Au début des années 90, un analyste se
présenta au chef du service des options monétaires d'une grande banque
d'investissement et lui proposa une explication des événements en s'intéressant
à leurs origines. Le manager répondit par une question : « Comment puis-je
faire de l'argent avec ça ? » Comme l'analyste ne proposait aucun
moyen d'exploiter l'information, la conversation prit fin.
Motivé par les récompenses personnelles en
argent, l'horizon d'un trader ne s'étend pas au-delà de la fin de l'année, le
moment où les bonus sont versés en fonction des performances de l'année. Pour
simplifier, l'étendue de l'intérêt d'un trader pour la théorie s'arrête à : (a)
toutes les informations pertinentes – y compris les données économiques
anciennes – sont contenues dans le prix, (b) les informations qui
n'auront pas de conséquences sur le prix dans l’avenir immédiat sont
considérées sans intérêt et ne doivent pas être prises en compte, et (c) une
fois que la vente est réalisée, toute responsabilité du vendeur cesse.
Cette manière bornée d'envisager l’avenir
trouve un écho dans un aveuglement similaire lorsqu'il s'agit de chercher des
réponses en examinant le passé. Il existe une justification à cette méthode.
Puisque de nouveaux marchés financiers sont constamment en évolution, des
informations historiques vieilles de plus de, disons, cinq ans, ne peuvent pas
expliquer la situation actuelle, les choses ayant tellement changé. Mais en
fait, cela rend la tâche de prévoir les comportements futurs des marchés encore
plus difficile. Ce n'est pas une question mineure ; cela a joué un rôle
important dans l'incapacité des acteurs du marché à évaluer correctement les
garanties financières pendant la crise du crédit de 2007.
Une telle conception des informations
historiques a une influence sur la manière dont les gens conçoivent les
marchés. En lisant la presse financière new-yorkaise et mondiale, on est étonné
de la manière dont les journalistes prennent comme point de départ de leurs
analyses le début du boom des crédits hypothécaires à risques [subprime
mortgages en anglais, ndt] en 2002, sans se préoccuper des origines de ces
instruments financiers. Après tout, pensent-ils, si toutes les informations
pertinentes – dont celles qui sont issues des relations économiques
anciennes – sont contenues dans le prix, pourquoi s'intéresser au passé
pour expliquer le présent ?
Ce n'est pas dire que personne sur les marchés
financiers ne s'intéresse aux origines historiques des crédits hypothécaires à
risques. L'une de ces personnes, entre autres, est le magnat de la finance
Georges Soros, un libéral. D'après un récent reportage de Bloomberg News
: « Soros a dit que les causes des troubles actuels remontent à 1980,
lorsque le président américain Ronald Reagan et le premier ministre du
Royaume-Uni Margaret Thatcher sont arrivés au pouvoir. C'est à cette période
que les emprunts enflèrent et que la réglementation concernant les banques
devint moins contraignante. Ces dirigeants, toujours selon Soros, croyaient que
les marchés étaient auto-correcteurs, c'est-à-dire que si les prix s'affolaient,
ils reviendraient à leur niveau traditionnel tôt ou tard. Au lieu de cela,
cette attitude de laissez-faire a créé la bulle immobilière actuelle, ce qui a
entraîné l'inflation du marché des crédits… »
Soros ne dit rien des conséquences qu'a eu
l'émergence des crédits hypothécaires à risques pour ceux qui les ont
contractés. Ce n'est pas là une histoire qui intéresse les investisseurs. On
doit regarder au-delà de l'opinion dominante répandue dans les rapports
financiers de Wall Street, et dans les journaux des banquiers comme le New
York Times, le Wall Street Journal et le Financial Times,
pour se faire une idée des raisons pour lesquelles les crédits hypothécaires à
risques ont été crées dans les années 80.
