Les femmes
dans la révolution russe
Les lettres de Natalia Sedova à Léon Trotsky
Par Vladimir Volkov
Le 1er juillet 2003
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La révolution russe de 1917 n'a pas seulement élevé
des millions de travailleurs et de paysans à la vie historique.
Elle a aussi promu sur le devant de la scène des événements
mondiaux toute une couche de représentants distingués
de l'intelligentsia socialiste, porteurs de la conscience politique
révolutionnaire, qui avaient absorbé les traditions
internationales de la social-démocratie européenne
et le meilleur héritage de la culture européenne
en général.
Les femmes ont joué un rôle important dans ce
milieu. Des personnages hauts en couleur et aux talents multiples
tels Larissa Reissner, Alexandra Kollontai et Inessa Armand étaient
les plus connues, bien sûr, mais n'étaient nullement
l'exception. Derrière elles, il y avait des dizaines et
des centaines d'autres femmes qui entrèrent dans l'histoire
de la révolution et laissèrent leurs propres traces
indélébiles.
Si l'on se souvient de l'expression classique de Charles Fourier
selon laquelle on peut mesurer le degré d'évolution
d'une société à son attitude envers les
femmes, alors la révolution russe doit être considérée
comme un énorme bond en avant en direction de la libération
sociale de cette partie de l'humanité qui fut considérée,
à travers les siècles, comme la plus dépendante
et la plus déshéritée.
Fondées sur la connaissance plutôt que sur des
préjugés dépassés, les attitudes
révolutionnaires libres envers la famille étaient
inséparables de la perspective politique de la révolution.
Cette morale avait une existence matérielle réelle
et s'exprimait dans les relations personnelles entre les hommes
et les femmes qui firent la révolution.
L'un des meilleurs exemples en la matière se trouve
peut-être dans la relation entre Léon Trotsky et
sa femme Natalia Sedova (1882-1962). Malheureusement nous ne
disposons que de peu de preuves écrites; pendant près
de 40 ans ils vécurent côte à côte
et n'eurent pas besoin de correspondre et encore moins de rendre
publiques leurs relations personnelles. De ce fait nous accordons
une grande valeur à ces quelques lettres écrites
par Natalia à Trotsky dans les années trente, période
de leur dernier exil, et qui sont conservées dans les
Archives Trotsky de la Bibliothèque Houghton de l'Université
de Harvard (## 5560-5578).
Natalia Sedova était la seconde femme de Trotsky. Il
avait deux filles, Nina et Zina, d'un premier mariage avec Alexandra
Sokolovskaia, camarade révolutionnaire du sud de la Russie.
Fuyant de Sibérie, lieu de son premier exil imposé
par le Tsar, en partance vers l'étranger Trotsky fut contraint
d'abandonner sa première famille. Néanmoins il
maintint toujours des relations très chaleureuses et amicales
avec sa première femme et ses filles.
Trotsky rencontra Natalia Sedova à Paris en 1903 lors
d'une exposition d'art. C'était une adepte d'Iskra parmi
un groupe de jeunes émigrés et lui venait d'arriver
de Londres en tant que représentant d'Iskra pour faire
un exposé. Ils ne tardèrent pas à se mettre
en ménage. En 1906, ils eurent leur premier fils, Liova;
puis en 1908 leur second fils, Sergey naquit à Vienne.
En 1933, après quelques années d'exil en Turquie,
où Staline les avait expulsés en 1929, ils quittèrent
leur maison de Prinkipo et partirent pour la France. Natalia
se rendit dans une station thermale toute seule et envoya quelques
lettres à Trotsky. L'autre série de lettres date
de 1937, lorsque tous deux vivaient au Mexique, où ils
s'étaient réfugiés après avoir été
expulsés de Norvège.
Il est naturel que ces quelques lettres de Natalia à
Trotsky soient essentiellement de nature personnelle. Elle les
commence toujours par ces mots « Mon doux bébé
lion » (le prénom de Trotsky est Lev qui signifie
'lion' en russe), et le contenu des lettres évite normalement
la politique du moment ou les questions historiques et sociales.
La santé et le moral de son mari inquiètent Natalia
et elle lui fait part de ses sentiments et de sa situation personnels.
Mais de temps à autre il lui arrive d'aborder des questions
plus générales ou des souvenirs de leur passé
commun.
Par exemple, à Paris lors d'un voyage vers sa station
thermale, elle exprime le regret de sa jeunesse, du temps où
tous deux vivaient dans cette ville et profitaient de la liberté
et du charme de cette capitale mondiale (lettre du 3 septembre
1933).
« J'ai énormément changé »,
écrit-elle, « un changement entre ce qui était
et ce qui est maintenant, entre la jeunesse et la vieillesse.
