L’université d’été 2005 du PES (États-Unis) et du WSWS

Première conférence: La Révolution russe et les problèmes historiques non résolus du XXe siècle

Voici la première partie de la conférence intitulée « La Révolution russe et les problèmes historiques non résolus du XXe siècle » prononcée par le président du World Socialist Web Site, David North, à l'occasion du camp d'été du Parti de l'égalité socialiste (États-Unis) et du WSWS qui s'est déroulé du 14 au 20 août 2005, à Ann Arbor, au Michigan.

Les connaissances historiques et la conscience de classe

Nous commençons aujourd'hui une série de conférences qui s'étendra sur une semaine intitulée « Le marxisme, la révolution d'Octobre et les fondements historiques de la Quatrième Internationale ». Au cours de ces conférences, nous examinerons les événements historiques, les controverses théoriques et les luttes politiques à partir desquels la Quatrième Internationale est apparue. Le point central de ces conférences sera les 40 premières années du XXe siècle. Dans une certaine mesure, cette limite est déterminée par le temps dont nous disposons. On ne peut pas tout voir en une semaine. Et passer en revue ne serait ce que les quatre premières décennies du siècle dernier en seulement sept jours est une tâche pour le moins ambitieuse. Et pourtant il y a une logique historique derrière notre attention concentrée sur la période allant de 1900 à 1940.

Lorsque Léon Trotsky a été assassiné en août 1940, tous les grands événements ayant déterminé les caractéristiques politiques essentielles du XXe siècle étaient déjà survenus: l'éclatement de la Première Guerre mondiale en août 1914, la conquête du pouvoir politique par le Parti bolchevik en octobre 1917 et la création subséquente de l'Union Soviétique en tant que premier État ouvrier socialiste, l'arrivée des États-Unis comme le plus puissant État impérialiste au lendemain de la Première Guerre mondiale, l'échec de la Révolution allemande de 1923, la dégénérescence bureaucratique de l'Union Soviétique; la défaite de l'Opposition de gauche et l'expulsion de Trotsky du Parti communiste et de la Troisième Internationale en 1927, la trahison de la Révolution chinoise de 1926-1927, le Crash de Wall Street d'octobre 1929 et le début de la crise capitaliste mondiale, la montée de Hitler au pouvoir et la victoire du fascisme en Allemagne en janvier 1933, les procès de Moscou de 1936-1938 et la campagne de génocide politique contre l'intelligentsia socialiste et la classe ouvrière en URSS, la trahison suivie de la défaite de la Révolution espagnole de 1937-1939 sous l'égide du Front Populaire dominé par les staliniens, l'éclatement de la Deuxième Guerre mondiale en septembre 1939 et le début de l'extermination des juifs en Europe.

C'est pendant ces quatre décennies que les caractéristiques politiques essentielles du XXe siècle ont été définies, dans le sens que tous les grands problèmes politiques que la classe ouvrière internationale a confronté suite aux années qui ont suivies la Deuxième Guerre mondiale ne peuvent être compris qu'au travers du prisme des leçons stratégiques des grandes expériences révolutionnaires et révolutionnaires de la période qui a précédé cette guerre.

Pour analyser les politiques des partis social-démocrates après la Deuxième Guerre mondiale, il faut comprendre les implications historiques de la chute de la Deuxième Internationale en août 1914. La nature de l'Union Soviétique et des régimes établis en Europe de l'Est au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, ainsi que celle du régime maoïste établi en Chine en octobre 1949, ne peut être comprise qu'en se basant sur l'étude de la révolution d'Octobre et de la dégénérescence prolongée du premier État ouvrier. De même, la solution aux problèmes de la grande vague de révolutions anti-coloniales et anti-impérialistes qui a balayé l'Asie, le Moyen-Orient, l'Afrique et l'Amérique latine après 1945 ne peut être trouvée qu'en se basant sur une étude difficile des controverses politiques et théoriques entourant la théorie de la révolution permanente de Trotsky formulée pour la première fois en 1905.

La relation entre connaissances historiques, analyse et orientation politiques a trouvé sa plus grande expression dans la dernière décennie de l'Union Soviétique. Lorsque Mikhail Gorbachev a pris le pouvoir en mars 1985, le régime stalinien vivait une crise désespérée. La détérioration de l'économie soviétique ne pouvait plus être cachée dès que le prix du pétrole a commencé à chuter après la flambée des années 1970 qui avait donné au régime un répit à court terme. Quelles mesures devaient être prises pour renverser ce déclin se demandait alors le Kremlin. Les problèmes politiques se sont immédiatement entremêlés avec les questions non résolues de l'histoire soviétique.

Pendant plus de 60 ans, le régime stalinien a été engagé dans une campagne incessante de falsification historique. Les citoyens de l'Union Soviétique étaient grandement ignorants des faits de leur histoire révolutionnaire. Les ouvrages de Trotsky et de ses partisans ont été censurés et supprimés pendant des décennies. Il n'existe aucun ouvrage historique crédible de l'histoire soviétique. Chaque nouvelle édition de l'encyclopédie soviétique officielle réécrivait l'histoire selon les intérêts politiques et les instructions du Kremlin. En Union Soviétique, comme notre défunt camarade Vadim Rogovin l'a déjà fait remarquer, le passé était tout aussi imprévisible que l'avenir!

Pour les factions au sein de la bureaucratie et de la nomenklatura privilégiée qui ont favorisé le démantèlement de l'industrie nationalisée, la résurrection de la propriété privée et la restauration du capitalisme, la crise économique soviétique étaient la « preuve » que le socialisme avait échoué et que la révolution d'Octobre était une erreur historique catastrophique à partir de laquelle toutes les tragédies subséquentes qu'a vécu le pays ont inexorablement découlées. Les ordres mis de l'avant par ces forces pro-marché étaient basés sur une interprétation de l'histoire soviétique soutenant que le stalinisme est le résultat inévitable de la révolution d'Octobre.

La réplique à ces défenseurs de la restauration capitaliste ne peut être donnée sur la base des simples questions économiques. La réfutation des arguments pro-capitalistes exige plutôt l'étude de l'histoire soviétique, la démonstration que le stalinisme n'était pas le résultat obligatoire ou inévitable de la révolution d'Octobre. Il faut démontrer qu'une autre voie que le stalinisme était non seulement théoriquement concevable, mais qu'elle a même en fait existée sous la forme de l'Opposition de gauche dirigée par Léon Trotsky.

Ce que je vous dis aujourd'hui est plus ou moins ce que j'ai dit devant un auditoire d'étudiants et de professeurs en Union Soviétique réunis à l'Institut des archives historiques de l'Université de Moscou en novembre 1989. J'avais commencé ma conférence intitulée « L'avenir du socialisme » en faisant remarquer que « [] pour discuter de l'avenir, et je suis sur que vous me comprenez, il est nécessaire d'étudier à fond le passé. Comment quelqu'un peut-il en effet discuter du socialisme aujourd'hui sans traiter des nombreuses controverses auxquelles le mouvement socialiste doit faire face? Et, bien sur, quand nous discutons de l'avenir du socialisme, nous discutons du sort de la révolution d'Octobre - un événement d'une portée mondiale et qui a eu un profond impact sur la classe ouvrière de tous les pays. Ce passé, particulièrement en Union Soviétique, est encore en grande partie enveloppé de mystère et de falsifications ». [1]

Il y eut un temps où un intérêt immense existait pour les questions historiques en URSS. Ma propre conférence, qui avait été organisée avec moins de 24 heures de préparation suite à une invitation impromptue du directeur de l'Institut des archives historiques, n'en a pas moins attiré un auditoire de plusieurs centaines de personnes. La publicité pour cette conférence a été presque entièrement limitée au bouche à oreille. La nouvelle a rapidement circulé selon laquelle un trotskyste américain allait prendre la parole à l'Institut, et un grand nombre de personnes s'est présenté.

Pendant une courte période de la Glasnost, c'était tout un précédent pour un trotskyste de pouvoir s'exprimer publiquement. Aussi une conférence prononcée par un trotskyste américain ne pouvait être qu'encore plus sensationnelle. Le climat intellectuel pour une telle conférence était extrêmement favorable. Il y avait alors une faim de vérité historique. Comme le camarade Fred Williams a récemment fait remarqué dans son compte-rendu de la misérable biographie Staline écrite par Robert Service, le journal soviétique Arguments et Faits, qui n'était qu'une publication mineure avant la Glasnost, a vu sa circulation progresser de façon exponentielle, pour atteindre les 33 millions de copies, simplement en publiant des essais et des documents ayant trait à l'histoire soviétique pendant longtemps interdits.