Dans The Changing Face of Inequality in
Home Mortgage Lending [La face changeante de l'inégalité dans le crédit
hypothécaire] publié en 2005, les auteurs R. Williams (de l'Université de Notre
Dame), R. Nesiba (Augustana college – Dakota du Sud) et E. Diaz McConnell
(Université de l'Illinois à Urbana-champaign) expliquent l'effet de la
déréglementation dans les régions à faible revenu. L'essentiel du rapport
fournit des données historiques qui confirment les principales conclusions
citées dans son résumé, où les auteurs écrivent :
« Nous comparons et établissons une
différence entre la théorie économique néoclassique – qui suggère que la
déréglementation bancaire, la compétition accrue, une meilleure information et
des risques mieux évalués réduisent ou éliminent la discrimination sur le
marché des crédits hypothécaires – et une théorie sociologique des
réseaux – qui affirme que les restructurations industrielles peuvent
perturber les marchés et les relations sociales et créer de nouvelles
possibilités pour l'exploitation.
« Nous démontrons qu’avec la
diminution lente des inégalités anciennes dans le crédit hypothécaire, apparaît
une nouvelle inégalité qui se caractérise par des durées de prêt moins
favorables, des types de logement parfois problématiques, et un manque de
protection adéquate du consommateur contre les pratiques abusives. »
En outre, le rapport décrit comment, « Avec
la fermeture des agences bancaires de proximité, de nouveaux prêteurs et de
nouveaux types de prêteurs sont arrivés sur le marché. Les relations entre les
réseaux de prêteurs et d'emprunteurs locaux qui existaient auparavant –
bien que sous-développés dans de nombreux cas – sont transformées. La
restructuration économique et la perturbation des vieux réseaux ont créé des
possibilités de prêt supplémentaires pour les marchés qui en manquaient, mais
la nature de ces prêts est souvent très différente de ceux qui sont faits à
d'autres emprunteurs. »
Le rapport se poursuit en expliquant que,
d'après les données obtenues dans les années 1990, des pratiques abusives
– comme celles de cibler les minorités, les familles à faible revenu et
les personnes âgées, de proposer des produits « déchets toxiques »
avec un taux d'amortissement négatif et des « taux d'entrée incitatifs »,
ainsi que des frais de gestion excessifs – étaient des pratiques
courantes à l'époque.
Si ces formes d'exploitation étaient tellement
répandues il y a des années de cela, on peut se demander pourquoi les
législateurs font tant de déclarations tapageuses, reprises dans la presse,
pour appeler à corriger les injustices des prêts abusifs actuels. Pourquoi n’avoir
entrepris aucune action à ce moment-là, lorsque ces injustices et leurs mauvais
effets avaient été découverts et auraient pu être arrêtés ?
Un autre rapport intitulé Run while you still can: Subprime
demand and predatory lending in rural areas [Cours
tant que tu le peux : la demande en crédits à risques et les prêts abusifs dans
les zones rurales], de mars 2004 (www.ruralhome.org)
financé par le ministère du logement et du développement urbain (HUD) apporte
des informations concernant l'histoire du début des prêts hypothécaires à
risques. (Note : certaines des citations qui suivent appartiennent à
d'autres études citées dans le rapport du HUD.)
« Jusqu'à la fin des années 1970, les
prêts sur capital immobilier (HELs pour Home equity loans) étaient
quasi-inexistants. En fait, en 1980, la somme totale des HELs ne se montait
qu'à 34 milliards de dollars. Cependant, à la fin de 1995 elle se montait à
environ 340 milliards de dollars. » (Et en 2006, la somme se comptait en
milliers de milliards !)
« En même temps que les prêts sur capital
immobilier devenaient populaires, les cartes de crédit le devenaient aussi
[...] Quand la récession de 1991 aux États-Unis est arrivée, de nombreux
consommateurs ayant des dettes élevées sur leur carte de crédit se sont trouvés
dans l'impossibilité de payer leurs factures mensuelles en raison de la perte
de leur emploi ou d'autres problèmes financiers. La récession a été
particulièrement sévère pour les femmes seules récemment divorcées. »
Entre 1981 et 1999, « Les inscriptions en
banqueroute par des femmes ont augmenté de 838 pour cent – quatre fois
plus vite que les autres catégories – passant de 53 000 à 497 000.
