiste et qui mobilisera les travailleurs contre Le Pen et Chirac, dégonflerait les fausses prétentions de Le Pen et montrerait aux masses qu'il y a bien une force sociale qui conteste l'ordre social et politique actuel.»

Nous avons soutenu que même en cas de victoire de Le Pen, il ne serait pas capable de soumettre le peuple français à une dictature totalitaire. En fait, les partis de gauche ont grossièrement exagéré la force de Le Pen, afin d'empêcher toute discussion de leur propre responsabilité politique dans le malaise social.

Pas une des trois organisations auxquelles la lettre ouverte était adressée n'a répondu de manière affirmative en endossant la revendication du boycott.

Nous avons livré la lettre en personne à leurs bureaux et demandé une discussion. La LCR a dit qu'elle n'avait pas le temps de nous parler. Au quartier général du PT, nous avons rencontré un membre de longue date qui nous a parlé en son nom propre. Lutte ouvrière a envoyé un court message à un supporter du World Socialist Web Site, et le comité de rédaction a reçu une lettre d'un sympathisant, que nous avons publiée avec une réponse. Finalement le 5 mai, après le deuxième tour, Arlette Laguiller nous a accordé une courte entrevue expliquant son attitude envers la lettre ouverte.

Malgré cette réaction très limitée, la discussion provoquée par la lettre ouverte a contribué à clarifier des questions fondamentales de perspective. Elle a aidé à démarquer une orientation véritablement marxiste et révolutionnaire d'une ligne centriste.

L'opportunisme de l'extrême gauche

La voie politique suivie par LO, par la LCR et par le PT est caractérisée par un opportunisme grossier. Ils se sont tous adaptés, d'une façon ou d'une autre, à la campagne en faveur de Chirac. La conception qu'un parti marxiste doit nager contre le courant et lutter contre les formes prédominantes de conscience leur est entièrement étrangère.

Arlette Laguiller a résumé la position classique de l'opportunisme dans l'entrevue accordée au World Socialist Web Site, lorsqu'elle a déclaré: «Nous avançons toujours des solutions qui nous paraissent être à la hauteur du rapport de forces et de ce que la classe ouvrière est prête à faire dans un pays donné.»

Les marxistes partent des conditions objectives et des tâches que ces conditions imposent à la classe ouvrière, et luttent pour élever le niveau de conscience des travailleurs et l'amener à la hauteur de ces tâches. Tandis que Laguiller, en opportuniste typique, part du niveau subjectif de conscience de la classe ouvrière, comme elle le conçoit, et cherche à adapter son programme en conséquence.

En fait, il n'y avait qu'une façon de découvrir «ce que la classe ouvrière était prête à faire», c'est-à-dire si elle était prête à soutenir un boycott organisé: c'était de mener une campagne agressive pour le boycott. Étant donné l'énorme impopularité de Chirac, il ne peut y avoir le moindre doute qu'une telle campagne aurait évoqué une réponse.

Mais Lutte ouvrière est tellement dominée par les formes les plus immédiates de la conscience et de l'activité de la classe ouvrière, que chaque fois qu'un grand mouvement politique éclate, elle est prise complètement par surprise. En ce qui la concerne, il n'y aura jamais de «rapport de forces» assez favorable pour que la classe ouvrière prenne l'initiative. Comme Trotsky l'a souligné à maintes reprises, particulièrement dans ses écrits sur la France, il est impossible de comprendre le véritable état des rapports de forces sans tenir compte du facteur subjectif, c'est-à-dire du rôle actif du parti et de sa direction.

Lutte ouvrière ne peut concevoir l'activité de la classe ouvrière qu'en fonction de la lutte syndicale et elle est quasiment insensible à tout mouvement politique. La chose la plus remarquable dite par Laguiller dans son entrevue était l'affirmation qu' «au niveau des luttes», la «mobilisation de la classe ouvrièren'existe absolument pas dans ce pays».

Et ce, après deux semaines de manifestations de masse et de grands soulèvements politiques!

L'opportunisme et la passivité politiques de Lutte ouvrière sont liés à son point de vue national étroit. Cette organisation, dont les racines remontent aux années 30, a toujours refusé d'adhérer à la Quatrième Internationale. La raison donnée était que la direction de la Quatrième Internationale était petite-bourgeoise dans sa composition sociale et qu'il était plus important de rester avec les travailleurs français que d'adhérer à une organisation internationale. En termes politiques, cela signifie que les liens avec un milieu syndical national entièrement opportuniste sont considérés plus importants qu'une orientation politique internationale.

Arlette Laguiller est la personnification de cette perspective. J'ai lu un de ses discours électoraux, prononcé devant 2.000 supporters. Durant tout le discours, qui a duré plus d'une heure, elle n'a pas mentionné un seul événement international. La guerre en Afghanistan, où des troupes françaises sont largement impliquées, la crise au Moyen-Orient, la mondialisation, l'Union européenne, elle n'a considéré rien de cela digne d'être mentionné. C'était comme si la France était une île sur une autre planète.

Arlette Laguiller la révolutionnaire est, à maints égards, la personne la plus conservatrice qu'on peut rencontrer en France. Elle a vécu toute sa vie dans le même appartement; elle a occupé pendant 40 ans le même emploi et depuis 30 ans elle prononce le même discours. Tous ses discours et ses éditoriaux ont le même ton plaintif: «Les patrons vous exploitent, le gouvernement vous trompe et soutient les patrons.» C'est en vain qu'on chercherait une initiative audacieuse ou une orientation politique.

