Gauche Unie : le cinéaste Ken Loach sert de figure de proue à une initiative des groupes de la pseudo gauche britannique

Il y a déjà eu des tentatives sans nombre d’effectuer un regroupement des diverses tendances se prétendant socialistes au cours des dernières années. Et toutes ont donné un rôle central à des travaillistes dissidents à discours de gauche, à des sympathisants du Parti communiste stalinien et à des bureaucrates syndicaux.

Elles ont toutes échoué lamentablement.

La dernière en date est une tentative d’utiliser le prestige du cinéaste Ken Loach et de son film documentaire, The spirit of 45 (l’Esprit de 1945), qui traite du vaste programme de nationalisations et des mesures de protection sociale réalisés par la classe dirigeante britannique à la fin de la deuxième Guerre mondiale, sous le gouvernement travailliste de Clement Attlee.

Comme le World Socialist Web Site l’avait noté dans l’article « What Ken Loach makes of The Spirit of ’45 » (Ce que Ken Loach fait avec l’Esprit de 1945), si les images tirées des archives ont un intérêt, le documentaire se caractérise par son insularité nationale et de la malhonnêteté politique de la part de Loach. C’est le cas en particulier dans ses interviews avec des représentants politiques de presque toutes les tendances de la pseudo gauche britannique – Alan Thornett (Socialist resistance), Dot Gibson (anciennement du Workers revolutionary Party), John Rees (Counterfire), Karen Reissman (Socialist Workers Party) Tony Mulhearn (Socialist Party) et de nombreux Staliniens, sans compter le doyen de la gauche du Parti Travailliste, Tony Benn – qui sont tous simplement décrits comme les « témoins oculaires » d’événements, leur affiliation politique étant dissimulée.

Loach est un metteur en scène respecté – quelqu’un qui est prêt à traiter de sujets importants et d’événements historiques. Mais il n’est pas seulement un cinéaste préoccupé de questions sociales. Il est entré dans l’orbite du mouvement trotskyste britannique, la Socialist Labour League, à la fin des années 1960, mais au début des années 1970 il avait déjà pris ses distances vis-à-vis d’elle et il est resté dans le Parti travailliste jusqu’au milieu des années 1990.

Il a été longtemps associé à Alan Thornett, le dirigeant de la section britannique du Secrétariat unifié pabliste, Socialist Resistance, que Loach avait appelé son « héros » en 2007.

L’expulsion de Thornett de l’organisation ayant succédé à la Socialist Labour League trotskyste, le Workers Revolutionary Party, avait dans une large mesure à voir avec son adaptation aux illusions, largement répandues au moment de l’arrivée au pouvoir du Parti Travailliste en 1974, dans les travaillistes et dans la bureaucratie syndicale (voir, en anglais, « Alan Thornett’s denunciation of Trotskyism—Part Two » -- La dénonciation du trotskisme par Alan Thornett – 2e Partie ).

En tant que dirigeant de Socialist Resistance, Thornett a participé à des tentatives de regroupement antérieures ; Loach a produit des émissions politiques de son parti à l’occasion de deux de ces tentatives manquées – la Socialist Alliance et le Socialist Labour Party, d’Arthur Scargill. Lui et Loach ont été des membres dirigeants de la coalition Respect Unity de l’ancien député travailliste George Galloway. The Spirit of ’45 est aussi un film servant à promouvoir un parti politique, cette fois un parti encore en construction et inspiré par les mêmes gens. Il a un soutien non négligeable de l’establishment, financé qu’il est par Film4, le British Film Institute et Creative England.

L’« esprit » évoqué dans le documentaire est celui du consensus de classe de l’après guerre, érigé sur la réglementation de l’économie et des rapports politiques en Angleterre et dans lequel la bureaucratie syndicale jouait le rôle principal. Selon le documentaire de Loach, ce consensus a été détruit par le gouvernement de Margaret Thatcher. Il ne mentionne nulle part les grèves de masse durant l’« hiver de la colère » de 1978-1979, menées contre le gouvernement travailliste qui a préparé le terrain pour Thatcher ; et il mentionne à peine le gouvernement de Tony Blair et Gordon Brown, au pouvoir pendant 13 ans et qui a poursuivi et aggravé la politique droitière de Thatcher.

Dans une interview, Loach a expliqué pourquoi il croyait que 1945 était important. Il y dit que l’esprit de l’époque « était un esprit de la collaboration. L’expérience de la guerre avait été que, clairement, les forces armées étaient organisées par l’Etat, et ce n’était pas des armées privées qu’on envoyait se battre. Il n’y avait pas, comme à présent des entrepreneurs privés qui allaient faire le travail de l’armée; c’était des armées de l’Etat. Certaines industries furent reprises par l’Etat parce qu’elles ne pouvaient pas être administrées par des sociétés privées, si inefficaces, elles ont du être reprises, comme les mines. Et clairement, le sacrifice et les bombardements et le front intérieur, tout comme les soldats, rapprochaient les gens, les gens n’avaient qu’à être de bons voisins, donc cela engendra un sentiment de collectivité, de solidarité… »

Les formulations de Loach et le choix des gens qu’il a interviewés dans son documentaire, articule la perspective politique du pablisme, qui était une tendance de droite au sein de la Quatrième internationale et se fondait sur une adaptation aux dispositions d’après-guerre dont The Spirit of ’45 fait l’éloge. Les trahisons des luttes révolutionnaires à la fin de la guerre par le stalinisme et la social-démocratie ont créé la base sur laquelle les Etats-Unis ont pu ressusciter le capitalisme européen sur la plan économique, y compris en aidant à financer (bien qu’en termes onéreux) les réformes du gouvernement Atlee.

