La tragédie de la Révolution chinoise de 1925-1927

Ci-dessous une conférence donnée à l'école d'été du Parti de l'égalité socialiste à Ann Arbor dans le Michigan, en août 2007.

Le développement et la chute de la Seconde révolution chinoise de 1925-1927 a été l'un des évènements politiques les plus importants du vingtième siècle. Cette révolution avortée se termina par la mort de dizaines de milliers d'ouvriers communistes et la destruction totale du Parti communiste chinois (CCP) en tant que mouvement de masse organisé de la classe ouvrière. Il n'est pas possible de comprendre les problèmes fondamentaux de l'histoire de la Chine moderne, en particulier la nature du régime maoïste qui s'est mis en place en 1949, sans comprendre les leçons de 1925-27.

En 1930, Trotsky lança l'appel suivant : « Une étude de la Révolution chinoise est une question très importante et urgente pour tout communiste et tout ouvrier avancé. Il n'est pas possible de parler sérieusement dans aucun pays de la lutte du prolétariat pour le pouvoir sans une étude par l'avant-garde prolétarienne des événements fondamentaux, des forces motrices, des méthodes stratégiques de la Révolution chinoise. Il n'est pas possible de comprendre ce qu'est le jour sans savoir ce qu'est la nuit ; il n'est pas possible de comprendre ce qu'est l'été sans avoir expérimenté l'hiver. De la même façon, il n'est pas possible de comprendre la signification de l'insurrection d'Octobre sans une étude des méthodes de la catastrophe chinoise. » (traduction française reprise du site www.marxists.org : Oeuvre de Léon Trotsky, août 1930).

La perspective proposée pour la Révolution chinoise était au cœur de la lutte que menait Trotsky contre la bureaucratie stalinienne. Au cours de cette lutte, sa théorie de la Révolution permanente subit un test majeur — pour la deuxième fois. Avec le soutien de l’appareil bureaucratique soviétique, Staline l’emporta, ce qui conduisit à la trahison de l’une des opportunités révolutionnaires les plus prometteuses depuis 1917. La défaite en Chine constitua un coup décisif porté à l'opposition de gauche. A la fin de 1927, Trotsky fut exclu du Parti communiste de l’Union Soviétique (PCUS) puis expulsé d’URSS.

Cette conférence examinera et mettra en évidence le rôle déterminant de la direction révolutionnaire, en opposition directe avec le point de vue de l’école de falsification post soviétique. Les méthodes et les arguments avancés par deux membres de cette tendance, les historiens britanniques Ian Thatcher et Geoffrey Swain ont déjà été dévoilés et réfutés de façon approfondie par David North dans son ouvrage récent, Leon Trotsky & the Post-Soviet School of Historical Falsification (Mehring Books, Detroit, 2007). Ici, ce sont leurs positions sur la Révolution chinoise qui méritent notre attention.

Selon Thatcher, pour ce qui est des évènements de 1925-27, Staline et Trotsky partageaient les mêmes vues sur la « nécessité d’une Chine socialiste ». Ceci sert à confondre deux perspectives diamétralement opposées. Trotsky représentait la tendance internationaliste qui reconnaissait que la première révolution socialiste dans la Russie arriérée ne fut pas principalement rendue possible du fait des conditions nationales, mais du fait des contradictions du capitalisme mondial. La Révolution d’Octobre fut seulement le début de la révolution socialiste mondiale intervenant tant dans les pays capitalistes avancés que dans les colonies opprimées. Trotsky insistait sur le fait que le prolétariat chinois, comme la classe ouvrière russe, était en mesure de prendre le pouvoir parce que la bourgeoisie nationale n’était plus capable, à l’époque de l’impérialisme, de jouer un rôle historiquement progressiste.

De façon opposée, Staline ignorait le fait que les forces productives de l’époque impérialiste avaient débordé le cadre obsolète de l’Etat nation. Il concevait l’oppression impérialiste seulement comme un obstacle extérieur au développement du capitalisme « national » chinois, lequel aurait eu la capacité de suivre le chemin des révolutions classiques bourgeoises d’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord. De façon à permettre à la bourgeoisie chinoise d’accomplir ses tâches nationales démocratiques, Staline insistait sur le fait que la classe ouvrière devait d’abord se subordonner au régime bourgeois du Kuo-Min-Tang (KMT). De ce fait, la perspective de la révolution prolétarienne se retrouvait repoussée pour des années, sinon pour des décennies.

De ces deux conceptions opposées dérivaient des politiques très différentes. Trotsky exigeait l’indépendance politique de la classe ouvrière ; Staline forçait les communistes chinois à travailler comme « coolies » du Kuo-Min-Tang. Trotsky appelait à l’instauration de soviets en tant qu’organes de pouvoir des ouvriers et des paysans, Staline regardait le KMT comme une sorte de régime déjà démocratique et révolutionnaire. Trotsky avertissait les ouvriers chinois du danger imminent que représentaient à la fois l’aile droite et l’aile gauche du KMT. Staline capitula d’abord devant l’ensemble du KMT puis, après que Tchang Kaï-chek ait massacré les ouvriers de Shanghai en avril 1927, il ordonna aux communistes de se tourner vers la direction « de gauche » du KMT dirigée par Wang Jingwei au Wuhan — pour finir par les voir éliminés dans un bain de sang à peine trois mois plus tard.

Après que la révolution soit entrée dans une période de déclin dans la deuxième moitié de 1927, Trotsky en appela à une retraite systématique de façon à protéger le parti ; Staline ordonna alors de façon criminelle au CCP de mener des coups de force, ce qui ne fit que conduire, dans les principales localités, à la destruction totale des organisations de travailleurs communistes déjà en voie de désintégration et entraina la mort de milliers de cadres.

En dépit du caractère fondamental de ces différences, Thatcher soutint qu’elles étaient sans aucune importance en ce qui concernait la fin de la seconde Révolution chinoise. Il prétendit que, même si le Parti communiste avait abandonné le Kuo-Min-Tang en 1926, comme le demandait Trotsky, « Il n’y a pas d’éléments de preuve qui puissent suggérer qu’il aurait pu obtenir une meilleure réussite en 1927 » (Trotsky, Ian D. Thatcher, Routledge, 2003, p. 156).

Pour Thatcher, un programme révolutionnaire, une perspective, une direction et des tactiques ne jouent aucun rôle dans les évènements décisifs de l’histoire humaine.

Les origines de la Révolution chinoise

Alors que la première révolution socialiste, la Révolution russe, se produisit en octobre 1917, sa préparation théorique au sein du mouvement marxiste avait pris des décennies. Mais il n’y avait pas eu un tel développement prolongé en Chine. Tout comme l’émergence de la classe ouvrière chinoise avait été produite par l’importation directe de capital étranger et d’équipement industriel dans un pays arriéré et semi-colonial, le développement du mouvement marxiste chinois a été une prolongation directe de la Révolution russe, passant par dessus des siècles de pensée sociale occidentale et de traditions de la social-démocratie. L’expérience de la Révolution d’Octobre était très pertinente pour la Chine compte tenu des caractéristiques similaires dans le développement social et historique des deux pays. Les deux étaient de façon prédominante des sociétés agraires avec des tâches démocratiques non résolues et une classe ouvrière peu nombreuse mais en développement rapide.

La grande tragédie de la Révolution chinoise a été que l’autorité monumentale de la Révolution russe soit utilisée, sous la direction de Staline, pour défendre une politique opportuniste fondée sur la théorie menchevique des « deux étapes ».

Pour une étude plus détaillée des trois conceptions de la Révolution russe, la théorie des « deux étapes », la formule de Lénine sur la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » et la théorie trotskyste de la Révolution permanente, la lecture de la conférence de David North de 2001, « Pour une réévaluation de l'héritage de Trotsky et de sa place dans l'histoire du XXe siècle », est particulièrement importante.

La théorie de la Révolution permanente de Trotsky, validée dans un sens positif par la Révolution russe fut tragiquement validée en négatif par les défaites révolutionnaires en Chine.