C'est triste et effrayant parfois, et tranquillement satisfaisant
qu'il soit possible de revoir le passé et pourtant tout
semble différent; il est douloureusement impossible de
ressentir les sensations passées. Nous nous promènerons
dans Paris ensemble Mais cela est-il même possible? C'est
comme lire d'anciennes lettres Il est difficile de revenir sur
ses pas, ou de lire d'anciennes lettres. »
Dans une autre lettre, datée du 9 octobre 1933, elle
mentionne combien leur vie avait été difficile,
que beaucoup avait été perdu (des projets, des
opportunités), qu'il leur avait fallu venir à bout
de bien des difficultés : « C'est une vie comme
ça que nous avons partagée, tellement difficile,
qu'il nous est impossible après de telles expériences
de revenir à la simplicité d'avant, à 'une
chambre à un lit' ».
Dans une lettre écrite les 21-22 juillet 1937, elle
se souvient de son travail de fonctionnaire au conseil d'administration
soviétique du musée et dit qu'elle était
mal préparée pour ce type d'activité, que
beaucoup d'erreurs étaient faites et que tout était
difficile. Quand Trotsky la félicita un jour pour un rapport
bien préparé, elle dit qu'elle fut heureuse d'avoir
été capable d'avoir préparé quelque
chose de valeur.
Voici comment elle décrit ceci: « 22 juillet
au matin. Je t'ai dit maintes fois que mon travail au département
du musée représentait une tâche importante,
très inhabituelle pour moi, très particulière.
Mon statut représentait un engagement. J'avais toujours
le sentiment de n'être pas à la hauteur, de ne pas
faire mon travail correctement, qu'il me fallait faire davantage,
mais pour être à la hauteur, il aurait fallu passer
encore moins de temps à la maison, consacrer mes soirées
au travail. Il était nécessaire de se rendre dans
les différentes régions. Parfois mes collègues,
notamment ceux des provinces, me le disaient. Et tu n'as jamais
vraiment compris mes difficultés, mon manque de préparation
et ma responsabilité. Il me fut longtemps très
difficile de décider d'accepter ou non ce poste. Je t'en
ai parlé et tu m'as conseillé de prendre un poste
plus modeste. Mais le Commissariat à l'éducation
insista pour que j'accepte ce poste. Mon travail ressemblait
à une préparation à un examen, un examen
durant plusieurs années. Je me souviens que lorsque j'essayais
de te parler de mon travail, des relations personnelles à
mon travail, tu essayais d'éviter le sujet, parfois poliment,
mais souvent assez sèchement. Je me souviens qu'une fois
tu lus une lettre que j'avais écrite au Comité
Central au sujet des spécialistes professionnels tu dis
: 'C'est bien exprimé'. Ce fut mon moment de gloire. Cela
faisait un moment que je voulais te montrer cette lettre, mais
ne trouvais pas le bon moment comme tu étais occupé
en cette période là. On se voyait à la hâte
au déjeuner et au dîner. Je passais des soirées
à la maison dans l'espoir de te voir et je m'inquiétais
que mes collègues ne me reprochent d'avoir raté
encore une conférence du soir. Tu rentrais généralement
après que je me sois couchée. Je me souviens de
toi les matins, comment tu te levais du lit énergiquement,
t'habillais rapidement, demandais qu'on aille chercher la voiture
et indirectement, d'un coup d'il ou d'un geste tu nous encourageais
Seriozha et moi qui nous réveillions et nous habillions
toujours un peu abattus. Comme je me souviens bien de toi, si
doux, si gentil, comme je désirais t'embrasser. Je me
dépêchais pour te rattraper et pour que nous partions
ensemble au travail ».
Dans une lettre écrite le 12 septembre 1933, Natalia
reproche à Trotsky de trop travailler, de s'épuiser.
C'était l'époque où Trotsky menait le combat
pour tirer les leçons de la défaite catastrophique
de la classe ouvrière allemande du début de cette
année-là et faire en sorte que l'Opposition de
gauche internationale embrasse la perspective de la construction
d'un nouveau parti révolutionnaire international, la Quatrième
internationale.
Natalia écrivit: « Même une personne à
la carrure puissante ne peut supporter longtemps le travail que
tu fais, sans repos, sans pause, c'est impensable. Mon cher ami,
les exigences que tu as vis-à-vis de toi-même sont
surhumaines et tu penses que l'âge est responsable de défaillances
qui en réalité ne sont nullement des défaillances.
Il est vraiment étonnant que tu puisses porter autant
sur tes épaules ! On ne peut pas travailler jusqu'aux
limites de ses capacités physiques profondes comme tu
le fais, et ce jour après jour ».