Effrayée par le vaste intérêt croissant pour le marxisme et le trotskysme, la bureaucratie s'est empressée d'enrayer le processus intellectuel essentiel de clarification historique, qui avait tendance à encourager une résurgence de la conscience politique socialiste, en accélérant son mouvement vers l'éclatement de l'URSS. La façon précise dont la bureaucratie a orchestré la dissolution de l'URSS - le point culminant de la trahison stalinienne de la révolution d'Octobre anticipé par Trotsky plus d'un demi-siècle auparavant - est un sujet qui reste à examiner dans tous les détails nécessaires. Mais ce qui doit être souligné, c'est qu'un élément critique de la dissolution de l'URSS - et dont les conséquences catastrophiques pour les peuples de l'ex-Union Soviétique sont devenues on ne peut plus claires - c'est l'ignorance de l'histoire. Le fardeau de décennies de falsifications historiques ne pouvait être surmonté à temps pour que la classe ouvrière soviétique puisse s'orienter politiquement, défendre ses intérêts sociaux indépendants et s'opposer à la dissolution de l'Union Soviétique et à la restauration du capitalisme.

Il y a une grande leçon à tirer de cette tragédie historique. Sans une profonde compréhension des expériences historiques par lesquelles elle a passé, la classe ouvrière ne peut défendre ses intérêts sociaux même les plus élémentaires, et encore moins mener une lutte politique consciente contre le système capitaliste.

La conscience historique est une composante essentielle de la conscience de classe. Ces mots de Rosa Luxemburg sont tout aussi pertinents aujourd'hui qu'ils l'étaient lorsqu'elle les a écrits au début de 1915, moins d'un an après le début de la Première Guerre mondiale et de la capitulation du Parti social-démocrate allemand face au militarisme prussien et à l'impérialisme :

« [Le prolétariat] n'a d'autre maître que l'expérience historique. Le chemin pénible de sa libération n'est pas pavé seulement de souffrances sans bornes, mais aussi d'erreurs innombrables. Son but, sa libération, il l'atteindra s'il sait s'instruire de ses propres erreurs. Pour le mouvement prolétarien, l'autocritique, une autocritique sans merci, cruelle, allant jusqu'au fond des choses, c'est l'air, la lumière sans lesquels il ne peut vivre.

Dans la guerre mondiale actuelle, le prolétariat est tombé plus bas que jamais. C'est là un malheur pour toute l'humanité. Mais c'en serait seulement fini du socialisme au cas où le prolétariat international se refuserait à mesurer la profondeur de sa chute et à en tirer les enseignements qu'elle comporte ».[2]

La conscience historique versus le postmodernisme

La conception de l’histoire que nous défendons — une conception qui donne à la connaissance et à l’assimilation théorique des expériences historiques le rôle crucial et décisif dans la lutte pour la libération de l’humanité — est irréconciliable avec tous les courants de pensée bourgeois. Le déclin politique, économique et social de la société bourgeoise est reflété, s’il n’est pas entraîné, par sa dégénérescence intellectuelle. Dans une période de réaction politique, avait fait remarquer Trotsky, l’ignorance montre les dents.

La forme particulière de l’ignorance défendue actuellement par les représentants universitaires les plus compétents et les plus cyniques de la pensée bourgeoise, les postmodernistes, est l’ignorance et le mépris pour l’histoire. Le rejet sans équivoque par les postmodernistes de la validité de l’histoire et du rôle central qui lui est donnée par tous les courants authentiquement progressistes de la pensée sociale est inextricablement lié à un autre élément essentiel de leurs conceptions théoriques — la non-reconnaissance et le rejet explicite de la vérité objective en tant que but important, encore bien moins en tant que but fondamental, de l’étude philosophique.

Ceci étant dit, qu’est-ce que le postmodernisme ? Permettez-moi de citer, afin de mieux expliquer mes propos, ces quelques lignes écrites par un défenseur de ce courant de pensée, le professeur Keith Jenkins :

« Aujourd’hui, nous vivons dans la condition générale de la postmodernité. Nous n’avons pas de pouvoir sur celle-ci, car la postmodernité n’est pas une « idéologie » ou une prise de position à laquelle on peut souscrire ou non ; la postmodernité est précisément notre condition : elle est notre destin. Et on peut dire que cette condition a été causée par un échec général — un échec général qui peut être identifié très clairement alors que la poussière tombe sur le vingtième siècle — de l’expérience dans cette façon de vivre que l’on appelle la modernité. C’est un échec général, mesuré selon ses objectifs mêmes, de la tentative, à partir du 18e siècle en Europe, d’augmenter au moyen de la raison, de la science et de la technologie, le niveau du bien-être personnel et social des formations sociaux que, vu qu’elles légiféraient pour une émancipation de plus en plus grande de ses citoyens/sujets, nous pouvons caractériser en disant qu’elles tentaient, au mieux, de devenir des « sociétés de droits de l’homme».

« …[I]l n’y a pas maintenant — pas plus qu’il n’y a déjà eu — de « vraies » fondations du type nécessaire pour étayer l’expérience du moderne. » [3]

Permettez-moi, si je puis utiliser le langage des postmodernistes, de « déconstruire » cet extrait. Pendant plus de deux cents ans, reculant aussi loin que le 18e siècle, il y avait des gens, inspirés par la science et la philosophie des Lumières, qui croyaient au progrès et à la possibilité d’une perfection humaine et qui cherchaient la transformation révolutionnaire de la société sur la base de ce qu’il croyait être une compréhension scientifique des lois objectives de l’histoire.

Ces gens croyaient en l’Histoire (avec un H majuscule) en tant que processus régit par des lois et déterminé par des forces socio-économiques qui sont indépendantes des consciences subjectives des individus, mais que les humains peuvent découvrir, comprendre et sur lesquelles ils peuvent agir dans les intérêts du progrès humain.

Mais de telles conceptions, déclarent les postmodernistes, se sont avérées être de naïves illusions. Maintenant, nous le savons : il n’y a pas d’Histoire (avec un H majuscule). Il n’y a même pas d’histoire (avec un h minuscule) que l’on peut simplement comprendre comme processus objectif. Il n’y a que des « narrateurs » ou des « discours » employant des vocabulaires changeant dans le but d’accomplir un projet subjectivement déterminé, peu importe ce qu’est ce projet.

De ce point de vue, l’idée même selon laquelle il est possible de déduire des « leçons » de l’« histoire » est un projet illégitime. Il n’y a vraiment rien à étudier et rien à apprendre. Comme insiste Jenkins : « Nous devons maintenant seulement comprendre que nous vivons dans des formations sociales qui n’ont pas d’autres bases éthiques, ontologiques ou épistémologiques pour légitimer les croyances que le statut d’une conversation (rhétorique) qui réfère ultimement à elle-même… Conséquemment, nous reconnaissons aujourd’hui qu’il n’y a jamais eu, et qu’il n’y aura jamais, quelque chose comme un passé qui est expressif d’une quelconque essence. » [4]

Traduit dans un français compréhensible, ce que Jenkins dit est que 1) le fonctionnement des sociétés humaines, quelles soient passées ou présentes, ne peuvent être compris en termes de lois objectives qui peuvent être ou qui sont en train d’être découvertes ; et 2) il n’y a pas de fondement objectif à ce que les personnes peuvent penser, dire ou faire au sujet de la société dans laquelle ils vivent. Les gens qui se prétendent historiens peuvent avancer une interprétation du passé ou une autre, mais le remplacement d’une interprétation par une autre ne signifie pas un avancement vers quelque chose qui pourrait être objectivement plus vrai que ce qui a été écrit précédemment — parce qu’il n’y a pas de vérité objective vers laquelle on peut se rapprocher. C’est purement le remplacement d’une façon de parler du passé par une autre façon de parler du passé — pour des raisons reliées aux fins subjectivement perçues de l’historien.

Les partisans de cette école de pensée admettent l’échec de la modernité, mais refusent d’examiner l’ensemble des jugements historiques et politiques sur lesquels leurs conclusions sont basées. Bien sûr, ils défendent des positions politiques qui sous-tendent autant qu’elles trouvent expressions dans leurs positions théoriques. Le professeur Hayden White, un des plus ardents défenseurs du postmodernisme, a déclaré explicitement : « Maintenant je suis contre les révolutions, peu importe qu’elles soient lancées « d’en haut » ou « d’en bas » dans la hiérarchie sociale et peu importe qu’elles soient dirigées par des chefs qui prétendent posséder une science de la société et de l’histoire ou par des partisans de la « spontanéité » politique ». [5]

La légitimité d’une conception philosophique donnée n’est pas automatiquement réfutée par les idées politiques de l’individu qui la défend. Mais la trajectoire antimarxiste et antisocialiste du postmodernisme est tellement évidente qu’il est pratiquement impossible de détacher ses conceptions théoriques de sa perspective politique.