Le problème principal de la Révolution chinoise était très similaire à celui qui avait surgi en Russie. La Chine était confrontée aux tâches urgentes, premièrement de l’unification nationale et de l’indépendance face aux divisions créées par les seigneurs de la guerre et les puissances impérialistes et, deuxièmement, de la réforme agraire pour des centaines de millions de paysans pauvres affamés de terre et souhaitant se débarrasser des barbaries d’une exploitation semi-féodale. Mais la bourgeoisie chinoise se révéla encore plus vénale que son homologue russe — dépendante de l’impérialisme, incapable d’intégrer la nation, liée organiquement aux seigneurs de la guerre et aux usuriers de la campagne et ainsi incapable de réaliser la réforme agraire. Par dessus tout, elle était profondément effrayée par la jeune et combative classe ouvrière chinoise.

Comme en Russie, le développement de l’industrie chinoise dépendait du capital international. Entre 1902 et 1914, l’investissement étranger avait doublé. Dans les 15 années suivantes, le capital étranger doubla à nouveau, totalisant 3.3 milliards de dollars et dominant les principales industries chinoises, en particulier textiles, ferroviaires et navales. En 1916, il y avait un million de travailleurs industriels en Chine et en 1922 il y en avait deux fois plus. Ces ouvriers étaient concentrés dans quelques centres industriels tels que Shanghai et Wuhan. Des dizaines de millions de semi-prolétaires — artisans, boutiquiers, employés et citadins pauvres — partageaient les aspirations sociales de la classe ouvrière.

Bien que numériquement réduit — quelques millions au sein d’une population de 400 millions — le prolétariat chinois était propulsé par les contradictions mondiales du capitalisme pour prendre un rôle dirigeant dans les luttes révolutionnaires du début du vingtième siècle. L’échec de la première Révolution chinoise en 1911, sous le leadership de Sun Yat-sen, démontra que la bourgeoisie chinoise était tout à fait incapable d’accomplir ses propres tâches historiques.

Sun Yat-sen commença à rassembler des soutiens dans les années 1890 après que la dynastie mandchoue ait rejeté des appels en faveur de l’établissement d’une monarchie constitutionnelle. Inspirée par les révolutions bourgeoises classiques en Amérique et de France, Sun prônait les « Trois principes du peuple » — le renversement du système impérial, une république démocratique et la nationalisation de la terre. Toutefois, Sun ne tenta pas de construire un mouvement politique de masse et se confina largement à des activités conspirationnelles, des petits coups de forces armées ou des activités terroristes contre des officiels mandchous.

La soi-disant « révolution » de 1911 se résuma à un léger coup porté à une structure totalement vermoulue. Financièrement, le gouvernement impérial était au bord de la banqueroute après des décennies de pillages par les puissances occidentales. Politiquement, la cour mandchoue était totalement discréditée après que les puissances impérialistes aient annexé une partie du territoire chinois, soit sous la forme de colonies telles que Hong Kong ou Taïwan, ou de « concessions » dans des villes portuaires où les troupes étrangères, la police et le système légal dominaient. En 1900, la dynastie mandchoue moribonde fut contrainte de s’appuyer sur des troupes étrangères pour mettre fin à la révolte des Boxers — un vaste soulèvement anticolonial des paysans et des citadins pauvres.

Quand la dynastie mandchoue finit par promettre des réformes constitutionnelles, il était déjà trop tard. Des sections importantes de la bourgeoisie chinoise s’étaient tournées vers Sun Yat-sen. Le 10 octobre 1911, des milliers de militaires des troupes du Wuchang dans la province de Hubei déclenchèrent une rébellion et proclamèrent la République. La révolte se répandit rapidement dans de nombreuses provinces chinoises, mais l’absence de tout véritable mouvement de masse laissa les intérêts en place inchangés. Le résultat fut une fédération aux liens très lâches, la « République de Chine » avec Sun comme président provisoire.

Cependant, cette nouvelle république était en fait entre les mains du vieil appareil militaro-bureaucratique, qui s’opposa à toute tentative de donner la terre à la paysannerie. Sun se compromit rapidement avec ces forces réactionnaires, cherchant uniquement à obtenir la reconnaissance internationale de la République de Chine. Mais les puissances impérialistes exigèrent que Sun remette la présidence au dernier premier ministre de la dynastie mandchoue, Yuan Shikai, considéré par les grandes puissances comme un dirigeant plus fiable — quelqu'un à qui on pourrait faire confiance pour préserver le statut semi-colonial de la Chine. Après que Yuan soit devenu président, il se retourna contre Sun et son KMT, le parti nationaliste, mit la constitution au rebut et procéda à la dissolution du parlement. En 1915, avec le soutien du Japon, Yuan se proclama empereur. Sa tentative de courte durée pour restaurer le système impérial se termina par des révoltes organisées par des généraux du Sud de la Chine qui soutenaient la République. Yuan fut contraint de démissionner et mourut peu après.

Quoique la République de Chine ait continué à exister nominalement, elle fut démembrée par des seigneurs de la guerre rivaux, chacun soutenu par différentes puissances impérialistes. Le KMT survivait dans les cités de Guangzhou ou Canton dans le sud de la Chine, avec l’appui de généraux locaux. Sun lança un appel aux plus petits seigneurs de la guerre pour qu’ils contestent les plus puissants et unifient le pays, mais personne ne répondit à son appel.

Le mouvement du 4-Mai et la Révolution russe

L’échec de 1911 eut un impact profond sur différents milieux d’intellectuels chinois. Chen Duxiu, qui fut plus tard le fondateur du Parti communiste chinois et du mouvement trotskyste, fut le pionnier de la recherche de nouveaux horizons intellectuels. Cela fut une époque extraordinaire, qui vit la politisation rapide de nombreux jeunes gens, qui commencèrent à participer activement à des luttes d’une grande portée dans les domaines idéologiques, culturels et politiques, dans le but de changer le cours de l’histoire. Le magazine de Chen, Nouvelle Jeunesse, devint par la suite l’organe officiel du Parti communiste. Chen attira un grand nombre d’étudiants qui le considéraient comme un combattant sans compromission de l’influence réactionnaire du confucianisme. Il prit le parti radical d’introduire ces jeunes chinois à la littérature occidentale, à la philosophie et aux sciences sociales et naturelles.

Les impulsions politiques décisives eurent pour origine les évènements internationaux. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale en 1914, quoique se déroulant pour l’essentiel en Europe, eût un impact majeur en Chine, qui se poursuivit avec les implications monumentales de la victoire de la Révolution russe de 1917. Li Dazhao, le cofondateur du Parti communiste (PCC), fut le premier à introduire le marxisme en Chine. L’un des premiers essais marxiste en Chine a été son ouvrage « La victoire du bolchevisme » écrit en 1918 et largement inspiré du travail de Trotsky « La guerre et l’Internationale ».

Li soutenait que la Première Guerre mondiale marquait le début de « La guerre des classes… entre les masses prolétariennes et les capitalistes du monde entier. » La révolution bolchevique n’était que le premier pas vers « la destruction des frontières nationales actuellement existantes qui sont des barrières au socialisme et la destruction du système de production capitaliste fondé sur le monopole et le profit » Li acclamait la Révolution d’Octobre comme « Un nouveau cours donné au vingtième siècle », ce qui devait être bientôt confirmé par les événement en Chine. (Li Ta-chao and the Origins of Chinese Marxism, Maurice Meisner, Harvard University Press, 1967, p 68)

Sous la pression des puissances alliées, la Chine déclara la guerre à l’Allemagne et fit officiellement partie du camp de la victoire. Mais lors des négociations de maquignons de la Conférence de Versailles de mai 1919, les puissances impérialistes piétinèrent à nouveau la souveraineté chinoise en confiant les concessions coloniales allemandes de Shandong au Japon. Les nouvelles de Paris provoquèrent une vague de protestations furieuses de la part des étudiants à Pékin et des grèves ouvrières à travers tout le pays contre toutes les puissances impérialistes.

Les illusions populaires sur la « démocratie » anglo-américaine furent réduites à néant. Il y eut une prise de conscience générale parmi les étudiants et les ouvriers que les camps rivaux de la Première Guerre mondiale avaient combattus pour la domination mondiale et pour les intérêts de leurs classes capitalistes respectives. Quel que soit le vainqueur, l’exploitation impérialiste de la Chine et des autres pays coloniaux se poursuivrait. La victoire de la classe ouvrière russe ouvrait, par contre, une nouvelle perspective pour les masses chinoises.