Au Mexique, Natalia évoque avec nostalgie les souvenirs
de leur vie sur l'île de Prinkipo au large d'Istanbul.
Elle propose de compenser à l'absence de pêche et
de promenades au bord de la mer par le jardinage.
Dans une autre lettre datée du 29 septembre 1933, elle
discute du caractère compliqué de Jeanne Molinier,
femme de Léon Sedov, puis fait la remarque suivante sur
son fils: « Je dirais qu'en règle générale
Liova n'est pas distrait. Tu te souviens de lui à Alma
Ata ou Constantinople ? Je dirais qu'il était précis
et avait une bonne mémoire. Mais il apparaît à
présent nerveux et égaré. Chez lui l'optimisme
est vite suivi par la dépression. En ce moment il met
de grands espoirs pour de succès rapides de l'Opposition
».
Ces quelques lettres de Natalia Sedova parlent d'elles-mêmes.
Elles représentent un document humain vivant: celui d'une
mère et d'une épouse qui réagit avec sensibilité
à ce qui l'entoure et est souvent blessée par les
difficultés rencontrées par elle-même et
ceux qui lui sont chers. Ces lettres nous montrent aussi en même
temps le caractère hors du commun d'une personne courageuse
qui défend ses propres positions dans la vie et ne craint
pas, quand cela est nécessaire, de se battre contre les
circonstances extérieures défavorables.
Contrairement à la littérature morne et terriblement
ennuyeuse - bien qu'excessivement volumineuse - publiée
par la bureaucratie stalinienne en Union soviétique sur
le « caractère moral » des communistes, ces
lettres nous aident vraiment à comprendre l'état
d'esprit et les sentiments de cette extraordinaire couche de
l'intelligentsia socialiste qui soutint le poids moral et intellectuel
de la révolution russe.
Trotsky aimait Natalia profondément. Il était
attaché à elle non pas seulement du fait des années
passées ensemble. Ils étaient aussi unis par leur
lutte commune et les sérieuses épreuves humaines
auxquelles ils furent soumis (il suffit de se rappeler que leurs
deux fils furent assassinés par Staline). Dans son «
Testament », que Trotsky écrivit le 27 février
1940, six mois avant son assassinat, il dit de Natalia : «
En plus du bonheur d'être un combattant pour la cause du
socialisme, le destin m'a donné le bonheur d'être
son mari. Durant les presque 40 ans de notre vie commune, elle
est restée une source inépuisable d'amour, de magnanimité
et de tendresse ». (Ecrits de Léon Trotsky, 1939-40.)
Vadim Rogovin, auteur d'une étude en sept volumes sur
la lutte contre le stalinisme dans l'URSS des années 20
et 30, remarqua justement que « la littérature mondiale
et les biographies des grands personnages de l'histoire trouveraient
très rarement des mots d'amour et de tendresse aussi inspirés,
prononcés par une personne, attendant sa mort prochaine,
sur la compagne de sa vie ayant passé près de 40
ans à ses côtés ». (Le commencement
signifie la fin, Moscou)
Il y a néanmoins des auteurs qui, ne tenant pas compte
des faits, essaient d'attribuer à Trotsky une attitude
arrogante à l'égard des femmes, de le décrire
en espèce de tyran patriarcal. Parmi ces auteurs on trouve
l'historien britannique Ian D. Thatcher, dont la biographie de
Trotsky a été récemment publiée à
Londres.
Ce livre est d'un niveau tellement bas qu'il ne mérite
notre attention qu'en tant qu'exemple de catalogue d'accusations
et de reproches à l'encontre des dirigeants de la révolution
russe. Nous nous limiterons à examiner comment Thatcher
tente de discréditer Trotsky au niveau personnel et idéologique.
Commençant d'emblée de sa propre évaluation
de l'approche générale du bolchevisme à
la question des relations hommes-femmes, Thatcher écrit
:
« Les analyses du rôle des hommes et des femmes
dans les campagnes de posters bolcheviques montrent que les femmes
étaient essentiellement dépeintes dans des rôles
'de second plan' ou subalternes. Peut-être fallait-il s'attendre
à cela de la part d'un gouvernement où les hommes
occupaient les postes de direction. Il semble qu'il y ait eu
méconnaissance du peu d'attractivité que le Parti
communiste exerçait sur les femmes, à commencer
par ses organisations pour la jeunesse et jusqu'au Comité
Central. On peut même déclarer que Trotsky faisait
aussi peu cas de ses compatriotes féminines que n'importe
quel autre homme égocentrique ». (Ian D. Thatcher,
Trotsky, 2003).
Pour étayer cette déclaration catégorique
Thatcher cite le journal intime de l'historien russe Yu. V. Gauthier,
écrit au printemps 1918. Ce dernier, virulent ennemi des
Bolcheviques, soutenait les armées Blanches et aspirait
à un retour de la monarchie.