Ce lien trouve son expression politique dans les écrits du philosophe français Jean-François Lyotard et du philosophe américain Richard Rorty. Je commencerai avec le premier. Lyotard était directement impliqué dans la politique socialiste. En 1954, il s’est joint au groupe Socialisme ou barbarie, une organisation qui avait émergé de la scission avec le PCI (Parti communiste internationaliste), la section française de la Quatrième internationale. La base de cette scission était le rejet de la définition de Trotsky selon laquelle l’URSS était un État ouvrier dégénéré. Le groupe Socialisme ou barbarie, dont les principaux théoriciens étaient Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, avait développé le point de vue que la bureaucratie n’était pas une strate sociale parasitaire, mais une nouvelle classe exploitante.

Lyotard est demeuré dans ce groupe jusque dans le milieu des années 1960, où il a complètement rompu avec le marxisme.

Lyotard est surtout identifié avec le rejet des « grands récits » de l’émancipation humaine, dont la légitimité, a-t-il prétendu, avait été réfutée par les évènements du vingtième siècle. Il soutenait que :

« L’authentique base de tous les grands récits de l’émancipation fut, à vrai dire, invalidée par les cinquante dernières années. Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel : Auschwitz réfute la doctrine spéculative. Au moins ce crime, qui est réel, n'est pas rationnel. — Tout ce qui est prolétarien est communiste, tout ce qui est communiste est prolétarien : Berlin 1953, Budapest 1956, Tchécoslovaquie 1968, Pologne 1980 (j'en passe) réfutent la doctrine matérialiste historique : les travailleurs se dressent contre le Parti. — Tout ce qui est démocratique est par le peuple et pour lui, et inversement : Mai 1968 réfute la doctrine du libéralisme parlementaire. Le social quotidien fait échec à l’institution représentative. — Tout ce qui est libre jeu de l'offre et la demande est propice à l’enrichissement général, et inversement : les crises de 1911, 1929 réfutent la doctrine du libéralisme économique, et la crise de 1974-1979 réfute l'aménagement postkeynésien de cette doctrine. » [6]

La combinaison de désorientation, de démoralisation, de pessimisme et de confusion qui sous-tend tout le projet théorique du postmodernisme de Lyotard est résumée dans ce passage. On pourrait consacrer une conférence au complet, si ce n’est pas un livre, à sa réfutation. Ici, je dois cependant me confiner à seulement quelques points.

L’argument qu’Auschwitz réfute toutes les tentatives d’une compréhension scientifique de l’histoire n’origine pas de Lyotard. Une idée similaire forme la base des écrits d’après la Deuxième Guerre mondiale de Theodor Adorno et Max Horkheimer, les fondateurs de l’école de Francfort. L’affirmation de Lyotard selon laquelle Auschwitz était réel et rationnel est une distorsion simpliste du concept de dialectique révolutionnaire d’Hegel. La supposée réfutation de Lyotard est basée sur une identification vulgaire du réel, en tant que concept philosophique, avec ce qui existe. Mais, comme Engels l’a expliqué, « la réalité, n’est aucunement, d’après Hegel, un attribut qui revient de droit en toutes circonstances et en tout temps à un état de choses social ou politique donné ». [7] Ce qui existe peut tellement être en conflit avec le développement objectif de la société humaine jusqu’à en devenir socialement et historiquement irrationnel et, par le fait même, irréel, non viable et condamné. Dans ce sens profond, l’impérialisme allemand — duquel le nazisme et Auschwitz ont émergé — démontre la véracité du dicton philosophique d’Hegel.

Les soulèvements populaires de la classe ouvrière contre le stalinisme ne réfutent pas le matérialisme historique. Plutôt, il réfute les politiques de Socialisme ou barbarie auxquelles Lyotard a adhéré. Le groupe Socialisme ou barbarie a attribué aux bureaucraties staliniennes un niveau de pouvoir et de stabilité qu’elles n’ont pas en tant que caste parasitaire. De plus, Lyotard sous-entend un parallèle entre le communisme en tant que mouvement révolutionnaire et les Partis communistes qui étaient, en fait, les organisations politiques des bureaucraties staliniennes.

Pour ce qui est de la réfutation du libéralisme économique et parlementaire, les marxistes l’ont accompli bien avant les évènements mentionnés par Lyotard. Sa référence à mai 68 comme étant la chute du libéralisme parlementaire est particulièrement grotesque. Que dire de la Guerre civile espagnole ? De l’effondrement de la République de Weimar ? De la trahison du Front populaire français ? Tous ces évènements ont eu lieu plus de trente ans avant mai-juin 1968. Ce que Lyotard présente comme étant de grandes innovations philosophiques ne sont pas beaucoup plus que l’expression du pessimisme et du cynisme de l’ex-gauche (ou de la gauche se dirigeant vers la droite) petite-bourgeoise universitaire.

Richard Rorty ne se sent nullement intimidé en reliant son rejet du concept de vérité historique avec le rejet des politiques socialistes révolutionnaires. Pour Rorty, l’effondrement des régimes staliniens en Europe de l’Est et la dissolution de l’Union soviétique ont fourni aux intellectuels de gauche l’occasion longuement attendue de renoncer, une fois pour toutes, à toutes les formes d’implication intellectuelle (ou même émotionnelle) à une perspective socialiste révolutionnaire. Dans son essai intitulé « La fin du léninisme, Havel et l’espoir social », Rorty affirme :

« J’espère que les intellectuels utiliseront la mort du léninisme comme une occasion de se débarrasser des idées qu’ils connaissent, ou devraient connaître, sur les forces profondes, sous-jacentes — les forces qui déterminent le destin des communautés humaines.

« Nous, intellectuels, avons fait des affirmations sur de telles connaissances depuis que nous avons ouvert boutique. Nous avons prétendu que la justice ne pouvait pas régner avant que les rois deviennent des philosophes ou les philosophes des rois ; nous avons prétendu savoir cela sur la base d’une compréhension de la forme et du mouvement de l’Histoire. J’ose maintenant espérer que nous avons atteint une époque où nous pouvons finalement nous débarrasser de la conviction commune à Platon et à Marx selon laquelle il doit y avoir de grandes façons théoriques de trouver comment mettre fin à l’injustice, contrairement à de petites façons expérimentales. » [8]

Qu’est-ce qu’une telle renonciation théorique entraînerait ? Rorty nous offre ses propres propositions concernant la réorientation de la politique de « gauche » :

« Je crois que le temps est venu de se débarrasser des termes « capitalisme » et « socialisme » dans le vocabulaire politique de la gauche. Ce serait une bonne idée de cesser de parler de la « lutte anticapitaliste » et d’y substituer quelque chose de banal et de non théorique — quelque chose comme « la lutte contre la misère humaine évitable ». Plus généralement, j’espère que nous pouvons banaliser tout le vocabulaire de la délibération politique gauchiste. Je propose que nous commencions à parler de la cupidité et de l’égoïsme plutôt que de l’idéologie bourgeoise, des salaires de crève-faim et des congédiements plutôt que de la « marchandisation du travail » et des disparités dans les dépenses par étudiant à l’école et des disparités dans l’accès aux soins de santé plutôt que de la division de la société en classes. » [9]

Et ceci prétend être de la « philosophie » ? Ce que Rorty appelle la « banalisation » serait mieux décrit comme de la castration politique et intellectuelle. Il propose de bannir des discussions le produit de plus de deux cents ans de pensée sociale. Cette proposition sous-tend la conception que le développement de la pensée est un processus purement arbitraire et largement subjectif. Les mots, les concepts théoriques, les catégories logiques et les systèmes philosophiques sont simplement des constructions verbales, évoqués de façon pragmatique dans le but de satisfaire à des objectifs subjectifs. La prétention selon laquelle le développement de la pensée théorique est un processus objectif exprimant l’évolution de l’homme, l’approfondissement et la compréhension de plus en plus en poussée et précise de la nature de la société est, selon Rorty, rien de plus que des doctrines politiques marxiennes-hégéliennes. Comme il le dit dans un autre passage : « Il n’y a pas d’activité appelée « connaître » qui consiste à découvrir la nature et pour laquelle les spécialistes des sciences naturelles sont particulièrement doués. Il y a simplement le processus de justifier des croyances à des auditoires. » [10]

Ainsi, des termes comme « capitalisme », « classe ouvrière », « socialisme », « plus-value », « travail salarié », « exploitation » et « impérialisme » ne sont pas des concepts qui expriment et dénotent une réalité objective. Ils doivent être remplacés par un langage supposément moins émotif — ce que la plupart d’entre nous, mais pas Rorty, appellerait des « euphémismes ».