La fondation du Parti communiste chinois en juillet 1921, sous la direction de Chen Duxiu et Li Dazhao, se fit sur la base de l’internationalisme socialiste. En dépit de faibles effectifs initiaux, le PCC acquis de la force grâce à son programme et au prestige de la Révolution d’Octobre et connut une croissance rapide. Le PCC s’appropria rapidement les tactiques élaborées au Deuxième et Troisième congrès de la nouvelle Internationale communiste, le Komintern, pour combattre pour la direction des mouvements de libération nationale qui se développaient.

Lors des discussions du Deuxième congrès, Lénine avait exhorté les nouveaux partis communistes des pays coloniaux à participer activement au développement des mouvements de libération nationaux, mais souligna expressément la « La nécessité de lutter résolument contre la tendance à parer des couleurs du communisme les courants de libération démocratique bourgeois des pays arriérés; l'Internationale communiste ne doit appuyer les mouvements nationaux démocratiques bourgeois des colonies et des pays arriérés qu'à la condition que les éléments des futurs partis prolétariens, communistes autrement que par le nom, soient dans tous les pays arriérés groupés et éduqués dans l'esprit de leurs tâches particulières, tâches de lutte contre les mouvements démocratiques bourgeois de leur propre nation ; l'Internationale communiste doit conclure une alliance temporaire avec les démocrates bourgeois des colonies et des pays arriérés, mais pas fusionner avec eux, et maintenir fermement l'indépendance du mouvement prolétarien, même sous sa forme la plus embryonnaire ; » (traduction française reprise du site www.marxists.org : Première ébauche des thèses sur les questions nationale et coloniale).

Après la défaite de la révolution allemande et la mort de Lénine en 1924, l'axe politique essentiel indiqué par Lénine fut abandonné. Au nom de l'opposition au « trotskysme », une section conservatrice de la direction bolchevique conduite par Staline rejeta les leçons fondamentales de 1917. Plutôt que d'encourager une percée révolutionnaire en Chine, cette direction cherchait à établir des relations avec les factions prétendument « démocratiques » de la bourgeoisie chinoise, dans le but de contrebalancer la pression des impérialismes anglais et japonais en Extrême-Orient.

Rejoindre le KMT

La politique initiale du PCC consistant à former une alliance temporaire avec le Kuo-Min-Tang était fondée sur la conservation de l'indépendance des deux partis, chacun ayant sa propre organisation. Mais en août 1922, la direction du Komintern ordonna au PCC d'adhérer au KMT en tant que membres à titre individuel du parti.

Le PCC s'opposa à la décision, mais ses objections furent rejetées par la direction du Komintern sous l'autorité de Zinoviev. Zinoviev justifia la décision sur le fondement que le KMT libéral démocrate était la « seule organisation nationaliste révolutionnaire importante » en Chine. Le mouvement indépendant de la classe ouvrière était encore faible, aussi le petit PCC devait entrer dans le KMT pour étendre son influence.

Plusieurs années plus tard, en novembre 1937, Trotsky écrivit à Harold Isaacs : « L'entrée en elle-même en 1922 n'était pas un crime, peut-être même pas une erreur, en particulier dans le Sud, selon la présomption que le Kuo-Min-Tang à cette époque comprenait un certain nombre d'ouvriers et que le jeune parti communiste était faible et composé presque entièrement d'intellectuels... Dans ce cas, l'entrée aurait été un mouvement isolé vers une indépendante [sic], similaire dans une certaine mesure à votre entrée dans le parti socialiste. La question est de savoir quel était leur intention en entrant et quel a été la politique qui en a découlé ? » (The Bolsheviks and the Chinese Revolution 1919-1927, Alexander Pantrov, Curzon Press 2000, p.106)

Alors que Staline prenait le contrôle du Komintern, il considérait l'entrée du PCC dans le KMT non comme un pas vers la construction d'un parti de masse indépendant, mais de plus en plus comme une politique à long terme visant à réaliser une révolution démocratique bourgeoise en Chine. Aux yeux de Staline, l'importance du KMT l'emportait de loin sur celle de la section chinoise du Komintern. En 1917, un tel point de vue aurait été dénoncé par les bolcheviques comme une capitulation politique devant la bourgeoisie. Mais à présent Staline imposait cette politique à la Chine, prétendant qu'elle représentait la continuation du léninisme et l'héritage de la Révolution d'Octobre.

Après le Troisième congrès du Komintern, le CCP appela officiellement tous les membres du parti à rejoindre le KMT et abandonna de fait sa propre activité indépendante. Quand le Komintern envoya Mikhail Borodin comme son nouveau représentant en Chine, il agit en tant que conseiller pour le KMT, qui fut restructuré du sommet à la base selon des principes organisationnels bolcheviques. Dix membres dirigeants du PCC furent placés au comité central exécutif du KMT, environ un quart du total de ses membres. Des cadres communistes prirent souvent en charge différents aspects des activités du KMT.

La construction de l'appareil militaire du KMT a résulté directement de la politique du Komintern. Jusqu'à ce que Sun Yat-sen ait établi son « Armée nationale révolutionnaire » en 1924, il n'avait que 150 à 200 gardes loyaux — à comparer avec les 200 à 300 000 soldats que contrôlaient chacun des seigneurs de la guerre du Nord. La dépendance de Sun à l'égard des généraux du Sud devint évidente en 1922 lorsqu'il fut obligé de fuir à Shanghai après une tentative de coup d'Etat local. C'est seulement alors que Sun se tourna vers Moscou pour obtenir de l'aide.

L'académie militaire de Whampoa à Guangzhou — à partir de laquelle Tchang Kaï-chek construisit son accession au pouvoir — fut établie avec l'assistance de conseillers soviétiques. Sans l'aide militaire soviétique et l'aptitude du PCC à mobiliser les ouvriers et les paysans, la construction d'une armée du KMT capable de défaire les puissants seigneurs de la guerre aurait été totalement inimaginable.

L'explosion révolutionnaire

Un jeune membre du PCC Peng Shuzi qui était revenu de Moscou en 1924 et devint plus tard un dirigeant du mouvement trotskyste chinois, faisait partie de l'aile gauche du parti qui demandait avec insistance qu'une politique davantage critique soit adoptée à l'égard du KMT. Il s'opposait directement à la ligne officielle de soutien à la bourgeoisie nationale qui, ayant des liens étroits avec les seigneurs de la guerre et les puissances impérialistes, était hostile à la classe ouvrière et incapable de diriger la révolution nationale démocratique. Peng expliquait que le prolétariat devait prendre la direction des luttes anticoloniales.

Cette lutte polémique eût un impact significatif. Le PCC réorienta son travail sur la direction du mouvement de masse croissant dans la classe ouvrière, plutôt que sur ses activités au sein du KMT. Lorsque le PCC tint son Deuxième congrès national ouvrier, le jour de la Fête du Travail du 1er mai 1925, ses organisations représentaient 570 000 ouvriers. Son influence croissante entraina une vague de luttes militantes de la classe ouvrière.

Au cours des grèves dans les usines textiles japonaises à Shanghai, un travailleur communiste fut tué par balle, provoquant des protestations anti-impérialistes dans la ville. Le 30 mai, des milliers d’étudiants et d’ouvriers protestèrent devant un poste de police de Shanghai pour exiger la libération des manifestants arrêtés. La police britannique ouvrit le feu, tuant 12 personnes et en blessant des douzaines d’autres.

Cet « Incident du 30 mai » provoqua une éruption sans précédent dans la classe ouvrière qui marqua le début de la Deuxième révolution chinoise. 125 grèves eurent lieu, impliquant 400 000 ouvriers, en même temps que des protestations de masse et des émeutes à travers le pays. Trois semaines plus tard, en juin 1925, lorsque des ouvriers et des étudiants manifestèrent à Guangzhou, la police militaire franco-anglaise fit feu et tua 52 personnes. A l’annonce du massacre, les ouvriers de Hong Kong répondirent par une grève générale. 100 000 ouvriers quittèrent Hong Kong et un boycott des produits britanniques fut déclaré, sous la direction d’un comité de grève de Canton et Hong Kong. Cette assemblée élue de délégués des ouvriers, avec ses milliers de travailleurs armés dans les piquets de grèves, était l’embryon d’un soviet.