Le 20 avril 1918, Gauthier écrivit que Natalia Sedova
se présenta sur son lieu de travail (il travaillait comme
bibliothécaire au musée Rumiantsev) et demanda
d'emprunter, pour son mari, les dossiers du journal Kievskaia
Myls datant de 1915-16. Il la renvoya au prétexte qu'il
lui fallait obtenir une autorisation officielle de prêt.
Natalia revint le lendemain avec les formulaires officiels requis.
Lui ayant fourni les documents demandés, l'historien monarchiste
donna libre cours à ses frustrations dans son journal
intime. La décrivant comme « une personne de petite
taille à l'accent du sud et au nez retroussé »,
il écrivit qu'elle « arriva richement vêtue
mais sans goût, dans une voiture accompagnée d'un
soldat se tenant au garde à vous devant elle ».
(ibid.)
Tout est dit. Une personne aveuglée par sa haine de
la révolution exprime son hostilité à l'égard
de la femme de Trotsky. C'est là un exemple courant de
détritus historiques entourant les événements
mondiaux. Thatcher néanmoins parvient à trouver
ici la preuve de « l'exploitation de sa femme comme secrétaire
personnel » de la part de Trotsky.
« Il n'est peut-être pas surprenant », continue
Thatcher, « que Trotsky n'ait pas appliqué à
lui-même les principes qu'il énonçait, à
savoir, regarder la réalité à travers les
yeux des femmes. Il ne préconisa certainement pas une
candidate pour remplacer Lénine; il ne produisit pas non
plus le compte-rendu exhaustif promis de ce qu'il pensait qu'une
perspective féminine du monde pouvait bien être
». (ibid.)
Cette tirade absurde est typique de la « biographie
» de Thatcher, qui devrait s'intituler « Pourquoi
je hais Trotsky ». Essayant par tous les moyens de présenter
Trotsky sous un jour négatif, cet auteur britannique fait
feu de tous les exemples qu'il trouve, aussi tirés par
les cheveux soient-ils, et tant pis s'ils n'ont aucun rapport
avec le sujet, pour en faire des amalgames; c'est-à-dire
qu'il combine une vérité partielle avec des inventions
et des falsifications pour produire une « démythification
» de Trotsky qui n'a absolument rien à voir avec
des événements réels.
En effet, quelle est la valeur de son affirmation selon laquelle
les dirigeants bolcheviques avaient une approche négative
des femmes, avaient des attitudes « sexistes » ?
Ici, Thatcher exploite le fait que toute révolution, alors
qu'elle ouvre la voie à la libération des femmes,
ne peut d'un seul coup nier toutes les barrières du passé,
que le mouvement le plus avancé a besoin de temps pour
développer entièrement ses possibilités.
L'accusation que Trotsky « exploitait » sa femme
est tout aussi absurde et fausse. Il est vrai que Natalia l'aidait
souvent et faisait office d'assistante, mais elle le faisait
consciemment et sans coercition. Elle comprit que son mari jouait
un rôle central dans la préparation de la révolution
russe et à partir de la fin des années 20 un rôle
unique pour conduire la lutte internationale pour le socialisme
et combattre la gangrène du stalinisme. Son rôle
d'assistante de Trotsky était sa façon à
elle de participer à la cause de la libération
de la classe ouvrière et de millions de femmes laborieuses
des chaînes de l'oppression sociale.
Seul l'esprit d'un petit bourgeois, débauché
par les préjugés du fétichisme du produit
marchand, ne peut comprendre les relations entre mari et femme
que du point de vue de la nécessité d'une «
juste » récompense en argent comptant pour services
rendus.
Mais le plus grand mensonge de Thatcher réside dans
le fait qu'il confond délibérément la perspective
historique réelle de la révolution russe avec son
destin tragique ultérieur. Il impute à la révolution
les maux qu'elle tenta résolument d'abolir, et qui émergèrent
à nouveau plus tard uniquement comme sa négation
contre-révolutionnaire.
La révolution socialiste de 1917 fit de l'égalité
des femmes une loi fondamentale, elle donna aux femmes le droit
à l'éducation, au travail et à la participation
aux affaires de la société au même titre
que les hommes; en d'autres termes, elle ouvrit aux femmes la
voie: de l'esclavage des fourneaux et de la famille vers la lumière
d'une existence vraiment humaine. Il fallut des années
de dégénérescence stalinienne et une bacchanale
bestiale de sacrifices sanglants durant la Grande Terreur pour
effacer cette tradition culturelle et la remplacer par la morale
de l'Ancien testament et la soumission approuvée par l'état
de la femme envers son mari qui devint la norme en URSS.
Voir aussi:
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