Rorty, comme je l’ai déjà cité, propose qu’il faut commencer à parler de « la lutte contre la misère humaine évitable ». Laissez-nous, un instant, prendre en considération cette brillante suggestion. Mais, nous sommes presque immédiatement confrontés à un problème. Comment devons-nous déterminer quelle forme et quel degré de misère humaine sont évitables ? Sur quelle base devons-nous prétendre que la misère soit évitable, ou même qu’elle doive être évitée ? Quelle réponse doit être donnée à ceux qui soutiennent que la misère fait partie du destin humain, qu’elle est la conséquence d’une perte de la grâce de Dieu ? Et même si nous ne répondons pas aux arguments des théologiens et que nous concevons la misère dans des termes séculiers, comme un problème social, nous sommes toujours confrontés au problème d’analyser les causes de la misère.

Un programme pour abolir la « misère humaine évitable » contraint à analyser la structure économique de la société. Dans la mesure où cette enquête serait faite avec un certain degré d’honnêteté, les chevaliers contre la « misère humaine évitable » rencontreraient les problèmes de « propriété », de « profit » et de « classe ». Ils pourraient inventer de nouveaux mots pour décrire ces phénomènes sociaux, mais — avec ou sans l’accord de Rorty — ils existeraient néanmoins.

Les conceptions théoriques de Rorty abondent en contradictions et en inconsistances des plus évidentes. Il insiste catégoriquement qu’il ne peut y avoir de « vérité » qui peut être découverte et connue. Vraisemblablement, il considère comme « véridique » la découverte que la vérité n’existe pas, puisqu’elle forme la base de sa philosophie. Mais, s’il lui est demandé d’expliquer cette flagrante inconsistance, Rorty évite le problème en proclamant qu’il ne se soumettra pas aux termes de la question, qui est enracinée dans le discours philosophique traditionnel, remontant aussi loin que Platon. La vérité, insiste Rorty, est l’une de ces vieilles questions qui sont maintenant dépassées et sur laquelle il n’est plus possible d’avoir de discussion philosophique intéressante. Lorsque la question est posée, Rorty, comme il le dit plutôt cyniquement, « aimerait simplement changer de sujet ». [11]

La clé pour comprendre les conceptions philosophiques défendues par Rorty réside dans ses positions politiques. Même si Rorty a tenté en différentes occasions de minimiser le lien entre la philosophie et la politique, il serait difficile de trouver un autre philosophe contemporain dont les conceptions théoriques sont aussi directement liées à sa position politique, c’est-à-dire à sa réfutation et à son opposition aux politiques révolutionnaires marxistes. Rorty ne tente pas une réfutation et une analyse systématique du marxisme. Que le marxisme soit correct ou non est, pour Rorty, hors sujet. Le projet socialiste (que Rorty identifie principalement au destin de l’Union soviétique) a échoué et il y a, selon Rorty, peu de chance pour qu’il réussisse dans le futur. De l’épave de la vieille gauche marxiste, il n’y a rien qui peut être sauvé. Au lieu de s’engager dans de nouvelles luttes doctrinales contre l’histoire, les principes, les programmes et, pire que tout, la vérité objective, il vaut mieux battre en retraite vers une politique beaucoup plus modeste du plus petit commun dénominateur. C’est là-dessus que porte la philosophie de Rorty et, aussi, presque tout le discours postmoderne américain.

Pour Rorty (et, comme nous le verrons, plusieurs autres) les « évènements de 1989 ont convaincu ceux qui essayaient de s’en tenir au marxisme qu’ils doivent maintenant tenir le monde en pensée et trouver une façon de rendre le futur meilleur que le présent en rejetant toute référence au capitalisme, à la façon bourgeoise de vivre, à l’idéologie bourgeoise et à la classe ouvrière. » [12] Le moment est venu, argumente-t-il « de cesser d’utiliser « l’Histoire » comme le nom d’un objet autour duquel on peut tisser nos fantasmes de minimisation de la misère. Nous devons concéder à Francis Fukuyama le point (qu’il a fait dans son célèbre livre, La fin de l’Histoire) que si vous espérer encore la révolution totale, l’Autre radical à l’échelle mondiale, alors les évènements de 1989 vous ont montré que cela ne se réalisera pas. » [13]

Cette ironie cynique et maladroite illustre la prostration et la démoralisation qui a balayé le milieu de la gauche universitaire et radicale devant la réaction politique qui a suivi l’effondrement des régimes staliniens. Plutôt que de tenter une analyse sérieuse des causes historiques, politiques et économiques de l’effondrement des régimes staliniens, ces tendances se sont rapidement adaptées au climat ambiant de réaction, de confusion et de pessimisme.

Les conséquences idéologiques de 1989

Expliquant la capitulation politique face à la vague de réaction stalinienne et fasciste des années 30, Trotsky fit remarquer que la force ne faisait pas que conquérir, mais qu’elle persuadait aussi. Le soudain effondrement des régimes staliniens, qui fut une surprise totale pour tant des radicaux et d’intellectuels à tendance gauchiste, laissa ceux-ci désarmés théoriquement, politiquement et moralement devant les attaques du triomphalisme impérialiste et bourgeois qui suivit la chute du mur de Berlin. Les innombrables nuances de politiques de gauche petites-bourgeoises furent complètement déconcertées et démoralisées par la soudaine disparition des régimes bureaucratiques de l’Europe de l’Est. Les universitaires petits-bourgeois, politiquement commotionnés, annoncèrent que la mort des régimes bureaucratiques représentait l’échec du marxisme.

Il y avait, mise à part la lâcheté, un niveau considérable de malhonnêteté dans leurs affirmations que le marxisme avait été discrédité par la dissolution de l’URSS. Le professeur Bryan Turner écrivit, par exemple, que « l’autorité de la théorie marxiste a été sévèrement contestée, en particulier par l’échec du marxisme d’avoir anticipé le complet effondrement de l’Union soviétique et du communisme en Europe de l’Est. » [14] Une simple ignorance ne peut expliquer de telles déclarations. Les universitaires de gauche qui écrivirent ceci ainsi que d’autres déclarations semblables ne sont pas complètement ignorants de l’analyse trotskyste de la nature du régime stalinien déclarant que les politiques de la bureaucratie mèneraient en fin de compte à l’effondrement de l’Union soviétique.

Le Comité international peut fournir d’innombrables déclarations dans lesquelles il a prévu la trajectoire catastrophique du stalinisme. Antérieurement à la mort de l’URSS, les radicaux petits-bourgeois considéraient de tels avertissements comme rien de moins que de la folie sectaire. Après l’effondrement de l’Union soviétique, ils trouvèrent plus facile de blâmer le marxisme pour l’échec du « vrai socialisme existant » que d’entreprendre un examen critique de leur propre perspective politique. Déçus et en colère, ils percevaient maintenant leur engagement politique, intellectuel et émotionnel envers le socialisme comme un mauvais investissement qu’ils regrettaient profondément. Leur perspective fut résumée par l’historien Eric Hobsbawm, membre de longue date du Parti communiste anglais et apologiste du stalinisme durant des décennies. Il écrivit dans son autobiographie :

« Le communisme est maintenant mort : l’URSS ainsi que la plupart des Etats et sociétés bâties selon son modèle, enfants de la Révolution d’octobre qui nous a inspirés, se sont si complètement effondrés, laissant derrière un paysage de ruine matérielle et morale, qu’il doit être évident que l’échec faisait partie intégrante de l’entreprise dès le départ. » [15]

L’affirmation de Hobsbawm selon laquelle la Révolution d’octobre était une entreprise condamnée d’avance constitue une capitulation face aux arguments des droitistes opposants ouvertement le socialisme. Les idéologues de la réaction bourgeoise soutiennent que l’effondrement de l’URSS est une preuve irréfutable que le socialisme était une folle vision utopique.