A l’origine, la lutte anti-impérialiste impliquait « le peuple entier » ; non seulement les étudiants et les ouvriers mais également les capitalistes chinois. Toutefois, la bourgeoisie chinoise fut vite ébranlée par l’héroïsme et le radicalisme de la classe ouvrière. Les hommes d’affaires de Shanghai furent les premiers à se retirer et à commencer à collaborer avec les puissances impérialistes contre le mouvement de grève.

Après la mort de Sun Yat-sen en mars 1925, l’hostilité de la bourgeoisie chinoise envers la classe ouvrière s’exprima le plus clairement par l’ascension politique de Tchang Kaï-chek. Fils d’un riche marchant, Tchang avait des liens étroits avec les banquiers de Shanghai et les compradores [section de la bourgeoisie spécialisée dans le négoce et la finance internationale, ndt.]. A la différence de Sun, Tchang Kaï-chek n’était pas un intellectuel. Il avait passé ses jeunes années parmi les gangsters de Shanghai, les meurtriers et les contrebandiers, qui devaient par la suite devenir ses troupes de choc contre la classe ouvrière des villes.

La radicalisation de la classe ouvrière contraignit la direction du PCC à reconsidérer ses relations avec le KMT. En octobre 1925, Chen Duxiu proposa à nouveau que le PCC quitte le KMT et ne collabore avec lui que de l’extérieur, mais le Komintern rejeta sa proposition. La clique stalinienne préféra essayer d’utiliser la mort de Sun pour installer des dirigeants « de gauche » ou pro-moscovites, tels que Wang Ching-wei ou Tchang à la direction centrale du KMT.

La politique menchevique de Staline

Personne ne contestait que les tâches immédiates de la Révolution chinoise soient « nationales-démocratiques » ou d’un caractère bourgeois. La question était de savoir quelle classe allait prendre la direction de la révolution — la bourgeoisie ou le prolétariat — et vers quelle destination — vers une République bourgeoise démocratique ou vers un Etat des ouvriers ?

Après l’embrasement de la classe ouvrière en 1925, Staline ne prit pas de tournant vers la gauche, mais fonda toute sa politique sur une approche incontestablement menchevique. En opposition avec les leçons de 1917 en Russie, il renforça l’illusion que le KMT bourgeois était un parti « des ouvriers et des paysans », capable de mener la lutte révolutionnaire. Plus tard il alla même plus loin, soutenant que dans des pays tels que la Chine, l’oppression impérialiste réunissait toutes les forces « progressistes » — la bourgeoisie nationale, l’intelligentsia petite bourgeoise, la paysannerie et la classe ouvrière — en un « bloc des quatre classes ».

Comme les mencheviks russes, Staline affirmait que la direction de la révolution « anti-impérialiste » revenait de droit à la bourgeoisie nationale chinoise. La Chine était trop arriérée pour construire le socialisme, insistait-il, ce qui signifiait que la révolution prolétarienne devait être repoussée à un avenir indéfini — en tant que deuxième phase de la révolution. Dans la première phase, la tâche des communistes chinois était d’aider le KMT à arriver au pouvoir et de réprimer la lutte pour le pouvoir menée par la classe ouvrière.

Le fait même que le KMT soit contraint de s’allier avec le PCC reflétait la faiblesse intrinsèque de la bourgeoisie. L’opportunisme stalinien permit aux dirigeants du KMT de parader sans être contestés devant les masses en se présentant comme des « révolutionnaires » et des « socialistes » et ils saisirent cette opportunité à pleines mains. Au Sixième plénum du Comité exécutif de l’Internationale communiste (CEIC) en février 1926, Staline intégra officiellement le Kuo-Min-Tang comme une section « sympathisante » du Komintern et installa Tchang Kaï-chek au présidium du Komintern comme président « à titre honorifique ».

Les dirigeants du KMT prirent une apparence révolutionnaire précisément à cause de la puissance de l’attrait que suscitait le PCC. En 1920, le PCC se réduisait pour l’essentiel à un petit cercle d’intellectuels, en 1927 le parti était à la tête de près de trois millions d’ouvriers de l’industrie, des mines et du rail — soit la plus grande partie de la population ouvrière, de taille relativement réduite, mais concentrée. En 1922, le PCC n’avait que 130 membres. Cinq ans plus tard, le parti, en incluant son mouvement de jeunesse, la Ligue de la jeunesse communiste, avait atteint les 100 000 membres. En 1923, lorsque le PCC commença à créer des associations paysannes, il n’avait le soutien que de 100 000 fermiers cantonais ; en juin 1927, ce nombre atteignait 13 millions dans les deux provinces de Hunan et Hubei. De plus, des groupes importants de soldats, atteignant les dizaines de milliers, étaient bien disposés à l’égard du mouvement révolutionnaire. Mais le parti maintenait une politique conservatrice destinée à contenir ces masses radicalisées, de façon à conserver son alliance avec la bourgeoisie libérale.

La transformation par Staline du PCC en un appendice du KMT ouvrait la porte à de graves menaces vis-à-vis du parti au moment où le KMT prenait un tournant inévitable dans le sens de l’opposition au mouvement révolutionnaire. Le 20 mars 1926, Tchang réalisa un coup de force afin de resserrer son emprise sur le KMT. Il ne renversa pas seulement la dénommée « aile gauche » de la direction du KMT, mais procéda également à l’arrestation de 50 personnalités communistes et plaça tous les conseillers soviétiques en résidence surveillée. Il désarma le Comité de grève de Canton — Hong Kong et s’établit de facto comme dictateur militaire au Guangzhou.

Après une réaction initiale de choc et de confusion, Staline décida rapidement de maintenir la vieille politique. Il s’opposa à nouveau à une nouvelle tentative de la direction du PCC de quitter le KMT. Toutes les nouvelles du coup de force de Tchang furent étouffées dans la presse soviétique et dans celle du Komintern ou minimisées comme étant de la propagande impérialiste. Staline accepta les mesures hostiles prises par Tchang et limitant les adhésions de membres du PCC à un maximum d’un tiers de n’importe quel comité du KMT.

Au moment même où Tchang faisait ouvertement la démonstration de ses intentions contre-révolutionnaires, Staline appuyait avec enthousiasme son projet militaire de lancer une expédition dans le Nord contre les seigneurs de la guerre. Au nom du soutien à l’effort de guerre du KMT, la grève de 16 mois à Canton – Hong Kong qui avait ébranlé l’impérialisme britannique fut arrêtée et toute lutte indépendante des ouvriers et paysans interdite.

Trotsky engagea une lutte politique systématique contre la politique stalinienne chinoise. En septembre 1926, Trotsky conclut que le PCC devait quitter immédiatement le KMT. « Le mouvement vers la gauche des masses ouvrières chinoises », écrivait-il, « est un fait aussi assuré que le mouvement vers la droite de la bourgeoisie chinoise. Dans la mesure où le Kuo-Min-Tang a été établi sur l’union politique et organisationnelle des ouvriers et de la bourgeoisie, il doit maintenant éclater sous l’effet des tendances centrifuges de la lutte des classes. Il n’y a pas actuellement de formules politiques magiques ou des stratagèmes tactiques astucieux possibles pour contrecarrer ces tendances et il n’y en aura pas davantage à l’avenir.

« La participation du PCC au Kuo-Min-Tang était parfaitement correcte durant la période où le PCC était un cercle de propagande qui se préparait seulement à une activité politique future indépendante mais qui, en même temps, cherchait à prendre part à la lutte de libération nationale en cours. Au cours des deux dernières années, on a pu voir le développement d’une puissante vague de grèves parmi les ouvriers chinois… Cette situation confronte le PCC à la tâche de passer de l’état de préparation où il se trouve actuellement à une étape plus avancée. Sa tâche politique immédiate doit maintenant consister à lutter pour une direction résolument indépendante de la classe ouvrière en éveil — non pas bien sûr dans le but de soustraire la classe ouvrière du cadre de la lutte nationale-révolutionnaire, mais pour lui assurer le rôle, non seulement du combattant le plus résolu, mais aussi celui de dirigeants ayant une prédominance dans la lutte des masses chinoises. » (Leon Trotsky on China, Monad Press, New York, 1978, p. 114, traduit de l’anglais).