La LCR a une orientation sociale et un point de vue politique différents de Lutte ouvrière. Leur point de référence n'est pas le milieu syndical, mais la «gauche» politique, c'est-à-dire la périphérie de gauche de l'establishment bourgeois. Krivine espère qu'il pourra bâtir un marais centriste à partir des débris de la crise politique actuelle. Celui-ci comprendrait des dissidents des partis socialiste, communiste et vert, des mouvements de protestation tels que Attac, les Sans Papiers, AC Chômage, et des étudiants radicalisés qui ont voté pour le candidat de la LCR.

Dans une entrevue au Figaro, Krivine a indiqué que même une fusion de la LCR avec les restes du Parti communiste n'est pas exclue. L'implosion du Parti communiste, a-t-il dit, pourrait mener à la formation «d'un nouveau parti féministe, écologiste, anticapitaliste, qui ne se réduise pas à l'extrême gauche telle qu'elle est actuellement».

Le modèle de Krivine est Rifondazione Communista en Italie, qui vient de l'aile pro-Staline du Parti communiste et qui, à son récent congrès, a publiquement répudié le passé stalinien en faveur d'une ouverture aux mouvements anti-mondialisation ou de protestation tels que Attac. Rifondazione a longtemps joué un rôle crucial en tant que couverture de gauche du gouvernement de centre-gauche qui a finalement été remplacé par la coalition de droite de Berlusconi. Les pablistes italiens, alliés intellectuels de la LCR, ont joué un rôle dirigeant au sein de Rifondazione tout au long de cette période.

Comme la plupart des forces que Krivine a en vue ont mené activement campagne pour un vote pour Chirac, il est évident que la LCR n'aurait pu s'opposer ouvertement à un tel vote: elle aurait perdu beaucoup de ses amis. Au même moment, son appel à voter Chirac a une signification politique bien définie: c'est un signal à l'élite dirigeante que la LCR respecte le cadre constitutionnel de la république française et ne permettra pas à un mouvement social qu'elle contrôle de s'en écarter.

Le mouvement centriste auquel aspire Krivine remplacerait la gauche plurielle de Jospin, qui a si bien servi la bourgeoisie française au cours des cinq dernières années pour contrôler la classe ouvrière. Il ne serait pas anti-capitaliste, mais le dernier rempart du système capitaliste.

Le PT a simplement refusé de prendre la moindre responsabilité politique quant aux événements après le premier tour de l'élection. Le membre dirigeant que nous avons rencontré au quartier général du parti nous a dit: «Nous ne donnons pas de consigne.» Quand on lui demanda ce qu'il pensait d'un boycott, il a répondu, comme Laguiller, que le «rapport de forces» ne le permettait pas.

Le candidat du PT, Daniel Gluckstein, a émis un communiqué après l'annonce des résultats, exprimant sa confiance «dans la capacité des travailleurs à trouver par eux-mêmes, dans leur propre mobilisation, toutes les ressources permettant de trouver des solutions» dans cette période «indiscutablement difficile». À ses supporters qui lui demandent quoi faire, ce chef de parti répond: «Je suis confiant dans votre capacité à trouver une réponse.» Si c'est le cas, le PT n'a évidemment pas de raison d'exister.

Gluckstein a par ailleurs référé ses supporters à la bureaucratie syndicale. «Comme cela fut le cas dans de nombreuses circonstances difficiles du passé», a-t-il dit, «la défense de la démocratie passera nécessairement par la capacité des organisations syndicales confédérées à forger l'unité des travailleurs et de leurs organisations pour la défense de leurs droits et garanties, et de la démocratie». Et ce, dans un contexte où moins de huit pour cent de la force de travail française est syndicalisée et où les syndicats ont été les plus fermes supporters du gouvernement Jospin!

Le PT a dégénéré en aile de la bureaucratie syndicale, travaillant essentiellement par le biais de Force ouvrière, qui est née d'une scission de droite d'avec le CGT et qu'il contrôle. Il porte une responsabilité directe pour les événements actuels car son prédécesseur, l'Organisation communiste internationaliste (OCI), a formé plusieurs membres dirigeants du Parti socialiste, y compris Jospin lui-même.

Pour résumer: les événements en France ne sont nullement singuliers. Les mêmes tensions sociales, la même crise politique des partis traditionnels et des institutions étatiques, sont présentes partout en Europe, quoique sous d'autres formes. L'intervention active menée par le World Socialist Web Site en France indique de quelle façon on peut faire avancer la lutte pour l'indépendance politique de la classe ouvrière.

«Notre point de divergence fondamentale avec Lutte ouvrière» et tous les autres groupes de gauche «porte sur le fait que nous accordons une importance première à l'éducation politique des travailleurs, au développement de leur conscience révolutionnaire, plutôt qu'à une forme ou une autre d'activité pratique, comme la lutte syndicale», pour reprendre les mots de Patrick Martin dans sa réponse à un supporter de Lutte ouvrière.

C'est précisément dans ce but que nous avons pris l'initiative d'appeler à un boycott du deuxième tour. Ceci a déclenché une discussion et un processus de clarification qui ne s'arrêteront pas après l'élection. Il faut de l'audace, de la ténacité et beaucoup de patience. Il y a beaucoup de confusion dans la classe ouvrière et ces questions doivent être continuellement expliquées et débattues.

Nous luttons pour unir la classe ouvrière à l'échelle internationale sur la base d'un programme socialiste. Notre réponse à l'Union européenne, contrôlée par les grosses banques et la grande entreprise, est les États unis socialistes d'Europe. Nous pouvons être confiants que notre lutte gagnera un auditoire croissant et permettra finalement de surmonter l'opportunisme qui a été démontré par l'extrême gauche en France.

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