La réunion des ministres des Finances des
principaux pays industriels (G8) qui s’est tenue les 12 et 13 juin derniers a
été caractérisée par de sévères conflits en matière de politique économique,
notamment des divergences prononcées et croissantes entre l’Allemagne et les
Etats-Unis. La réunion a pris fin, comme de coutume lors de telles occasions,
par une résolution destinée à dissimuler les conflits et sans proposer aucun
moyen de les résoudre. La réunion qui s’est tenue dans la ville italienne de
Lecce faisait partie des préparatifs pour le sommet des chefs d’Etat et de
gouvernement du G8 qui doit se tenir le mois prochain dans la ville italienne de
L’Aquila.
De prime abord, les conflits survenus à Lecce
tournaient autour de la question d’une « stratégie de sortie de
crise », une fin pour les programmes d’injection monétaire et de plans de
relance de l’Etat accordés aux banques et aux grandes entreprises et qui ont
contribué à faire exploser l’endettement de l’Etat.
Le ministre allemand des Finances, Peer Steinbrück, a
notamment insisté pour une sortie rapide de la spirale de dette en soulignant
le risque d’inflation qu’elle entraînera. Il a réclamé une réduction rapide de
la dette en déclarant que d’autres programmes de relance n’étaient « ni
nécessaires ni judicieux ». Il a été soutenu par les délégués français et
ceux de l’Italie qui préside actuellement le G8.
Le ministre des Finances italien, Giulio Tremonti, a mis en
garde que les programmes de relance utilisés pour combattre la récession
attisaient déjà le genre de spéculation qui avait été à l’origine de la crise
économique. La spéculation était de nouveau présente notamment sur le marché pétrolier,
a-t-il dit, où les prix ont fortement augmenté ces derniers temps et
représentent une menace à la reprise : « au lieu de financer
l’économie réelle, les liquidités supplémentaires injectées dans le système
tendent à attiser la spéculation. »
En cela il fut sèchement contredit par le secrétaire américain
au Trésor, Timothy Geithner. « Nous devons maintenir les efforts
d’amélioration de la demande mondiale en continuant à poser les bases pour une
reprise durable. Il est trop tôt pour revenir à une politique de
retenue », a-t-il dit. Geithner a été appuyé par le directeur du FMI,
Dominique Strauss-Kahn, qui a dit : « Nous devons penser aux
stratégies de sortie (de crise), mais, avant les stratégies de sortie, nous
devons sortir de la crise. » Strauss-Kahn a souligné que les décideurs
politiques devraient se concentrer principalement sur la continuation du combat
contre la crise actuelle.
Toujours est-il que la déclaration finale de la réunion a fait
référence à une « stratégie de sortie de crise » n’engageant à rien.
« Nous avons discuté de la nécessité de préparer des
stratégies appropriées afin de déployer les mesures politiques extraordinaires
pour réagir à la crise une fois la reprise assurée, » dit le communiqué en
ajoutant toutefois que ces stratégies « peuvent varier d’un pays à
l’autre. » Le communiqué a cherché à éviter le problème en le reportant
sur le FMI : « Nous avons demandé au Fonds monétaire international
(FMI) une analyse sur les options de sortie de crise. »
Derrière ces conflits aux apparences techniques concernant une
« stratégie de sortie de crise » se cachent des questions de
politique fondamentales. Washington profite de la situation privilégiée du
dollar, de sa force militaire et de sa domination mondiale restante pour rejeter
tout le poids de la crise sur ses rivaux. Ceci se fait au moyen d’emprunts
massifs de la Réserve fédérale et d’un énorme déficit budgétaire américain.
De telles mesures conduisent en premier lieu à une baisse de
la valeur du dollar par rapport à l’Euro en minant les industries d’exportation
européennes, notamment celles de l’Allemagne. Les derniers chiffres concernant
les exportations allemandes sont catastrophiques. En avril, les exportations
avaient décliné de 29 pour cent par rapport à celles de l’année dernière à la
même époque, la plus forte baisse enregistrée par le pays depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale. La Fédération allemande du commerce extérieur (BGA) a
évalué que la chute des exportations allemandes avoisinerait 15 pour cent en
2009.