Robert Conquest, dans son inquisitorial Le féroce 20e siècle : Réflexions sur les ravages des idéologies, condamne « l’idée archaïque que l’utopie puisse être réalisée sur Terre » et « l’offre d’une solution millénariste à tous les problèmes humains » [16]. L’historien américain d’origine polonaise Andrzej Walicki proclamait que « Le destin du communisme à travers le monde indique… que la vision elle-même était, par nature, irréalisable. Par conséquent, l’énergie formidable consacrée à sa mise en œuvre était condamnée à être perdue. » [17] L’historien américain récemment décédé, Martin Malia, a élaboré sur ce sujet dans son livre de 1994, La tragédie soviétique : histoire du socialisme en Russie, dans lequel il déclarait que « … l’échec du socialisme en entier ne découle pas du fait qu’il ait été essayé au départ au mauvais endroit, la Russie, mais de l’idée socialiste en soi. La cause de cet échec est que le socialisme en tant qu’absence totale de capitalisme est intrinsèquement impossible. » [18]

On peut trouver une explication de « l’impossibilité intrinsèque » du socialisme dans un ouvrage du doyen des historiens de la guerre froide antimarxistes aux Etats-Unis, Richard Pipes de l’université Harvard. Dans un livre intitulé Property and Freedom [Propriété et liberté], Pipes établit une profonde base zoologique à sa théorie de la propriété :

« Une des constantes de la nature humaine, imperméable à la manipulation législative et pédagogique, est l’instinct de possession… L’instinct de possession est commun à tout être vivant, universel parmi les animaux et les enfants ainsi que les adultes, à chaque niveau de civilisation, ce qui en fait un sujet impropre à la moralisation. Au niveau le plus élémentaire, c’est une expression de l’instinct de survie, mais au-delà, cela constitue un trait de base de la personnalité humaine, pour laquelle les réalisations et les acquisitions sont des moyens de s’accomplir. De plus, en ce sens que l’accomplissement de soi est l’essence de la liberté, la liberté ne peut s’épanouir quand la propriété et l’inégalité engendrée par celle-ci sont éliminées de force. » [19]

Ceci n’est pas l’endroit pour examiner la théorie de la propriété de Pipes avec l’attention qu’elle mérite. Permettez-moi de faire remarquer que les formes de propriété ainsi que leur conceptualisation sociale et légale ont évolué historiquement. L’identification exclusive de la propriété avec la possession personnelle date seulement du 17e siècle. À des périodes historiques précédentes, la propriété était généralement définie dans un sens beaucoup plus large et même collectif. Pipes emploie une définition de la propriété qui n’a commencé à être utilisée que lorsque les relations marchandes sont devenues prédominantes dans la vie économique. À ce moment, la propriété devint entendue principalement comme le droit d’un individu « à exclure les autres de l’utilisation ou de la jouissance d’un objet. » [20]

Cette forme de propriété, dont le rôle important date d’époque relativement récente chez les êtres humains, est, on peut affirmer sans trop s’avancer, plus ou moins inconnue dans le reste du monde animal ! De toute façon, pour ceux d’entre vous qui s’inquiètent de ce qu’il adviendra de vos I-pods, maisons, voitures et autres précieux items de propriété personnelle sous le socialisme, permettez-moi de vous assurer que la forme de propriété que le socialisme tente d’abolir est la propriété privée des moyens de production.

Le seul aspect positif des plus récents ouvrages du professeur Pipes, ceux écrits à la suite de la dissolution de l’Union soviétique, est que le lien entre ses précédents volumes tendancieux sur l’histoire soviétique et son programme politique de droite est rendu totalement explicite. Pour Pipes, la Révolution d’octobre et la création de l’Union soviétique représentaient un assaut sur les prérogatives de possession et de propriété. C’était le point culminant d’une croisade massive et mondiale pour l’égalité sociale, le terrible fruit des idéaux des Lumières. Ce chapitre de l’histoire, par contre, est arrivé à sa fin.

« Les droits de la possession, » proclame Pipes, « doivent être remis à leur juste place dans l’échelle des valeurs au lieu d’être sacrifiés à l’idéal inatteignable de l’égalité sociale et de la sécurité économique universelle. » Qu’est-ce que la restauration des droits de propriété exigée par Pipes entraîne? « Le concept en entier de l’État-providence tel qu’il a évolué dans la seconde moitié du 20e siècle est incompatible avec la liberté individuelle… Abolir l’aide publique avec ses divers et faux “droits’ et reconduire les responsabilités de l’aide sociale à la famille ou à la charité privée, qui était les principaux dispensateurs avant le 20e siècle, constituerait une avancée considérable dans la résolution de cette fâcheuse situation. » [21]

Pour les élites dirigeantes, la fin de l’Union soviétique est vue comme le début d’une restauration globale de l’ancien régime capitaliste, le rétablissement d’un ordre social dans lequel toutes contraintes sur les droits de propriété, l’exploitation du travail et l’accumulation de richesse personnelle sont abolies. Il ne s’agit nullement d’une coïncidence que durant pratiquement les 15 années qui ont suivi la dissolution de l’Union soviétique, il y eut une croissance stupéfiante de l’inégalité sociale et du niveau de concentration de richesse du pour cent le plus riche (et particulièrement des 0,1 pour cent supérieurs) de la population mondiale. L’assaut, à la grandeur de la planète, sur le marxisme et le socialisme est, essentiellement, la réflexion idéologique de ce processus social réactionnaire et historiquement rétrograde.

Mais ce processus ne se manifeste pas que dans les diatribes antimarxistes de l’extrême droite. La décomposition intellectuelle générale de la société bourgeoise s’exprime aussi dans la capitulation démoralisée des restants de la gauche petite-bourgeoise face à l’offensive idéologique de l’extrême droite. Les librairies du monde sont bien remplies de volumes produits par des ex-radicaux mélancoliques, proclamant à tout un chacun la ruine de leurs rêves et espoirs. Ils semblent tirer une sorte de satisfaction perverse à déclarer leur désespoir, leur découragement et leur impuissance à qui voudra bien l’entendre. Bien sûr, ils ne se tiennent pas responsables de leurs échecs. Non, ils furent les victimes du marxisme qui leur a promis une révolution socialiste et qui échoua en n’étant pas à la hauteur.

Leurs mémoires confessionnelles ne sont pas que pathétiques, elles sont aussi plutôt drôles. Tentant d’investir leurs catastrophes personnelles d’une sorte d’importance historique mondiale, ils finissent par se rendre ridicules. Par exemple, le professeur Ronald Aronson commence son livre After Marxism [Après le marxisme] avec les mots inoubliables suivants :

« Le marxisme est fini et nous sommes seuls. Jusqu’à récemment, pour tant d’individus de la gauche, être laissés à soi-même a été une affliction impensable, une perte totale de rapport, un état orphelin… En tant que dernière génération du marxisme, l’histoire nous a assigné le rôle peu enviable de l’enterrer. » [22]

Un thème commun à tant de ces croque-morts est que la dissolution de l’Union soviétique ne brisa pas que leur équilibre politique, mais aussi leur équilibre émotionnel. Peu importe leurs critiques politiques de la bureaucratie du Kremlin, ils n’ont jamais imaginé que ses politiques puissent conduire à la destruction de l’URSS : c’est-à-dire qu’ils n’ont jamais accepté l’analyse de Trotsky selon laquelle le stalinisme était contre-révolutionnaire. Ainsi, Aronson confesse : « L’immobilité et la pesanteur de l’Union soviétique comptaient pour quelque chose de positif dans notre espace psychique collectif, nous permettant de garder espoir de l’émergence d’un socialisme victorieux. Elle fournissait une toile de fond sur laquelle des alternatives pouvaient être réfléchies et discutées, incluant, pour certaines, l’espoir que d’autres versions du marxisme demeuraient viables. Mais maintenant, ce n’est plus ainsi. Essayant tant bien que mal de sauver sa possibilité théorique de la mort du communisme, le grand projet d’ordre historique et mondial associé au nom de Karl Marx semble être terminé. Et, comme le savent les postmodernes, une vision du monde en entier s’est effondrée avec le marxisme. Pas seulement des marxistes et des socialistes, mais d’autres radicaux ainsi que ceux se considérant comme progressistes ou libéraux, ont perdu leur sens de direction. » [23]

Involontairement, Aronson révèle l’affreux petit secret de tant de politiques radicales d’après-guerre : la profondeur de leur dépendance à la bureaucratie stalinienne et, devrait-on ajouter, à d’autres bureaucraties réformistes syndicales. Cette dépendance possédait une base sociale concrète dans les relations politiques et de classes de l’époque de l’après Deuxième Guerre mondiale. En tentant de faire respecter les demandes politiques et sociales de leur propre milieu, des sections significatives de la petite bourgeoisie comptèrent sur les ressources contrôlées par les puissantes bureaucraties syndicales. En tant que partie de ces bureaucraties ou en alliance avec elles, les radicaux mécontents de la classe moyenne pouvaient menacer du poing la classe dirigeante et en tirer des concessions. L’effondrement du régime soviétique, suivi presque immédiatement de la désintégration des organisations syndicales réformistes à travers le monde, priva les radicaux du patronage bureaucratique sur lequel ils comptaient. Soudainement, ces malheureux Willy Loman des politiques radicales étaient laissés à eux-mêmes.

