25 ans depuis la mort de Keerthi Balasuriya

Le plus grand marxiste d’Asie du Sud de la seconde moitié du 20e siècle

Deuxième partie

La RCL (Revolutionary Communist League) a été fondée en 1968 en tant que section sri-lankaise du Comité international de la Quatrième Internationale. Moins de trois ans plus tard, le Sri Lanka était plongé dans une crise politique profonde en raison du soulèvement des jeunes cinghalais des campagnes, amorcé par le parti petit-bourgeois Janatha Vimukthi Peramuna (JVP) contre le gouvernement de coalition du Parti de la Liberté du Sri Lanka, du Lanka Sama Samaja Party et du Parti communiste qui avait pris le pouvoir en 1970.

Dans le cadre de la lutte pour l’indépendance politique de la classe ouvrière, Keerthi a écrit une longue critique des politiques populistes du JVP cinghalais et de sa défense d’une « lutte armée » qui fut publiée en feuilleton dans le journal de la RCL Kamkaru Puwath. L’émergence du JVP, et plus tard de différents groupes séparatistes tamouls, comme les Tigres de libération de l'Îlam tamoul (LTTE), qui était un sous-produit de l’abandon par le Lanka Sama Samaja Party (LSSP) de la lutte pour l’internationalisme prolétaire.

Malgré les différends qui opposaient la RCL et le JVP, la Revolutionary Communist League a défendu les jeunes des campagnes contre la vague de répression étatique qui a suivi. Le gouvernement de coalition a banni les publications de la RCL et poussé le parti dans la clandestinité. Deux membres du parti – Lakshman Weerakoon and L.G. Gunadasa – furent arrêtés et tués après avoir été placés en garde à vue par la police. Malgré tout, la RCL a lancé une campagne victorieuse dans la classe ouvrière afin d’exposer le LSSP et le Parti communiste (PC) en exigeant qu’ils rompent avec le gouvernement bourgeois.

Des luttes sociales éclataient partout sur le sous-continent indien. Au Pakistan de l’Est, qui est maintenant le Bangladesh, une lutte pour la libération a émergé en 1971 contre le gouvernement pakistanais. Keerthi a immédiatement rédigé une déclaration dans laquelle il expliquait que la crise était le produit du système rétrograde et irrationnel d’État-nation établi à la fin des années 1940 par l’impérialisme britannique, en collusion avec la bourgeoisie locale. Le Bengale avait été découpé sur une base communautaire et ethnique pour devenir le Pakistan de l’Est musulman et le Bengale de l’Ouest, hindouiste et intégré à l’Inde.

La déclaration de la LCR s’opposait à l’intervention militaire réactionnaire de l’Inde au Bangladesh réalisée par le gouvernement du Parti du Congrès dirigé par Indira Gandhi. « Nous demandons au prolétariat indien de s’opposer à la bourgeoisie indienne qui prétend être la libératrice du Bengale oriental. Les trotskystes déclarent que l’intervention armée de l’Inde dans le Bengale oriental a un et un seul objectif : empêcher que la lutte pour le Bangladesh ne se transforme en une lutte pour l’unification, sur une base révolutionnaire, de tout le Bengale », pouvait-on lire.

Dressant un bilan des 25 dernières années de domination bourgeoise en Asie du Sud, la RCL déclarait : « La faillite totale de la bourgeoisie indienne face aux tâches historiques démontre la thèse centrale de la théorie de la révolution permanente de Trotsky selon laquelle seul le prolétariat, entraînant derrière lui les masses rurales opprimées, peut résoudre ces problèmes à travers les tâches de la révolution socialiste ».

À l’insu de la RCL, un dirigeant de la Socialist Labour League (SLL) britannique M. Banda avait rédigé une déclaration qui appuyait l’intervention militaire indienne. Lorsque le journal de la SLL, Workers Press, arriva à Colombo, Keerthi écrivit immédiatement au secrétaire du CIQI, Cliff Slaughter, pour s’opposer à cette position et souligner que l’intervention indienne visait à supprimer toute lutte unifiée des travailleurs du Bengale oriental et occidental et à maintenir le système d’État réactionnaire établi en 1947-48. Toutefois, en tant qu’internationaliste rigoureux, Keerthi accepta l’autorité politique du CIQI et retira la déclaration de la RCL. « La clarification à l’intérieur du parti mondial est la chose la plus importante », écrivit-il. Mais la SLL n’organisa jamais de discussion à ce sujet – une autre indication de son recul politique, qui se manifestait particulièrement dans son abandon de la théorie de la révolution permanente.