La production industrielle dans la zone Euro est tombée en
avril à son plus bas niveau depuis 12 ans. A Lecce, le ministre des Finances
Steinbrück a reconnu que la sortie de crise en Europe et en Allemagne serait
bien « plus superficielle » qu’aux Etats-Unis. Si le dollar
continuait à baisser, cela pourrait entraîner un effondrement des exportations
et donc une intensification de la crise en Europe.
De plus, le massif endettement américain a eu pour conséquence
que les Etats-Unis ont absorbé à la fois le gros des capitaux privés
internationaux et des investissements gouvernementaux, rendant ainsi le crédit
plus rare et plus cher en Europe et infligeant de ce fait à l’Europe et à
l’Allemagne un désavantage concurrentiel.
C’est pour ces raisons que la chancelière allemande Angela
Merkel avait critiqué début juin les Etats-Unis avec une véhémence
inhabituelle. Lors d’un discours tenu devant un auditoire de représentants
économiques à Berlin, elle avait ouvertement attaqué la politique de la Réserve
fédérale américaine et de banque centrale britannique, la Bank of England,
en accusant les gouvernements américain et britannique d’investir des milliards
de dollars dans leurs marchés financiers avant que de nouvelles régulations
n’aient été introduites. L’objectif de cette politique, avait-elle dit, était
de garantir leur domination du système bancaire mondial. (Voir : « Que
cachent les tensions avec les Etats-Unis ?»)
Aucun accord n’a été trouvé à Lecce sur la question d’une
régulation plus vaste des marchés financiers, les ministres du G8 ne parvenant
pas à réaliser un consensus à ce sujet. Les Etats-Unis ont catégoriquement
refusé tout contrôle international des manœuvres de Wall Street tout en donnant
en fait aux banques et aux institutions financières le feu vert pour reprendre
leurs activités spéculatives. A l’initiative de l’Italie, on s’est accordé à
« développer » des critères mondiaux pour les marchés financiers
(« Lecce Framework »), mais personne n’anticipe l’adoption d’un
accord rapide et contraignant concernant de tels critères.
La réunion de l’Institute of International Finance (IIF) qui a
réuni, sous la présidence du patron de la Deutsche Bank, Josef Ackermann, plus
de 370 établissements financiers internationaux à Beijing, a mis en garde que
toute action individuelle de gouvernement isolé pourrait se solder par
l’éclatement du système financier mondial.
« Nous voyons que des gouvernements prennent des mesures
qui mènent à l’éclatement du système financier mondial, » a dit Charles
Dallara, le président de l’IIL. « Les autorités de certains pays ont
souvent pris ces mesures en consultant à peine ou pas du tout les pays
partenaires. » Le président de la Deutsche Bank, Ackermann a averti que :
« Si ces tendances se poursuivaient cela pourrait créer un environnement
protectionniste qui serait préjudiciable à tous. »
Il y a plus de 80 ans, en analysant les relations entre les
Etats-Unis et l’Europe Léon Trotsky était déjà arrivé à la conclusion suivante :
« En période de crise, l’hégémonie des Etats-Unis se fera sentir plus
complètement, plus ouvertement, plus impitoyablement que durant la période de
croissance. Les Etats-Unis liquideront et surmonteront leurs difficultés et
leurs troubles, avant tout au détriment de l’Europe, peu importe où cela se
passera, en Asie, au Canada, en Amérique du Sud, en Australie ou en Europe
même, peu importe que ce soit par la voie pacifique ou par la guerre. »
(« La Troisième Internationale après Lénine »)
Cette analyse se trouve aujourd’hui tout à fait confirmée. Le
monde est une fois de plus en train de se précipiter vers une guerre économique
et finalement militaire tandis que les principales puissances font des pieds et
des mains pour se garantir une part plus grande lors d’un nouveau partage de la
planète.