Alors qu'elles ne représentaient ordinairement qu'une faible minorité devant
les tribunaux de l'insolvabilité, en 1999 les femmes seules représentaient la
plus grande catégorie – 39 pour cent – des cas de banqueroute personnelle.
»
Le rapport se poursuit : « Cette nouvelle
population de consommateurs interdits de crédit a fourni […] une nouvelle
opportunité : vendre des crédits à risques garantis par le logement de
l'emprunteur comme un moyen de consolider et de rembourser les dettes des
cartes de crédit. »
Un analyste de l'industrie des crédits à
risque a écrit en 1997 : « En raison des grandes fluctuations
économiques, des licenciements massifs et de la récession régionale [en
Amérique du Nord, ndt], ainsi que de l'augmentation du taux de divorces et du
haut niveau de faillites des entreprises dans les dix dernières années, le
marché des crédits à risques a prospéré. » De plus, poursuivait
l'analyste, approximativement 45 pour cent des crédits hypothécaires à risques
de second lien [crédits remboursés en 9 à 10 ans, ndt] ont servi à consolider
des dettes.
Les deux rapports mentionnés ci-dessus, et
probablement bien d'autres qu'un lecteur attentif pourra trouver sur Internet,
fournissent des preuves empiriques que la plupart des critiques contre les
crédits hypothécaires à risques exprimées aujourd'hui, par les politiciens et
la presse à la recherche de solutions au moins partielles à la catastrophe
financière, étaient déjà valables dans les années 1980 et 1990. De plus, les
origines des crédits hypothécaires à risques sont liées à une montée de la
pauvreté, du chômage et à une baisse de la qualité de vie des familles de la
classe ouvrière. Ces rapports révèlent comment les crédits hypothécaires à
risques ont été conçus pour exploiter les sections les plus vulnérables de la
population.
Pour résumer : les crédits hypothécaires
à risques ont commencé comme instrument mis au point par le capital financier
pour remplacer les dettes peu sûres par de nouveaux prêts aux gens qui avaient
perdu leur emploi ou qui avaient subi des réductions de salaire et avaient
besoin d'argent pour continuer à nourrir leur famille. En échange, les banquiers
recevaient une sécurité (c’est-à-dire une garantie) sur le foyer des
emprunteurs. En d'autres termes, les banques « échangeaient » des
dettes risquées sans garanties contre un nouveau prêt garanti par le fait que
si un emprunteur ne pouvait pas rembourser le prêt, la banque avait les moyens
légaux de s'approprier le logement de la famille.
Une
nouvelle forme d'exploitation
Évidemment, le motif de l'« échange »
était de réaliser un joli bénéfice en appliquant des taux d'intérêt élevés. La
banque va facturer les coûts de financement – ce qu'elle paye pour
l'argent qu'elle prête – plus un montant supplémentaire, appelé la marge
actuarielle, pour compenser le risque de ne pas être remboursée. Ce risque
s'appelle le risque de défaut.
Puisque la banque espère retirer un bénéfice
de son activité de prêt, le taux d'intérêt de l'hypothèque sera également
composé de trois éléments : le taux de financement, une marge actuarielle
en raison du risque de défaut et une marge bénéficiaire établie suivant le taux
de bénéfice moyen dans l'industrie du logement, qui est déterminé par le marché
au moment du prêt.
Mais les taux appliqués aux familles de la
classe ouvrière et à faible revenu, qui prenaient des emprunts à risque,
dépassaient de loin le montant auquel on pouvait s'attendre d'après le taux de
bénéfice du secteur du logement. Et ce pour plusieurs raisons :
En premier lieu, il y a une relation
asymétrique entre le prêteur immobilier et les emprunteurs à risques. On sait
que les émetteurs de prêts ciblaient les sections les plus vulnérables de la
population, comme les personnes âgées, les immigrés et les mères célibataires.