Il est plus au moins pris pour acquis parmi ces tendances que le rôle historique assigné à la classe ouvrière par le marxisme classique était une erreur fatale. Tout au plus, ils peuvent être prêts à accepter qu’il y eût jadis, quelque part en lieu sûr dans le passé, un temps où il put être justifié. Mais certainement pas maintenant. Aronson déclare qu’« Il y a en fait tout lieu de penser en soutient de l’argument que le projet marxien est terminé à cause de transformations structurelles dans le capitalisme et même dans la classe ouvrière elle-même. Le rôle central de la catégorie fondamentale du marxisme, le travail, a été remis en question par la propre évolution du capitalisme, tout comme la primauté de classe. » [24]

Ceci est écrit à une époque où l’exploitation de la classe ouvrière se réalise à l’échelle mondiale à un niveau que ni Marx ni Engels n’auraient pu imaginer. Le processus d’extraction de valeur ajoutée à la force de travail humaine a été largement intensifié par la révolution dans la technologie de l’information et de la communication. Malgré qu’il ne constitue pas une catégorie centrale dans l’ontologie du radicalisme petit-bourgeois, le travail continue à occuper un rôle décisif dans le mode de production capitaliste. L’impitoyable et de plus en plus brutale course à la réduction des salaires, aux coupures et à l’élimination des avantages sociaux, et à la rationalisation de la production se réalise avec une férocité sans précédent dans l’histoire.

« Il n’y a pas plus aveugle que celui qui ne veut rien voir. » S’il n’existe aucune véritable force sociale capable de mener une lutte révolutionnaire contre le capitalisme, comment pourrait-on même conceptualiser une alternative à l’ordre existant ? Ce dilemme est à la base d’une autre forme de pessimisme politique contemporain : le néo-utopisme. Tentant de faire revivre les périodes prémarxiennes et utopistes de la pensée socialiste, les néo-utopistes regrettent et dénoncent les efforts de Marx et Engels d’avoir positionné le socialisme sur une base scientifique.

Pour les néo-utopistes, le marxisme classique incorpora trop de cette préoccupation du 19e siècle pour la découverte des forces objectives. Cette perspective est à la base de la préoccupation du mouvement socialiste pour la classe ouvrière et son éducation politique. Les marxistes, affirment les néo-utopistes, ont placé une confiance exagérée et sans garantie dans la force objective des contradictions du capitalisme, sans parler du potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière. De plus, ils ont échoué à se rendre compte du pouvoir et de la force persuasive de l’irrationnel.

L’issue hors de ce dilemme, affirment les néo-utopistes, consiste à inclure et propager des « mythes » qui peuvent inspirer et stimuler. Que de tels mythes correspondent ou non à une quelconque réalité objective est sans grande importance. Un principal défenseur de la « mythologisation » néo-utopique, Vincent Geoghegan, critique Marx et Engels pour avoir « failli à développer une psychologie. Ils ont laissé un très pauvre héritage sur les complexités des motivations humaines et la plupart de leurs successeurs immédiats ressentirent peu le besoin de surmonter cette insuffisance. » [25] À la différence des socialistes, se plaint Geoghegan, ce fut l’extrême droite, particulièrement les nazis, qui comprirent la puissance des mythes et de leur imagerie. « Ce fut les national-socialistes qui réussirent à créer la vision d’un Reich millénaire provenant des conceptions romantiques des chevaliers teutoniques, des rois saxons et des mystérieux appels du sang. La gauche a trop souvent renoncé à ce domaine, en marmonnant que la réaction appelle à la réaction. » [26]

Cet appel flagrant à l’irrationalisme, avec ses profondes implications politiques réactionnaires, découle d’une sorte de logique perverse de la perspective démoralisée qu’il n’existe aucune base objective à la révolution socialiste.

Ce qui ne peut être retrouvé dans aucune des jérémiades démoralisées au sujet de l’échec du marxisme, du socialisme et, bien sûr, de la classe ouvrière est une quelconque analyse historique concrète de l’histoire du 20e siècle, une quelconque tentative de découvrir, en se basant sur l’étude précise des événements, des partis et des programmes, les causes des victoires et des défaites du mouvement révolutionnaire au 20e siècle. Dans son édition de l’année 2000, qui était consacrée au thème de l’utopisme, le Socialist Register nous informait qu’il était nécessaire d’ajouter « une nouvelle couche conceptuelle au marxisme, une dimension précédemment manquante ou non développée. » [27] Ceci est la dernière chose dont nous ayons besoin. Ce qui est nécessaire, plutôt, est l’usage de la méthode matérialiste dialectique et historique dans l’étude et l’analyse du 20e siècle.

Le marxisme a-t-il échoué ?

Le Comité international de la Quatrième Internationale n’a jamais cherché à nier que la dissolution de l’Union soviétique ait marqué une importante défaite pour la classe ouvrière. Mais cet événement, le produit de trahisons du stalinisme sur des décennies, n’a invalidé ni la méthode marxiste, ni la perspective socialiste. L’une comme l’autre n’ont été d’aucune façon impliquées dans l’effondrement de l’URSS. L’opposition marxiste à la bureaucratie stalinienne a émergé en 1923 avec la formation de l’Opposition de gauche. La décision de Trotsky de fonder la Quatrième Internationale, ainsi que son appel à une révolution politique à l’intérieur de l’Union soviétique, étaient basés sur sa conclusion que la défense des gains sociaux de la Révolution d’octobre et la survie même de l’URSS en tant qu’Etat ouvrier reposaient sur le renversement violent de la bureaucratie.

Le Comité international a émergé en 1953 de la lutte au sein de la Quatrième Internationale contre la tendance menée par Ernest Mandel et Michel Pablo. Celle-ci argumentait que la bureaucratie soviétique, à la suite de la mort de Staline, connaissait un processus de réforme politique, un retour graduel aux principes du marxisme et du bolchévisme, ce qui invalidait l’appel de Trotsky à une révolution politique.

Toute l’histoire de la Quatrième Internationale et du Comité international témoigne de la perspicacité politique de l’analyse du stalinisme développée sur la base de la méthode marxiste. Personne ne nous a démontré comment, ni de quelle façon, le marxisme a été réfuté par les trahisons et les crimes de la bureaucratie stalinienne. Un représentant de la fraternité académique gauchiste nous raconte que : « Argumenter que l’effondrement du communisme organisé en tant que force politique et la destruction du socialisme d’Etat comme forme de société n’ont aucun rapport avec la crédibilité intellectuelle du marxisme serait comme argumenter que la découverte des os du Christ dans un cimetière israélien, l’abdication du pape et la fin de la chrétienté n’auraient aucun lien avec la cohérence intellectuelle de la théologie chrétienne. » [28]

Cette métaphore est mal choisie, car les opposants marxistes du stalinisme, c’est-à-dire les trotskystes, ne voyaient pas le Kremlin comme le Vatican du mouvement socialiste. La Quatrième Internationale, si ma mémoire est juste, n’a jamais adhéré à la doctrine de l’infaillibilité de Staline, ce que l’on ne peut affirmer au sujet des nombreux petits-bourgeois de gauche et opposants radicaux au mouvement trotskyste.

Il est difficile de satisfaire les sceptiques. Même si le marxisme ne peut être tenu pour responsable des crimes du stalinisme, demandent-ils, la dissolution de l’Union soviétique ne témoigne-t-elle pas de l’échec du projet socialiste révolutionnaire ? Ce que cette question trahit est l’absence 1) d’une large perspective historique, 2) de la connaissance des contradictions et des accomplissements de la société soviétique et 3) d’une compréhension théorique du contexte politique international dans lequel la Révolution russe s’est déroulée.