La SLL avait aussi créé une confusion politique considérable sur la question nationale au Sri Lanka. La discrimination anti-tamoul du gouvernement de coalition avait généré une hostilité répandue parmi la minorité tamoule de l’île et provoqué l’émergence de groupes séparatistes armés. Lors d’une visite à Colombo en 1972, Cliff Slaughter souhaitait que la RCL retire son soutien au droit d’auto-détermination des Tamouls opprimés. L’objection de Slaughter ne découlait pas de la nécessité d’unir les travailleurs tamouls et cinghalais, mais de la position erronée que l’État sri lankais établi en 1948 avait un « caractère progressiste ». En 1948, les trotskystes du Parti bolchevique léniniste indien (BLPI) s’étaient opposés à la fausse indépendance accordée par l’impérialisme en Inde et au Sri Lanka.

À la fin des années 1970, le successeur de la SLL, le Workers Revolutionary Party, s’adaptait ouvertement aux gouvernements bourgeois et aux groupes comme l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) au Moyen-Orient. Au Sri Lanka, la direction du WRP a effectué un virage à 180 degrés, sans aucune discussion dans le CIQI, en ordonnant à la RCL d’offrir un soutien sans réserve à la « lutte de libération tamoule » et au LTTE. Comme dans le cas de la position antérieure de Slaughter, le WRP s’orientait vers des sections de la bourgeoisie.

L’opportunisme du WRP a créé des difficultés politiques pour la RCL, mais le programme du parti a toujours été orienté vers la classe ouvrière. La RCL s’est courageusement opposée à la discrimination et à la répression infligées aux Tamouls, puis à la guerre civile qui a éclaté en 1983, et soutenait que la seule solution résidait dans la mobilisation indépendante de la classe ouvrière, à la tête des masses opprimées, dans la lutte pour un gouvernement ouvrier et paysan armé de politiques socialistes.

La perspective internationaliste de Keerthi fut portée à l’avant-plan lors de la scission de 1985-86 avec la direction opportuniste du WRP. Il a immédiatement accepté la critique des politiques du WRP développée par le secrétaire national de la Workers League (WL), David North, y compris son abandon de la théorie de la révolution permanente face aux régimes bourgeois du Moyen-Orient. La RCL s’est jointe à la WL, tout comme les sections allemandes et australiennes du CIQI, en défendant les principes incarnés dans la lutte du CIQI contre le pablisme.

La scission avait eu un effet revigorant sur Keerthi et il a décrit cette période comme l’une des plus fécondes et heureuses de sa vie politique. Il pouvait collaborer librement avec ses pairs au niveau international – ce qui avait été impossible sous la domination du WRP – et travaillait étroitement avec North à la rédaction de documents politiques. Il a produit une analyse détaillée des manœuvres opportunistes du WRP sur la question tamoule et sur ses provocations politiques qui avaient pour but de détruire la RCL.

Le gouvernement sri lankais, qui faisait face à une crise de plus en plus profonde en raison de la guerre civile, alla chercher assistance auprès de l’Inde. L’Accord Inde-Sri Lanka signé en juillet 1987 prépara le terrain pour le déploiement de troupes indiennes, présentées officiellement comme des « gardiens de la paix », dans la supervision du cessez-le-feu au nord de l’île. Comme au Bangladesh, l’Inde cherchait par cette intervention à écraser la lutte tamoule, qui menaçait de provoquer des soulèvements au sud de l’Inde, et à raffermir son influence sur Colombo.

La dernière déclaration du CIQI sur laquelle Keerthi collabora avec North expliquait l’origine historique de la crise sans précédent du régime capitaliste qui avait entraîné l’émergence de la lutte tamoule et qui était la cause de l’intervention militaire de l’Inde. Elle développa une position internationaliste prolétaire claire sur la question nationale et sur la nécessité d’unir les travailleurs, cingalais et tamouls, dans la lutte pour la République socialiste du Sri Lanka et de l’Eelam comme partie de la lutte pour les États socialistes unis d’Asie du Sud.

Cette déclaration, rédigée un mois seulement avant le décès de Keerthi, soulignait aussi la transformation qui s’effectuait internationalement dans les différents mouvements de « libération nationale » qui cherchaient de plus en plus à développer les privilèges nationaux et ethniques plutôt qu’à mener une lutte inclusive contre l’oppression impérialiste. Cette déclaration fut le point de départ d’une réévaluation méticuleuse de l’appui qu’avait donné auparavant le mouvement marxiste au droit des nations à l’auto-détermination.

Le décès prématuré de Keerthi a porté un coup terrible à la RCL et au CIQI, mais sa contribution demeure inestimable pour le développement du mouvement trotskyste international. Tandis qu’une nouvelle génération de travailleurs et de jeunes entre en lutte au Moyen-Orient, en Asie et à travers le monde, la vie et le travail de Keerthi font partie de l’héritage qui doit être assimilé dans la lutte pour unir la classe ouvrière et abolir le système de profit en faillite. Surtout, sa défense intransigeante de la théorie de la révolution permanente contient de nombreuses et riches leçons que les révolutionnaires sérieux doivent s’approprier.

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