L’analyse de Trotsky fut confirmée par les évènements. Au lieu de développer une perspective prolétarienne indépendante, le PCC consacra son énergie à soutenir l’expédition du Nord de Tchang contre les seigneurs de la guerre en appelant les ouvriers et les paysans à soutenir l’Armée nationale révolutionnaire. Les masses fournirent des renseignements et établirent des unités de guérilla pour interrompre le transport et pour saboter l’approvisionnement à l’arrière des lignes ennemies. Sans ce soutien populaire et l’héroïsme exceptionnel des commandants communistes de l’armée, Tchang Kaï-chek n’aurait pas pu, comme il le fit, atteindre la vallée du fleuve du Yangtsé en moins de quatre mois. (Consulter la carte de l’expédition du Nord)

Cependant, les tensions de classes allaient vers l’explosion étant donné que les victoires militaires du KMT étaient considérées par les masses chinoises seulement comme le début de la révolution. Lorsque le corps expéditionnaire libéra Hunan, par exemple, quatre millions de paysans affluèrent dans des associations paysannes en seulement cinq mois et un demi-million d’ouvriers rejoignirent l’Union générale du Travail dirigée par le PCC. Au Wuhan, un centre industriel majeur de la vallée du Yangtsé, 300 000 ouvriers formèrent l’Union générale de Hubei, sous la direction du PCC. De plus, le mouvement de masse se radicalisait rapidement. Les ouvriers prirent spontanément le contrôle des concessions britanniques à Hankou. Le mouvement paysan évolua, commençant par demander des réductions du prix des fermages pour en arriver à des luttes armées pour expulser les propriétaires terriens.

Avril 1927 : Le coup de Shanghai

Alors que les masses se soulevaient, Tchang Kaï-chek évoluait rapidement vers le camp de la grande entreprise, des compradores et des représentants de l’impérialisme dans l’Est de la Chine, pour supprimer la révolution. Moscou proclamait que l’évolution droitière de Tchang pouvait être contrecarrée en reconstruisant la « gauche » autour de Wang Ching-wei à la direction centrale du KMT, désormais située au Wuhan. Cependant, le désaccord entre la gauche et la droite du KMT était purement tactique. Les deux étaient d’accord pour établir un gouvernement bourgeois « national ». Leurs désaccords portaient essentiellement sur des questions de stratégie militaire, de partage du pouvoir et, le plus important, sur quand et comment rompre l’alliance du KMT avec le parti communiste.

En dépit des protestations vides de sens adressées par Tchang à Staline qu’il n’établirait pas la domination bourgeoise en Chine, une épreuve de force était inévitable alors que les armées du KMT approchaient de Shanghai — le centre économique du pays avec une classe ouvrière importante et radicalisée.

Le PCC tenta de prendre le contrôle de la ville avant l’arrivée des troupes du KMT, mais la politique de Staline d’éviter un conflit « prématuré » avec Tchang Kaï-chek et de maintenir le « bloc des quatre classes » sapa et finit par étrangler cette initiative. Les ouvriers de Shanghai prirent le pouvoir, seulement pour le rendre à la bourgeoisie et faire face ensuite à la furie meurtrière des gangs de voyous de Tchang.

Sous la pression de la montée des luttes de masse, la direction du PCC lança un appel à briser la barrière entre les tâches nationales démocratiques et la révolution socialiste. Le parti fit appel à la classe ouvrière pour accomplir « sur le champ » la révolution chinoise, en « concentrant le rail, le transport maritime, les mines et la grande industrie sous le contrôle de l’Etat et en procédant à la transition vers le socialisme » (History of Sino-Soviet Relations 1917-1991, Shen Zhihua, Xinhua Press, p31, traduction de l’anglais).

Hostile à toute tentative par le PCC de violer sa théorie des « deux étapes », Staline réduisit cette initiative révolutionnaire dans la deuxième moitié de mars 1927 en émettant les ordres suivants :

1) pas de prise de pouvoir des concessions étrangères à Shanghai de façon à éviter une intervention impérialiste ;

2) manœuvrer entre l’aile gauche et l’aile droite du KMT, s’abstenir de toute opposition envers l’armée, et préserver les forces du PCC ;

3) le PCC devait se préparer à des luttes armées, mais devait dissimuler ses armes pour l’instant compte tenu de ce que l’équilibre des forces était défavorable à la classe ouvrière.

Ces directives permirent que ce qui se présentait comme une situation révolutionnaire exceptionnellement favorable se transforma en un désastre meurtrier. Le 21 mars 1927, le PCC organisa une insurrection armée, soutenu par une grève générale de 800 000 ouvriers de Shanghai. La classe ouvrière écrasa les forces des seigneurs de la guerre et pris le contrôle de la ville, à l’exception des concessions étrangères. Toutefois, le PCC fut empêché par la politique stalinienne d’établir un gouvernement des ouvriers et au lieu de cela forma un gouvernement « provisoire » qui incluait des dirigeants de la bourgeoisie. Sa tâche principale n’était pas de faire avancer les intérêts de la classe ouvrière, mais d’accueillir Tchang Kaï-chek et ses troupes.

Tchang Kaï-chek resta volontairement à l’extérieur de Shanghai pendant des semaines pour laisser les ouvriers s’épuiser dans le combat contre les seigneurs de la guerre, pendant qu’il planifiait son coup de force en collaboration avec les grands entrepreneurs de Shanghai et des gangsters, ainsi qu’avec les puissances impérialistes. Le complot de Tchang n’était pas un secret pour la direction du PCC, qui avait déduit des évènements que la classe ouvrière de Shanghai devait s’armer et se tourner vers des soldats sympathisants à l’intérieur de la deuxième et de la sixième armée du KMT.

Cependant le 31 mars, le Komintern, en accord avec l’injonction de Staline d’éviter un conflit « prématuré » adressa un télégramme à Shanghai ordonnant au PCC de donner l’instruction à des milliers d’ouvriers armés de cacher leurs armes. L’un des dirigeants du PCC, Luo Yinong dénonça avec colère cet ordre comme « une politique suicidaire ». Le PCC fut quoi qu’il en soit contraint d’obéir.

Trotsky et l’opposition de gauche avertirent sans relâche du danger et appelèrent à la formation de soviets en tant qu’organes indépendants du pouvoir des masses ouvrières. Mais le 5 avril, lors d’un discours tristement célèbre dans la Salle des colonnes à Moscou, Staline insista pour dire que le PCC devait maintenir son bloc unitaire avec Tchang.

« Tchang Kaï-chek se soumet à la discipline. Le Kuo-Min-Tang est un bloc, une sorte de parlement révolutionnaire, avec la droite, la gauche et les communistes. Pourquoi faire un coup d’Etat ? Pourquoi écarter la droite alors que nous avons la majorité et quand la droite nous écoute ?... En ce moment nous avons besoin de la droite. Elle a des personnes compétentes, qui dirigent toujours l’armée et la conduise contre les impérialistes. Tchang Kaï-chek n’a peut-être pas de sympathie pour la révolution mais il dirige l’armée et ne peut faire autrement que de la diriger contre les impérialistes. En outre, les gens de la droite sont en relation avec le général Chang Tso-lin [le seigneur de la guerre mandchou] et savent très bien comment les démoraliser et les amener à passer du côté de la révolution, avec armes et bagages, en évitant tout conflit. Ils sont aussi en rapport avec les riches marchands et peuvent lever des fonds chez eux. Aussi il faut savoir les utiliser à cette fin, les presser comme des citrons et ensuite s’en débarrasser » ((The Tragedy of the Chinese Revolution, Harold R. Isaacs, Stanford University Press, 1961, p. 162, traduit de l’anglais).

Le 12 avril, seulement une semaine après le discours de Staline, Tchang frappa, envoyant des gangs de voyous détruire l’Union générale du Travail de la ville. Le jour suivant, le PCC appela à une grève qui rassembla 100 000 ouvriers, mais Tchang Kaï-chek répondit avec des troupes et des fusils automatiques, massacrant des centaines de personnes. Au cours du règne de « terreur blanche » des mois suivants, des milliers d’ouvriers communistes furent assassinés, non seulement à Shanghai, mais dans d’autres villes sous le contrôle de Tchang.