Pour Michel Pablo et Ernest Mandel, les théoriciens fondateurs du Secrétariat unifié, les accords d’après-guerre était la preuve que la perspective de Trotsky, construire une direction marxiste indépendante pour conduire la classe ouvrière dans un renversement révolutionnaire du capitalisme, était fausse.

Articulant les intérêts d’une couche de la petite bourgeoisie qui était dépendante des mécanismes de l’Etat providence et d’autres concessions que la bourgeoisie fut forcée de faire à cette époque, et les administrait, le pablisme insistait pour dire que le socialisme ne pouvait être réalisé que par le truchement des bureaucraties stalinienne et social-démocrate et de divers mouvements nationalistes des pays semi-coloniaux. Les efforts des « révolutionnaires » devaient consister à faire pression sur ces organisations pour les pousser à « gauche », par opposition à une vive lutte menée pour casser leur influence sur la classe ouvrière.

Les trotskystes orthodoxes au sein de la Quatrième Internationale ont conduit, sur une base principielle, une lutte contre cette tendance liquidatrice et ont fondé le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI) en 1953. Le CIQI insistait sur le fait que les dispositions d’après-guerre n’avaient en rien surmonté les contradictions fondamentales du capitalisme et, bien moins encore, rendu le rôle du stalinisme et de la social-démocratie moins contre-révolutionnaire. Ces contradictions allaient devoir réapparaître à un stade ultérieur, et supérieur, sous la forme de luttes de classes explosives qui entreraient inévitablement en conflit avec les bureaucraties stalinienne et social-démocrate.

Lorsque ce pronostic fut confirmé lors de la vague révolutionnaire qui a secoué l’Europe entre 1968 et 1975, les groupes pablistes ont joué un rôle clé en tant que défenseurs des régimes ou mouvements staliniens, sociaux-démocrates et nationalistes qui trahirent ces luttes.

La liquidation de l’Union soviétique et de ses Etats satellites en 1991 leur a fait entreprendre un fort tournant à droite, comprenant la répudiation explicite de la révolution socialiste en faveur d’une ligne préconisant un regroupement sur base réformiste.

Les divers projets des partis affiliés au Secrétariat unifié – comme le Nouveau parti anticapitaliste en France et le Bloc de gauche au Portugal – sont dirigés explicitement contre le trotskisme, qu’ils dénoncent comme du « sectarisme d’ultra-gauche », ou encore, pour citer Socialist resistance de Thornett, de l’« archéotrotskisme sclérosé ». The Spirit of ’45 est sorti en mars de cette année. Plus tard ce même mois, Loach a signé un appel paru dans le Guardian sous le titre « Le parti travailliste nous a laissé tombé. Nous avons besoin d’un nouveau parti de la gauche ». Une autre signataire était Kate Hudson, ex-membre du Parti communiste et puis brièvement de Respect. C’est Hudson qui, avec son mari Andrew Burgin, anciennement du WRP et de la Coalition Stop the War, a monté la page web de Gauche unie en novembre dernier en tant que noyau de ce « nouveau » parti.

Le troisième et très significatif signataire était Gilbert Achcar du Secrétariat unifié. Il s’agit là du plus notoire défenseur d’une intervention militaire des puissances occidentales en Libye, et maintenant en Syrie, sous l’habit de l’« humanitarisme ». L’inclusion de ce fauteur de guerre impérialiste en tant que figure dirigeante d’un nouveau parti « de gauche » montre clairement le rôle social et politique que ce parti entend jouer au nom de la bourgeoisie britannique.

Cet appel est court dans son contenu. Il attaque le gouvernement de coalition conservateur pour sa politique « catastrophique » d’austérité qui « nous fait tomber encore plus dans un trou économique ».

Tout en vantant les « réalisations passées du Parti travailliste », il se plaint de ce qu’on ne puisse plus s’attendre à ce que les travaillistes « nous défendent ».