La Révolution russe elle-même n’était qu’un épisode dans la transition du capitalisme au socialisme. Quels précédents à notre disposition pourraient nous indiquer l’échelle de temps appropriée pour l’étude de ce vaste processus historique ? Les bouleversements sociaux et politiques qui ont accompagné la transition d’une organisation sociale féodale et agricole vers une société industrielle et capitaliste se sont étendus sur plusieurs siècles. Même si la dynamique du monde moderne — avec son extraordinaire niveau d’interconnexions économiques, technologiques et sociales — exclut une si longue période de temps dans la transition du capitalisme au socialisme, l’analyse des processus historiques qui impliquent les transformations sociales et économiques les plus importantes, fondamentales et complexes demande une période de temps considérablement plus longue que celle utilisée pour l’étude d’événements plus ordinaires.

Malgré tout, la durée de vie de l’URSS n’a pas été insignifiante. Lorsque les bolchéviques ont pris le pouvoir en 1917, peu d’observateurs à l’extérieur de la Russie s’attendaient à voir le nouveau régime survivre même un mois. L’Etat qui a émergé de la Révolution d’octobre dura 74 ans, presque trois quarts de siècle. Au cours de cette période, le régime a subi une terrible dégénérescence politique. Mais cette dégénérescence, qui a culminé dans la dissolution de l’Union soviétique par Gorbatchev et Eltsine en décembre 1991, ne signifie pas que la conquête du pouvoir par Lénine et Trotsky en octobre 1917 constituait un projet futile et condamné d’avance.

Déduire le chapitre final de l’histoire soviétique directement de la prise du pouvoir par les bolchéviques, sans prendre en compte les processus médiateurs essentiels, est un exemple extrême de l’erreur logique, Post hoc ergo propter hoc (Après cela, donc à cause de cela). Une étude objective et honnête de l’histoire de l’URSS ne permet pas un tel assemblage superficiel des événements. Les résultats de l’histoire soviétique n’étaient pas déterminés d’avance. Comme nous l’expliquerons au cours de cette semaine, le développement de l’Union soviétique aurait pu prendre une autre voie beaucoup moins tragique. Même si les pressions objectives — surgissant du caractère historique arriéré de la Russie et du fait de l’encerclement impérialiste de l’Etat ouvrier isolé — ont joué un rôle immense dans la dégénérescence du régime soviétique, des facteurs de nature subjective — les erreurs et les crimes de son leadership politique — ont contribué considérablement à la destruction finale de l’URSS.

Toutefois, la chute de l’Union soviétique en 1991 ne fait pas disparaître dans l’insignifiance historique le drame puissant de la Révolution russe et ses conséquences. Cet événement a été certainement le plus grand du 20e siècle, et parmi les plus grands de l’histoire du monde. Notre opposition au stalinisme ne se trouve pas diminuée en reconnaissant les réalisations sociales colossales de l’Union soviétique. Mis à part la mauvaise gestion et les crimes du régime bureaucratique, la Révolution d’octobre a libéré des tendances extraordinairement créatrices et profondément progressives dans la vie économique et sociale du peuple soviétique.

La Russie, vaste et arriérée, a subi, comme conséquence de la Révolution, une transformation économique, sociale et culturelle sans précédent dans l’histoire de l’humanité. L’Union soviétique ne constituait pas, et nous le soulignons, une société socialiste. Le niveau de planification demeurait rudimentaire. Le programme de bâtir le socialisme en un seul pays entrepris par Staline et Boukharine en 1924 — un projet qui n’avait aucun fondement dans la théorie marxiste — a été un rejet total de la perspective internationaliste qui inspira la Révolution d’octobre. Quand même, l’Union soviétique représentait la naissance d’une nouvelle formation sociale créée sur la base d’une révolution de la classe ouvrière. Le potentiel d’une industrie nationalisée a été clairement démontré. L’Union soviétique n’a pu échapper à l’héritage russe et son caractère arriéré — pour ne pas mentionner celui de ses républiques d’Asie centrale —, mais ses progrès dans les domaines de la science, de l’éducation, des services sociaux et des arts ont été réels et considérables. Si les avertissements marxistes-trotskystes des implications catastrophiques du stalinisme ont semblé si improbables même pour les critiques de la gauche du régime stalinien, c’est parce que les réalisations de la société soviétique ont été si importantes.

Finalement, et ce qui est le plus important, la nature et la signification de la Révolution d’octobre ne peuvent être comprises que si replacées dans le contexte politique mondial dans lequel elle a émergé. Si la Révolution d’octobre a été une sorte d’aberration historique, alors la même chose doit être dite du 20e siècle au complet. La légitimité de la Révolution d’octobre ne peut être rejetée que si l’on peut affirmer que la prise du pouvoir par les bolchéviques était essentiellement de caractère opportuniste, qu’elle n’avait pas de fondement important dans les courants plus profonds et les contradictions du capitalisme européen et international du début du 20e siècle.

Mais cette affirmation est minée par le fait que la scène historique où se jouaient la Révolution russe et la saisie du pouvoir par les bolchéviques était la Première Guerre mondiale. Les deux événements sont inextricablement liés, et pas seulement au sens où la guerre avait affaibli le régime tsariste et créé les conditions pour la révolution. A un niveau plus profond, la Révolution d’octobre a été une manifestation différente de la profonde crise de l’ordre capitaliste international de laquelle la guerre elle-même a surgi. Les contradictions de l’impérialisme mondial qui couvaient ont mené le conflit entre l’économie internationale et le système capitaliste d’Etat-nation à une situation explosive en août 1914. Ces mêmes contradictions, que plus de deux ans de carnage sanglant au front n’ont pu résoudre, ont été à la base de cette éruption sociale qu’était la Révolution russe. Les chefs de la bourgeoisie européenne ont tenté de résoudre le chaos du capitalisme mondial d’une façon. Les chefs de la classe ouvrière révolutionnaire, les bolchéviques, ont essayé de trouver une issue à ce chaos d’une autre.

Saisissant les importantes implications historiques et politiques de ce lien plus profond entre la Guerre mondiale et la Révolution russe, des universitaires bourgeois ont essayé à plusieurs reprises de mettre l’accent sur les aspects accidentels et contingents de la Première Guerre mondiale ; pour démontrer que la guerre aurait pu ne pas éclater en août 1914 ; qu’il y avait d’autres moyens par lesquels la crise déclenchée par l’assassinat de l’archiduc Franz Ferdinand à Sarajevo aurait pu être réglée. Deux points doivent être faits en réponse à ces arguments.

Premièrement, même si d’autres solutions étaient concevables, la guerre a été la voie choisie, de manière tout à fait consciente et délibérée, par les gouvernements de l’Autriche-Hongrie, de la Russie, de l’Allemagne, de la France et finalement de la Grande-Bretagne. Toutes ces puissances ne souhaitaient pas nécessairement la guerre, mais elles ont décidé finalement que la guerre était préférable à un règlement négocié qui aurait pu exiger l’abandon d’un ou plusieurs intérêts stratégiques. Et les dirigeants de l’Europe bourgeoise ont poursuivi la guerre même si les pertes en vies humaines se comptaient en millions. Aucune négociation sérieuse pour restaurer la paix ne n’a été menée parmi les puissances belligérantes jusqu’à ce que l’éruption de la révolution sociale, au départ en Russie et ensuite en Allemagne, crée un changement dans les relations de classe qui pour forcer la fin de la guerre.

Deuxièmement, l’éruption d’une guerre mondiale désastreuse avait été prévue depuis longtemps par les chefs socialistes de la classe ouvrière. Dès les années 1880, Engels avait mis en garde contre une guerre dans laquelle un affrontement des puissances capitalistes industrialisées dévasterait une grande partie de l’Europe. Une guerre, a écrit Engels à Adolph Sorge en janvier 1888, « entraînerait une dévastation comme celle de la guerre de Trente Ans. Et elle ne se terminerait pas rapidement, malgré les forces militaires colossales impliquées… Si la guerre était menée à terme sans désordre interne, l’état de prostration ne pourrait être comparé à rien de ce qu’a connu l’Europe au cours des deux cents dernières années. » [29]

Un an plus tard, en mars 1889, Engels a écrivait à Lafargue que la guerre est « la plus terrible des éventualités… il y aura de 10 à 15 millions de combattants, une dévastation sans précédent seulement pour les nourrir, une répression par la force et universelle de notre mouvement, une recrudescence de chauvinisme dans tous les pays et, au bout du compte, un affaiblissement dix fois pire qu’après 1815, une période de réaction marquée par l’inanition de tous les peuples à ce moment saignés à blanc et, malgré cela, avec seulement un mince espoir que la guerre cruelle puisse conduire à la révolution ; cela m’horrifie. » [30]

Au cours des 25 années suivantes, le mouvement socialiste européen a porté la lutte contre le capitalisme et le militarisme impérialiste au coeur de son agitation politique. L’analyse du lien essentiel entre le capitalisme, l’impérialisme et le militarisme par les meilleurs théoriciens du mouvement socialiste et les innombrables avertissements de la presque inévitabilité d’une guerre impérialiste réfutent l’argument que les événements d’août 1914 étaient accidentels, sans rapport avec les inévitables contradictions du système capitaliste mondial.