Le tournant vers le KMT « de gauche »

Malgré les purges brutales de Tchang, le PCC conservait encore d’importantes réserves au Wuhan, un centre industriel majeur, de même qu’au sein du mouvement paysan qui comptait plusieurs millions de membres tout au long du Yangtsé. Une politique correcte aurait pu faire échouer la contre-révolution de Tchang. Pourtant, Staline ne retint rien des sanglantes leçons de Shanghai. Dans sa « Question sur la Révolution chinoise » publié le 21 avril 1927, il proclama que sa politique avait été et demeurait « la seule ligne correcte ». Le massacre orchestré par Tchang, déclarait-il, démontre simplement que la grande bourgeoisie avait déserté la révolution.

Le KMT « de gauche » argumentait Staline, représentait toujours la petite bourgeoisie révolutionnaire, qui conduirait la révolution agraire dans la « deuxième étape » de la révolution. « Cela signifie qu’en menant une lutte déterminée contre le militarisme, le Kuo-Min-Tang au Wuhan deviendra en fait l’organe d’une dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie… » Voilà pourquoi il insistait sur le fait que le PCC devait maintenir son étroite collaboration avec le KMT « de gauche » et s’opposait aux demandes de Trotsky et de l'Opposition de Gauche en faveur de la création de soviets et de l’indépendance politique du PCC. (On the Opposition, J. V. Stalin, Foreign Language Press, Peking, 1974, pp. 663-664, traduit de l’anglais)

Répondant aux thèses de Staline, Trotsky soumis sa théorie du « bloc des quatre classes » à une critique cinglante. « C’est une grossière erreur de penser que le capitalisme soude mécaniquement ensemble toutes les classes chinoises de l’extérieur. … La lutte révolutionnaire contre l’impérialisme n’affaiblit pas, mais plutôt renforce la différenciation politique des classes », expliquait-il. « Tout ce qui fait se dresser les masses opprimées et exploitées des classes laborieuses pousse inévitablement la bourgeoisie nationale dans un bloc au grand jour avec les impérialistes. La lutte de classe entre la bourgeoisie et les masses ouvrières et paysannes n’est pas affaiblie, mais au contraire, elle est intensifiée par l’oppression impérialiste, jusqu’au point d’une sanglante guerre civile à chaque conflit sérieux » (Problems of the Chinese Revolution, Leon Trotsky, New Park Publications, London, 1969, p. 5, traduction de l’anglais).

Trotsky insistait pour dire que la tâche la plus urgente consistait à établir l’indépendance politique du Parti communiste par rapport au KMT « de gauche ». « C’est précisément ce manque d’indépendance qui est la source de tous les maux et de toutes les erreurs. Sur cette question fondamentale, les thèses [de Staline, ndt], au lieu de mettre un terme définitif à la pratique d'hier, proposent de les conserver « plus que jamais ». Mais cela signifie maintenir la dépendance idéologique, politique et organisationnelle du parti prolétarien à l'égard d'un parti petit-bourgeois, qui est inévitablement converti en un instrument de la grande bourgeoisie » (ibid., p.18, traduit de l'anglais).

Staline défendit son « bloc des quatre classes » devant des étudiants à l'université Sun Yat-sen, située à Moscou, le 13 mai 1927, dans ce qui ne peut qu'être décrit comme une parodie du marxisme. « Le Kuo-Min-Tang n'est pas un parti petit-bourgeois "ordinaire". Il y a différentes sortes de partis petits-bourgeois. Les mencheviks et les socialistes révolutionnaires en Russie étaient également des partis petits-bourgeois, mais en même temps ils étaient des partis impérialistes, parce qu'ils étaient activement engagés en faveur des impérialismes français et anglais... peut-on dire que le Kuo-Min-Tang est un parti impérialiste ? Il est évident que non. Le parti du Kuo-Min-Tang est anti-impérialiste, juste comme la révolution en Chine est anti-impérialiste. La différence est fondamentale. » (On the Opposition, J. V. Stalin, Foreign Language Press, Peking, 1974, p. 671, traduction de l'anglais).

L'idée absurde que Tchang Kaï-chek ait été « anti-impérialiste » parce que la révolution chinoise était anti-impérialiste fut réfutée non seulement par Trotsky, mais par l'histoire elle-même. L'opposition du KMT à l'une ou l'autre des principales puissances ne constituait pas une opposition de principe à l'impérialisme. Les dirigeants du KMT manœuvraient simplement entre les puissances impérialistes tout en débitant pendant ce temps des slogans « anti-impérialistes » pour désorienter les masses. C'est ainsi que confronté avec l'invasion japonaise dans les années 1930 et 1940, Tchang n'eut aucune hésitation à se tourner vers l'Angleterre et les USA. Quant au dirigeant de la « gauche » du KMT, Wang Ching-wei, il fit un pas de plus et devint la tête du régime fantoche chinois contrôlé par le Japon. Il faudrait que soit écrit en lettres de feu dans la mémoire de tous que Tchang, qui termina ses jours à la tête de la détestable dictature anticommuniste de Taïwan, trinqua autrefois à la Révolution socialiste mondiale à Moscou en compagnie de la direction stalinienne.

La défaite au Wuhan

Pendant que Staline félicitait le « centre révolutionnaire » du Wuhan au huitième Plenum du CEIC [Comité exécutif de l'Internationale communiste, ndt], un certain nombre des commandants du KMT de « gauche », en violation de la politique officielle de leur parti, s'attaquaient déjà aux communistes, aux syndicats et aux associations paysannes de la région. Le 17 mai 1927, juste avant le Plenum, une des actions de répression les plus sanglantes eut lieu à Changsha, mais aucune mention n'en fut faite à la réunion. Au lieu de cela, Staline dénonça les appels de l'Opposition de gauche pour la construction de soviets comme nuisible à une poursuite de l'alliance du PCC avec le KMT de « gauche ». « L'opposition comprend-elle que la création de soviets de députés des ouvriers et paysans en ce moment équivaut à la création d'une dualité de gouvernement, partagé entre les soviets et le gouvernement de Hankow, et que cela conduit nécessairement et inévitablement au slogan appelant au renversement du gouvernement de Hankow ? », tonna-t-il (The Tragedy of the Chinese Revolution, Harold R. Isaacs, Stanford University Press, 1961, p. 241, traduction de l'anglais).

La réponse de Trotsky resta non publiée pendant un an. Dans un vigoureux avertissement de ce qui devait advenir, il condamna la politique stalinienne et appela le Komintern à en faire de même. « Nous nous adressons directement aux paysans chinois: les dirigeants du KMT de gauche du genre Wang Ching-wei et compagnie vous trahiront si vous suivez les chefs du Wuhan au lieu de former vos propres soviets indépendants... Les politiciens du genre Wang Ching-wei lorsque les conditions sont difficiles, s'uniront plutôt dix fois qu'une avec Tchang Kaï-chek contre les ouvriers et les paysans. Dans de telles conditions, deux communistes dans un gouvernement bourgeois deviennent des otages impuissants, quand ce n'est pas carrément un masque pour la préparation d'une nouvelle attaque contre la classe ouvrière... La révolution chinoise démocratique bourgeoise ira de l'avant et sera victorieuse soit sous la forme des soviets soit pas du tout ». (Leon Trotsky on China, Monad Press, New York, 1978, p234-235, souligné dans l'original, traduction de l'anglais)

A nouveau, les avertissements de Trotsky s'avérèrent exacts. Après le bain de sang de Shanghai, les capitalistes et les propriétaires fonciers de la région de Wuhan se tournèrent rapidement vers le régime de Tchang Kaï-chek pour chercher un soutien. Ils résistèrent aux grèves ouvrières en fermant usines et magasins. Ils organisèrent délibérément des paniques bancaires et firent transporter leur argent à Shanghai. Dans les zones rurales, les marchands et les usuriers refusèrent les prêts à la paysannerie, les empêchant d'acheter leurs semences pour les récoltes de printemps. Les puissances impérialistes se joignirent au sabotage en fermant leurs entreprises pendant que les spéculateurs faisaient monter les prix à des niveaux insupportables. L'effondrement économique et la montée des mouvements de masse terrifièrent Wang Ching-wei, qui exigea que les deux ministres communistes de son gouvernement — à l'agriculture et au travail — utilisent leur influence pour freiner les actions « exagérées » des ouvriers et des paysans.