Ce qui est le plus notoire, c’est qu’on n’y trouve pas le mot de socialisme, juste un vague appel à la formation d’un parti « qui rejette la politique néolibérale et améliore la vie des gens ordinaires. »

Ce parti, déclare l’appel, devrait prendre SYRIZA (Coalition de la Gauche radicale) en Grèce et le parti La gauche (Die Linke) en Allemagne comme modèles ; ils « ont commencé à remplir l’espace à gauche, offrant une vision politique, sociale, et économique d’alternative. »

Cette description est une fraude politique. Le parti social-démocrate PASOK a presque été détruit du fait qu’il avait été la force principale dans l’imposition des mesures brutales d’austérité contre la classe ouvrière grecque. SYRIZA fonctionne à présent comme le mécanisme principal servant à enfermer un mouvement à gauche de la classe ouvrière contre la bourgeoisie dans une perspective basée sur un soutien aux rapports de propriété bourgeois et de l’Union Européenne.

Deux mois à peine avant l’appel publié dans le Guardian, Alexis Tsipras, le dirigeant de SYRIZA a rassuré le ministère des Affaires étrangères et le Fond monétaire international leur disant qu’ils n’avaient rien à craindre de son parti, qui n’avait « pas de cornes sur la tête ». Quant à La Gauche, c’est une organisation totalement intégrée à l’Etat allemand – collaborant à l’imposition des coupes budgétaires au sein de coalitions avec les sociaux-démocrates dans divers Lands comme celui du Brandebourg. Son « porte parole pour la Paix », Christine Buchholz, un membre du parti allemand affilié au Socialist Workers Party de Grande Bretagne, siège à la Commission parlementaire sur la Défense. En décembre dernier, la Gauche a soutenu des appels à une intervention occidentale en Syrie.

C’est le rôle-clé joué par ces partis de la pseudo gauche pour la bourgeoisie dans leurs pays respectifs que la gauche petite bourgeoisie tente d’imiter en Grande Bretagne.

L’appel du Guardian s’efforçait d’éviter de spécifier toute politique précise qui serait celle du nouveau parti, mais sa perspective réelle est énoncée par Ed Rooksby, du Ruskin College sur le site Internet de Gauche unie sous le titre « La crise et la stratégie socialiste » (The crisis and socialist strategy.).

Rooksby répète la critique que « l’austérité se bat elle-même ». C’est parce que, affirme-t-il, « Les fauteurs d’austérité d’aujourd’hui ont simplement ignoré une des plus grandes leçons des années 1930 qui est que les gouvernements ont besoin de stimuler la demande dans les temps de crise économique et non pas de l’étrangler. »

« La situation demande, en d’autres mots, une stratégie de la relance de l’investissement animée par l’Etat afin de stimuler la demande et ainsi, en retour, stimuler la ‘confiance des entreprises’ », écrit-il.

Tout cela pourrait se trouver sans problème dans un article écrit par des commentateurs bourgeois comme Will Hutton, l’ancien rédacteur en chef de l’Observer, le journal jumeau du Guardian, pour lequel Rooksby écrit. Ses mesures « de style keynésien » ne sont même pas à la hauteur des mesures avancées par le Parti travailliste en 1945 et que la bourgeoisie britannique s’est sentie obligée de mettre en œuvre. Elles sont formulées dans des termes on ne peut plus serviles et respectables ; il appelle à un investissement « soigneusement et stratégiquement orienté » afin d’« amorcer une croissance plus durable, créer des emplois et réorienter l’économie vers une activité économique plus productive et hors de sa dépendance excessive du secteur financier et d’une consommation alimentée par la dette. »

Cet humble appel à un léger changement de cours est essentiellement une carte de visite tendue à la bourgeoisie et faisant entendre que Gauche unie n’est pas un danger pour leurs intérêts et est prête à prendre ses activités.

Ce qui est le plus significatif à cet égard, ce sont les appels de Rooksby à ce qu’il qualifie de retour à une « des plus anciennes controverses au sein de la pensée socialiste et qui est la question de savoir si oui ou non il est possible de réformer le capitalisme jusqu’à ce qu’il cesse d’exister – le débat classique sur la réforme ou la révolution. »

Ce passage, généralement malhonnête, est introduit pour qu’il puisse identifier ce qu’il déclare être « la principale difficulté » de la perspective socialiste révolutionnaire: « son rejet de l’idée même de prendre le pouvoir dans le cadre des structures politiques du capitalisme. »

La lutte pour un gouvernement ouvrier basé sur des organes populaires de la classe ouvrière, constitués comme partie intégrante de sa lutte pour renverser le capitalisme et instaurer le socialisme, n’est pas du tout l’affaire de Gauche unie. Bien au contraire, la « gauche » doit dire clairement qu’elle est disposée à « travailler au sein des institutions de l’Etat », hors desquelles, écrit Rooksby, tout discours de changement social est comme « un exercice oiseux de construction de châteaux en Espagne »

On ne pourrait guère être plus clair. Gauche unie est conçue comme une courroie de transmission par laquelle les représentants de la pseudo gauche britannique espèrent s’assurer un rôle gouvernemental direct en tant qu’avocats du capitalisme et policiers du mécontentement social et politique. Dans des conditions où l’austérité et la crise économique préparent des luttes de classe de grande envergure, le rôle de Gauche unie sera de soutenir l’Etat bourgeois dans ses efforts pour réprimer brutalement la classe ouvrière.

(Article original paru le 9 mai 2013)

Loading