En mars 1913, moins de 18 mois avant l’éruption de la guerre mondiale, l’analyse suivante a été faite sur les implications de la crise des Balkans : « …La guerre des Balkans n’a pas que détruit les vieilles frontières dans les Balkans ; elle n’a pas que chauffé à blanc la haine réciproque et l’envie entre les Etats balkaniques ; elle trouble depuis longtemps l’équilibre entre les Etats capitalistes d’Europe…

« L’équilibre européen, qui était déjà hautement instable, a été maintenant complètement bouleversé. Il est difficile de prévoir si ceux qui sont chargés du destin de l’Europe décideront cette fois d’aller jusqu’au bout et de déclencher une guerre dans toute l’Europe. » [31]

L’auteur de ces lignes était Léon Trotsky.

Du caractère soi-disant accidentel et contingent de la Première Guerre mondiale, les théoriciens apologistes du capitalisme déduisent que tous les autres épisodes désagréables de l’histoire du capitalisme du vingtième siècle sont fortuits : la Grande Dépression, la montée du fascisme et l’éruption de la Deuxième Guerre mondiale. Ce n’était qu’une question de mauvaises décisions, d’accidents imprévisibles et, bien sûr, de divers méchants personnages. Comme nous l’a raconté l’historien français, feu François Furet, « Une véritable compréhension de notre époque n’est possible seulement lorsque nous nous libérons de l’illusion de la nécessité : la seule façon d’expliquer le vingtième siècle, dans la mesure où une explication est possible, est de réaffirmer son caractère imprévisible… » Il affirme que « l’histoire du vingtième siècle, comme celle du dix-huitième et du dix-neuvième, aurait pu prendre une trajectoire différente : imaginons-la seulement sans Lénine, Hitler ou Staline. »

De façon similaire, le professeur Henry Ashby Turner Jr. de l’université Yale a consacré un livre entier à la démonstration que l’arrivée au pouvoir de Hitler était en grande partie le résultat d’accidents. Oui, il y avait certains problèmes de longue date dans l’histoire allemande, pour ne pas mentionner quelques événements malheureux comme la Guerre mondiale, le traité de Versailles et la dépression mondiale. Mais, ce qui est beaucoup plus important, « La chance, cet imprévu des plus capricieux, était clairement du côté de Hitler. » Il y avait aussi « des affinités et des aversions personnelles, des sentiments blessés, des amitiés aigries et un désir de vengeance », se combinant tous pour influencer la politique allemande de façon imprévisible. Et oui, il a y eut aussi « la rencontre fortuite entre Papen et le baron von Schröder au Gentlemen’s Club » qui a joué finalement en la faveur de Hitler.

On peut se demander : si seulement von Papen avait attrapé un rhume et était resté au lit au lieu d’aller au Gentlemen’s Club, toute la trajectoire du vingtième siècle aurait pu être modifiée ! Il est également possible que nous devions tout le développement de la physique moderne à la merveilleuse pomme qui est tombée sur la tête de Newton.

Si l’histoire n’est qu’une « histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien, » quelle est l’utilité de son étude ? La prémisse des conférences de cette semaine est que la solution aux problèmes du monde dans lequel nous vivons, des problèmes qui menacent l’humanité d’une catastrophe, n’exige pas seulement une connaissance factuelle exhaustive de l’histoire du vingtième siècle, mais aussi une assimilation profonde des leçons des nombreux événements tragiques vécus par la classe ouvrière au cours des cent dernières années.

A l’approche de l’an 2000, un grand nombre de volumes consacrés à l’étude du siècle passé ont été publiés sur le marché. Une des descriptions de la période qui a obtenu un degré notable de popularité a été celle du « petit vingtième siècle ». Elle a été tout particulièrement défendue par Eric Hobsbawm, qui affirmait que les caractéristiques délimitant le siècle allaient de l’éruption de la Guerre mondiale en 1914 jusqu’à la chute de l’URSS en 1991. Quelles que soient les intentions de Hobsbawm, cette approche tend à appuyer l’argument que les événements décisifs du vingtième siècle ont été davantage une déviation surréaliste de la réalité que l’expression d’une loi de l’histoire.

Rejetant cette définition, je pense que cette époque serait beaucoup mieux caractérisée par le « siècle inachevé ». Certainement, du point de vue de la chronologie historique, le vingtième siècle a complété sa course. Il est terminé. Mais du point de vue des grands problèmes fondamentaux à la base des énormes bouleversements et luttes sociales de la période entre 1901 et 2000, très peu de choses ont été résolues.

Le vingtième siècle a laissé au vingt et unième une importante facture historique impayée. Toutes les horreurs qui ont confronté la classe ouvrière durant le dernier siècle, la guerre, le fascisme et même la possibilité de l’extinction de toute civilisation humaine, sont encore avec nous aujourd’hui. Nous ne parlons pas, comme le feraient les existentialistes, des dangers et dilemmes qui sont immanents à la nature même de la condition humaine. Non, nous avons affaire aux contradictions fondamentales du mode de production capitaliste, que les plus grands marxistes révolutionnaires du vingtième siècle, Lénine, Luxembourg et Trotsky, ont saisies à un stade beaucoup plus précoce de leur développement. Ce qui n’a pu être résolu dans le siècle passé doit l’être dans celui-ci. Autrement, il existe un grave et réel danger que ce siècle soit le dernier de l’humanité.

Voilà pourquoi l’étude de l’histoire du vingtième siècle et l’assimilation de ses leçons est une question de vie ou de mort.

Notes :
[1] L'URSS et le socialisme: LA perspective trotskiste (Détroit, 1990), pp. 1-2.
[2] La crise de la social-démocratie (« Brochure de Junius »)

[3] On “What Is History?” (Londres et New York, 1995), pp. 6-7.

[4] Ibid, p. 7.

[5] The Content of the Form: Narrative Discourse and Historical Representation (Baltimore, 1990), p. 63.

[6] Jean-Paul Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Galiléé, 1986, p. 53.

[7] Karl Marx et Friedrich Engels, Œuvres choisies, Éditions du Progrès, Moscou, 1975, p. 614.

[8] Truth and Progress (Cambridge, 1998), p. 228.

[9] Ibid, p. 229.

10] Philosophy and Social Hope (Londres and New York, 1999), p. 36.

[11] Cité dans Jenkins, p. 103.

[12] Truth and Progress, p. 233.

[13] Ibid.

[14] Préface à Max Weber and Karl Marx de Karl Löwith (New York et Londres, 1993), p. 5.

[15] Interesting Times (New York, 2002), p. 127.

[16] New York, 2000, p. 3.

[17] Marxism and the Leap to the Kingdom of Freedom—The Rise and Fall of the Communist Utopia (Stamford, 1995)

[18] P. 225.

[19] New York, 2000, p. 286.

[20] C. B. Macpherson, The Rise and Fall of Economic Justice (Oxford, 1987), p. 77.

[21] Ibid, pp. 284-88.

[22] New York, 1995. p. 1.

[23] Ibid, pp. vii-viii.

[24] Ibid, p. 56.

[25] Utopianism and Marxism (New York, 1987), p. 68.

[26] Ibid, p. 72.

[27] Necessary and Unnecessary Utopias (Suffolk, 1999), p. 22.

[28] Turner, préface de Karl Marx and Max Weber, p. 5.

[29] Karl Marx et Friedrich Engels, Collected Works, Volume 48 (Londres, 2001), p. 139.

[30] Ibid, p. 283.

[31] Léon Trotsky, The Balkan Wars 1912-13 (New York, 1980), p. 314.

[32] The Passing of an Illusion: The Idea of Communism in the Twentieth Century (Chicago, 1999), p. 2.

[33] Hitler’s Thirty Days to Power, (Addison Wesley, 1996), p. 168.

[34] Ibid.

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