La politique officielle du PCC entrait directement en conflit avec le mouvement des masses. Dans de nombreuses zones rurales, les associations paysannes avaient expulsé les propriétaires terriens et assumaient les fonctions de municipalité. Dans deux villes parmi les plus importantes, Wuhan et Changsha, l'inflation et les fermetures d'entreprises avaient frappé durement les ouvriers, les contraignant à lancer des revendications révolutionnaires pour la prise de contrôle des usines et des magasins. La revendication de Trotsky pour la construction de soviets était donc particulièrement opportune. Les soviets n'étaient pas, comme Staline le soutenait, seulement le moyen de diriger une insurrection armée, mais les véhicules démocratiquement élus par l'intermédiaire desquels les travailleurs, au cours d'un soulèvement révolutionnaire, peuvent commencer à réorganiser la vie économique et sociale et à défendre leurs intérêts en opposition à la contre-révolution.

Peng Shuzi expliqua plus tard que les syndicats et les organisations de paysans du Hunan et du Hubei avaient des effectifs se comptant en millions. « C'était une grande force de masse organisée. Si le PCC avait suivi l'avis de Trotsky à ce moment-là et avait fait confiance à cette grande masse de forces organisées, tout en appelant à l'organisation de soviets d'ouvriers de paysans et de soldats appelés à devenir l'organisation révolutionnaire centrale, et, avaient mené la révolution agraire par l'intermédiaire de ces soviets armés, en donnant la terre aux paysans et aux soldats révolutionnaires, ils auraient pu non seulement rassembler toutes les masses pauvres du Hunan et du Hubei au sein des soviets, mais ils auraient pu aussitôt détruire le fondement des officiers réactionnaires et indirectement déstabiliser l'armée de Tchang. De cette façon, la révolution aurait pu se développer en partant de la destruction des racines du pouvoir contre-révolutionnaire et avancer sur la route conduisant à la dictature du prolétariat. » (Leon Trotsky on China, Monad Press, New York, 1978, p. 66, souligné dans l'original, traduction de l'anglais).

En dépit de sa glorification stupide du KMT de « gauche », Staline se rendait également compte que sa politique était en train de s'effondrer. Le 1er juin 1927, il publia un ordre adressé au PCC pour qu'il crée sa propre armée de 20 000 communistes et 50 000 ouvriers et paysans. Mais les révolutions ne résultent pas de décrets bureaucratiques. Comme Trotsky l'avait souligné, la condition préalable pour construire une armée révolutionnaire était la consolidation de l'autorité du parti sur les masses et la mise en œuvre de méthodes concrètes pour cimenter l'alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie. En rejetant la mise sur pied de soviets, Staline empêchait le PCC d'établir la base nécessaire pour créer sa propre armée.

Alors que la trahison imminente de Wang Ching-wei devenait évidente, le dirigeant du PCC, Chen Duxiu demanda une fois de plus que le parti quitte le KMT. Une fois de plus le Komintern rejeta la requête. Au début de juillet, Chen démissionna avec fureur du poste de secrétaire général du parti. Le successeur de Chen, Chu Quibai, démontra aussitôt sa loyauté à Staline en déclarant, alors que l'on se trouvait en cet instant entre la vie et la mort, que le KMT « se trouve de façon naturelle dans la position dirigeante de la révolution nationale ».

Le 15 juillet, Wang Ching-wei émit officiellement le commandement exigeant que tous les communistes quittent le KMT ou soient sévèrement punis. Comme Tchang, ce fut Wang qui pressa le PCC « comme un citron » avant de le jeter, déchaînant une nouvelle vague de répression, encore plus brutale que la précédente, contre les communistes et les masses insurgées.

Un compte rendu de presse de l'époque expliquait : « Au cours des trois derniers mois, la réaction s'est étendue à partir du cours inférieur du Yangtsé, puis s'est élargie à tout le territoire contrôlé par ceux qu'on appelle les nationalistes. Tang Sheng-chih s'est révélé un encore meilleur commandant de peloton d'exécution que chef d'armée sur le champ de bataille. Au Hunan ses généraux ont accompli un nettoyage des "communistes" que Tchang Kaï-chek ne pourrait guère prétendre égaler. Les méthodes habituelles consistant à fusiller et à décapiter ont été dépassées au profit de techniques de torture et de mutilations qui évoquent par l'horreur l'âge des ténèbres et l'Inquisition. Les résultats ont été impressionnants. Les unions de paysans et de travailleurs du Hunan, probablement les mieux organisées de tout le pays, sont totalement écrasées. Ceux des dirigeants qui ont pu échapper à être brûlés vifs dans l'huile, à être enterrés vivants, à la torture de l'étranglement progressif par des fils de fer et d'autres formes de mises à mort trop terrifiantes pour être rapportées ici ont fui le pays ou se sont si soigneusement cachés qu'ils ne peuvent être que très difficilement trouvés... » (The Tragedy of the Chinese Revolution, Harold R. Isaacs, Stanford University Press, 1961, p. 272, traduction de l'anglais).

Pourtant, à nouveau, Staline insista pour dire que sa politique avait été justifiée et reprocha les défaites à la direction du PCC, en particulier à Chen. Alors que les critiques de l'Opposition de gauche trouvaient une audience croissante dans la classe ouvrière soviétique, Staline chercha à sauver sa réputation en procédant à un brutal changement de direction de l'opportunisme vers son contraire apparent — l'aventurisme. Ayant été responsable de deux défaites écrasantes du PCC et des masses chinoises, Staline ordonna au parti qui venait d'être mis en pièces de procéder à une série d'insurrections armées lesquelles étaient condamnées à l'échec. Anticipant sur sa « Troisième période », sa théorie d’ultra-gauche du début des années 1930, Staline assigna au prolétariat la tâche immédiate de la prise du pouvoir, juste au moment où la révolution chinoise était en plein recul. Comme Trotsky l'expliqua, ce qui était nécessaire, c'était un rassemblement du PCC et de la classe ouvrière, des slogans de défense démocratique et par dessus tout, tirer les leçons nécessaires de ce qui s'était passé — tout ce à quoi Staline s'opposait de façon inflexible.

La leçon du « soviet » de Guangzhou

Le dernier souffle de la révolution chinoise — le soulèvement de Guangzhou en décembre 1927 — ressembla en tout point à un acte d'irresponsabilité criminel. Il avait été planifié, non pour coïncider avec un mouvement de masse au Guangzhou, mais avec l'ouverture du Quinzième congrès du Parti communiste soviétique. Son but principal était de rehausser la réputation de la direction stalinienne et de repousser les critiques de l'Opposition de gauche. En l'absence d'un soutien de masse, la tentative de créer un gouvernement soviétique avec plusieurs milliers de cadres du parti n'avait aucune chance de réussir. Près de 5700 personnes, dont de nombreux des meilleurs cadres révolutionnaires qui avaient survécus, furent tués dans la bataille héroïque pour défendre l'éphémère « soviet » de Guangzhou.

La théorie stalinienne des soviets avait été finalement testée. Pendant toute la révolution, Staline avait soutenu que les soviets ne doivent être créés qu'au dernier moment, comme le moyen d'organiser l'insurrection et, le plus important, pas avant que l'étape « démocratique » ait été entièrement accomplie. Mais comme Trotsky continuait à le soutenir, les soviets étaient, en réalité, le moyen pour amener de larges couches de la population ouvrière dans la lutte politique. Ils ne pouvaient pas être imposés d'en haut, mais émergeaient du mouvement révolutionnaire à la base, comprenant les comités d'usine et les comités de grève. Pendant que la crise révolutionnaire se développait, les soviets seraient amenés à se transformer en de nouveaux organes du pouvoir de la classe ouvrière.