Un exemple suffira à comprendre comment cela fonctionne.
L'article du HUD cité plus haut illustre la
manière dont les femmes célibataires ou récemment divorcées étaient ciblées
pour prendre un crédit hypothécaire à risque comme moyen de consolider des
dettes de leur carte de crédit. Pour ces personnes faisant face à des
difficultés pour joindre les deux bouts, et qui subissent souvent une pression
psychologique, on peut comprendre que n'importe quel prêt qui coûte moins que
les 20 pour cent d'agios semble une bonne affaire. Elles ne sont généralement
pas au courant de la marge actuarielle pour les personnes dans leur situation,
les émetteurs de prêts faisant tout pour qu'elles n'aient pas accès à ce genre
d'informations.
Si les vendeurs et les acheteurs sont
également informés sur les conditions du marché, alors, quel que soit le prix
sur lequel ils s'accordent, on considère que la transaction est honnête. Mais
si la relation est asymétrique, penchant fortement en faveur du vendeur, ce
vendeur devrait demander le meilleur prix du marché à l'acheteur. Dans une
économie de marché, les acheteurs ne seront pas capables de se défendre
eux-mêmes tant qu'ils ne seront pas conscients du problème. Et même alors, il
ou elle aura besoin de fonds importants pour engager des avocats capables de
s'opposer à de grandes institutions de crédit, lesquelles ont acquis une grande
expérience à partir des nombreux procès où elles ont été impliquées.
En second lieu, tant que les prix de
l'immobilier continuaient à monter et que les emprunteurs à risques se
renflouaient à des taux plus faibles [taux d'emprunts plus faibles que les
agios, ndt], le risque de défaut réel se maintenait en dessous des taux
historiques. Cela a permis aux investisseurs et aux « collateral managers »
(ceux qui décident où les fonds seront investis) de rechercher la rentabilité
absolue et non la rentabilité en fonction du risque encouru.
En conséquence, très peu d'argent, voire pas
du tout, était affecté aux comptes de réserve créés pour d’éventuels
défauts de paiement des emprunteurs lors des mauvaises années ; au lieu de
cela, ces fonds étaient ajoutés aux bénéfices. Le fait, bien connu de tous les
acteurs du marché, que le risque de défaut historique traverse des cycles
– certaines années, il est en dessous du taux moyen et d'autres années,
il est au-dessus – a été ignoré.
Alors quel est le sens des bénéfices « exceptionnels »
que le capital financier a retiré des prêts hypothécaires à risques ? En
fin de compte, les bénéfices supplémentaires viennent forcément de la privation
de certains biens de consommation courante comme la nourriture, l'éducation, le
carburant, les médicaments. En effet, en réduisant la quantité d'argent dont
ces familles disposaient pour satisfaire leurs besoins – ce que l'on
appelle le coût de reproduction de la classe ouvrière – le capital
financier a trouvé un moyen d'augmenter l'exploitation de la classe ouvrière,
sans passer par la production industrielle. C'est une source de parasitisme qui
est devenue la principale caractéristique du capitalisme américain aujourd'hui.
Pour compléter cette analyse, les centaines de
milliards de dollars perdus lors de l'effondrement du marché des prêts à
risques correspondent à peu près à la somme qui aurait dû être mise de côté, au
lieu d'être déclarée dans les bénéfices, durant les années où le risque de
défaut réel était inférieur au risque de défaut moyen sur le marché des prêts
hypothécaires. Actuellement, cette somme représente plus de 500 milliards de
dollars.
Ceci constitue aux yeux de l'auteur de cet
article une raison suffisante pour demander la confiscation de tous les bonus
versés aux directions des firmes de Wall Street. Et cette mesure devrait être
étendue à tous les individus de par le monde qui ont tiré des bénéfices du
marché des prêts hypothécaires à risques.