Au Guangzhou, le PCC créa de façon bureaucratique un corps appelé « soviet » comme un moyen pour réaliser une insurrection dans la ville. Mais l'« immense réponse » prédite par Staline ne se produisit pas, parce que les ouvriers ordinaires et les paysans ne connaissaient même pas leurs « députés » dans ce qui portait le nom de soviet. Seul un petit nombre d'ouvriers soutint le gouvernement du « soviet » de Guangzhou, qui fut rapidement écrasé.

Staline soutenait que les taches du soulèvement de Guangzhou étaient d'un caractère démocratique bourgeois. Mais comme Trotsky le fit remarquer, même dans cette aventure perdue, le prolétariat fut contraint d'aller plus loin. Pendant sa durée limitée, le PCC fut contraint de prendre le pouvoir entre ses mains et de prendre des mesures sociales radicales, incluant la nationalisation de la grande industrie et des banques. Comme Trotsky le déclara, si ces mesures étaient « bourgeoises », alors il serait difficile d'imaginer ce à quoi pourrait ressembler une révolution prolétarienne en Chine. En d'autres termes, même pendant l'insurrection de Guangzhou, la direction du PCC fut contrainte de suivre la logique de la révolution permanente et non la théorie des « deux étapes » de Staline.

La défaite du soulèvement de Guangzhou marqua la fin de la révolution dans les centres urbains. Les dirigeants du PCC qui ne rejoignirent pas l'Opposition de gauche, comme Mao Zedong, fuirent vers les campagnes. Sous la pression de la bureaucratie stalinienne d'avoir à appliquer la ligne du Komintern sur la « Troisième période » et de créer des « soviets », un nouveau courant émergea au sein du PCC. Prôné par Mao, cette tendance mis fin dans la pratique à son enracinement dans la classe ouvrière pour s'appuyer sur la paysannerie. Pour poursuivre la « lutte armée » le PCC créa une « Armée rouge », composée essentiellement de paysans et établit des « soviets » dans les zones rurales reculées de Chine. A partir du début des années 1930, le PCC avait pratiquement abandonné tout travail au sein de la classe ouvrière urbaine.

Mao, dont les perspectives politiques avaient plus en commun avec le populisme paysan qu'avec le marxisme, émergea tout naturellement comme le nouveau dirigeant de cette tendance. Avant de rejoindre le Parti communiste, il avait été profondément influencé par l'école du socialisme utopique japonais « Nouveau Village » qui tirait son inspiration des narodniks russes. Nouveau Village faisait la promotion de la culture collective des sols, de la consommation communale et de l'aide mutuelle au sein de villages autonomes comme voie vers le « socialisme ». Ce « socialisme rural » reflétait non les intérêts du prolétariat révolutionnaire, mais l'hostilité de la paysannerie en déclin face à la destruction de la petite agriculture amenée par le capitalisme.

Même après avoir rejoint le Parti communiste, Mao n'abandonna jamais cette orientation en direction de la paysannerie et se retrouva invariablement dans l'aile droite du parti pendant les soulèvements de 1925-1927. Même au plus haut du mouvement de la classe ouvrière de 1927, Mao continua à soutenir que le prolétariat était un facteur insignifiant dans la révolution chinoise. « Si nous allouons dix points aux accomplissements de la révolution démocratique, alors... les habitants des villes et les unités militaires gagnent seulement trois points, tandis que les sept points restants devraient aller aux paysans... » (Stalin's Failure in China 1924-1927, Conrad Brandt, The Norton Library, New York, 1966, p. 109, traduction de l'anglais).

Les conséquences de la défaite

Peu après la défaite de la révolution chinoise, Trotsky fut exclu du Parti communiste, envoyé en exil intérieur et enfin expulsé de l'URSS. Le témoignage de 1925-1927 en Chine illustre de façon claire que Trotsky et l'Opposition de gauche étaient bien conscients de ce qui se jouait dans la révolution chinoise pour la classe ouvrière internationale. Trotsky était engagé dans une lutte politique titanesque pour transformer la politique du Komintern et pour créer les meilleures conditions pour une victoire révolutionnaire. C’était moins que toute autre chose une question de prouver pour la forme qu'il avait raison.

Dans son autobiographie, Ma Vie, qui fut écrite durant son exil en 1928, Trotsky se souvient de ce qui arriva en Union Soviétique après que Tchang Kaï-chek ait noyé dans le sang les ouvriers de Shanghai. « Un flot d'indignation parcourut le parti. L'opposition releva la tête... Un bon nombre de jeunes camarades croyaient qu'une faillite si évidente de la politique de Staline devait rapprocher la victoire de l'opposition. Dans les premières journées qui suivirent le coup d'Etat de Tchang Kaï-Chek, je versai plus d'un seau d'eau froide sur les têtes de mes jeunes amis et non pas seulement sur ces jeunes têtes. Je démontrais que l'opposition ne pouvait nullement remonter grâce à la défaite de la révolution chinoise. Que nos prévisions se soient justifiées, cela nous attirera un millier, cinq ou dix milliers de nouveaux adhérents. Pour des millions d'hommes, ce qui a une signification décisive, ce n'est pas la prévision, c'est le fait même de l'écrasement du prolétariat révolutionnaire. Après l'écrasement de la révolution allemande en 1923, après l'échec de la grève générale anglaise en 1926, la nouvelle défaite en Chine ne peut que renforcer le découragement des masses à l'égard de la révolution internationale. Or, c'est ce découragement même qui est la source psychologique essentielle de la politique de Staline, faite d'un nationalo-réformisme. » (My Life: An Attempt at an Autobiography, Leon Trotsky, Penguin Books, 1979, pp. 552-553, traduction française tirée de « Ma vie », Léon Trotsky, sur le site : marxist.org).

Bien que Staline ait tenté d'isoler Trotsky du reste du Komintern et du PCC, ses efforts ne furent que partiellement couronnés de succès. Un groupe d'étudiants chinois étudiant en Union soviétique passa sous l'influence de l'Opposition de gauche et participa à sa manifestation sur la Place Rouge le 7 novembre 1927, au milieu des célébrations par la bureaucratie du 10e anniversaire de la Révolution d'Octobre. Vers la fin de 1928 au moins 145 étudiants chinois avaient formé des organisations trotskystes secrètes à Moscou et Leningrad.

En même temps, au cours du sixième congrès du Komintern, Trotsky écrivit sa fameuse critique du programme du Komintern. Quelques délégués du Parti communiste chinois, dont Wang Fanxi, furent en mesure de lire les écrits de Trotsky et acceptèrent l'analyse de l'Opposition de gauche. Après que certains de ces étudiants chinois soient retournés en Chine en 1929, une section de la direction du PCC, comprenant Chen Duxiu et Peng Shuzi, se tourna vers le trotskysme et forma l'Opposition de gauche chinoise.

En Chine, le KMT, qui avait étendu son influence en exploitant les soulèvements de masse révolutionnaires, s'avéra totalement incapable de maintenir l'unité du pays ou de gouverner « démocratiquement ». La « terreur blanche » du Kuo-Min-Tang se poursuivit durant des années. Entre le mois d'avril et de décembre 1927, environ 38 000 personnes furent exécutées et plus de 32 000 emprisonnées en tant que prisonniers politiques. De janvier à août 1928, plus de 27 000 personnes furent condamnées à mort. En 1930, le PCC estimait que de l'ordre de 140 000 personnes avaient été assassinées ou étaient mortes en prison. En 1931 plus de 38 000 personnes furent exécutées en tant qu'opposants politiques. L'Opposition de gauche chinoise n'était pas seulement pourchassée par la police du KMT, elle était également trahie et dénoncée aux autorités par la direction stalinienne du PCC.

Les conséquences politiques de l'échec de la révolution s'étendirent bien au-delà des frontières chinoises. Une victoire aurait eu, par contagion, un impact de grande portée à travers toute l'Asie et dans d'autres pays coloniaux. Parmi d'autres choses, elle aurait donné une grande impulsion à la classe ouvrière chinoise dans ses luttes contre la montée du militarisme japonais dans les années 1930 et contre la plongée vers la guerre mondiale.

Alors que le capitalisme mondial, une fois encore, s'enfonce dans la crise, en parallèle avec la montée du militarisme et de la guerre, la classe ouvrière chinoise et internationale ne peut se préparer aux bouleversements qui s'annoncent qu’en assimilant de manière approfondie les leçons politiques de la défaite de la révolution chinoise.

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