Le pire accident de train au Canada en plusieurs décennies :

Le directeur général de la compagnie ferroviaire tente de rejeter le blâme sur les pompiers

La Sûreté du Québec (police provinciale) a annoncé mardi après-midi que les cadavres de quinze personnes ont été retrouvés dans la «zone rouge» à Lac-Mégantic au Québec, qui a été détruite samedi dernier par le déraillement et l’explosion d’un train, et un incendie. Cependant, le véritable bilan des victimes atteindra presque assurément près de cinquante personnes ou plus, car 35 personnes manquent toujours à l’appel.

Les victimes qui ont été retrouvées sont si sévèrement brûlées que les autorités demandent des échantillons d’ADN aux proches pour établir leur identité. Retrouver et identifier les cadavres devrait être un processus méticuleux qui durera plusieurs mois. L’intensité de l’incendie déclenché par le déraillement était telle que les autorités craignent ne jamais être en mesure d’identifier certains cadavres.

Mardi, la majorité des 2000 résidents de Lac-Mégantic qui avaient reçu un ordre d’évacuation samedi dernier ont pu retourner chez eux. Mais 800 personnes, soit près d’un sixième des 6000 personnes qui habitent cette ville de l’Estrie, doivent toujours habiter chez des amis ou des proches dans des logements improvisés.

Le déraillement de Lac-Mégantic est fort probablement la catastrophe ferroviaire la plus mortelle depuis plus d’un siècle. En 1942, 39 personnes avaient été tuées lorsque deux trains étaient entrés en collision à Alimonte en Ontario. Lors du pire désastre ferroviaire des États-Unis des dernières décennies, un train Amtrak qui se dirigeait vers Miami a déraillé au moment où il traversait un pont en Alabama en 1993. Cette tragédie a coûté la vie à 47 personnes.

Tandis que l’enquête pour trouver les causes de la tragédie de Lac-Mégantic est dans sa phase initiale, ce qui a été révélé suggère que les pratiques imprudentes et probablement criminelles de la Montreal, Maine, & Atlantic Railroad (MMA) sont au cœur de l’incident.

La compagnie n’a pas publié de communiqué de presse depuis dimanche, même si l’on apprend de nouveaux détails entourant l’accident chaque jour. Plutôt, Ed Burkhardt, directeur général de MMA et président de Rail World Inc., dont MMA est une filiale, a profité d’entrevues à la télévision afin de blâmer les pompiers de la région pour avoir déclenché une série d’évènements qui auraient mené au déraillement.

Il faut noter que le Bureau de la sécurité des transports du Canada a publiquement réfuté des affirmations clés de Burkhardt mardi matin. La Sûreté du Québec a pour sa part lancé une enquête criminelle sur le déraillement.

Le train qui a déraillé à Lac-Mégantic était composé de 72 wagons remplis de pétrole brut en provenance des champs pétrolifères de Bakken dans le Dakota du Nord. Le Canadian Pacific les a transportés jusqu’à Montréal, où ils ont été transférés à MMA pour qu’ils puissent continuer leur route vers la raffinerie de St-John au Nouveau-Brunswick. Dans le processus, MMA a attelé ses propres locomotives aux wagons.

À 23h vendredi dernier, le train a fait une halte à Nantes, au Québec, afin de changer d’équipe. L’équipe suivante n’était pas immédiatement disponible, alors le train devait être immobilisé de façon sécuritaire selon les procédures. Les trains ont trois systèmes de freinage: un système de freins à air faisant toute la longueur du train et géré à partir de la locomotive, des freins individuels sur chaque locomotive et des freins individuels «manuels» sur chaque wagon. Tous les trois doivent être appliqués lorsqu’un train est inoccupé.

Dans le cas du train de MMA, il fut laissé dans une pente importante de 11km vers Lac-Mégantic, ce qui exigeait donc une prudence accrue pour l’immobiliser. Le conducteur a laissé une des cinq locomotives en marche, ce qui est nécessaire pour maintenir le fonctionnement des freins à air du train. Après le départ du conducteur, un résidant a rapporté qu’un incendie s’était déclaré dans l’une des locomotives et les pompiers de Nantes se sont alors rendus sur place.

Avant d’éteindre le feu, les pompiers ont suivi la procédure régulière et ont arrêté la locomotive pour prévenir le carburant du réservoir d’alimenter le feu. Burkhardt a affirmé lundi que les pompiers «se sont rendus là-bas seuls, ont arrêté le moteur, éteint le feu» et n’ont pas averti le conducteur. Burkhardt a affirmé que la mise en arrêt du moteur a causé le relâchement des freins à air et la descente du train vers Lac-Mégantic.

Mais dans une entrevue avec le Globe and Mail, un membre du conseil d’administration de MMA, Yves Bourdon, a contredit l’affirmation selon laquelle les pompiers avaient agi sans avoir contacté MMA. Il a déclaré que les pompiers avaient appelé un régulateur de MMA pour l’alerter à propos de l’incendie. Le régulateur a alors envoyé un réparateur sur les lieux.

Le réparateur n’était pas qualifié pour conduire une locomotive, mais il a averti le régulateur et a quitté les lieux. Le chef des pompiers de Nantes, Patrick Lambert, a dit aux médias: «Les gens de MMA nous ont dit : “c’est beau, le train est sécurisé, il n’y a plus de feu, il n’y a plus rien, il n’y a plus de danger”» et les pompiers ont ensuite quitté les lieux.

Lors d’une conférence de presse mardi matin, un porte-parole du Bureau de la sécurité des transports du Canada a corroboré une bonne partie du compte-rendu du chef Lambert, affirmant que, contrairement aux affirmations de Burkhardt, un employé de la compagnie était présent lorsque les pompiers éteignaient l’incendie sur la locomotive.

Peu après que le feu fut éteint et que tous eurent quitté la scène, le train a commencé à avancer et, 20 minutes plus tard, il déraillait. Il se déplaçait à une vitesse de près de 100 km/h et a fini sa course dans un gigantesque carambolage au centre de Lac-Mégantic, causant des explosions qui ont laissé en place seulement des ruines sur un rayon de plusieurs pâtés de maisons.

Un train de pétrole brut en provenance du Dakota qui passe par Chicago

Seulement quatre ou cinq des 72 wagons de pétrole brut ont pris feu. Cela veut dire qu’une catastrophe encore pire et encore plus horrible aurait pu survenir.

Dans ses déclarations, MMA n’a pas indiqué clairement qu’elle utilisait une équipe d’une seule personne pour conduire un train rempli de pétrole, même si ses explications l’indiquent de manière implicite. Aux États-Unis et au Canada, la norme est une équipe de deux personnes, soit un conducteur dans la cabine de la locomotive et un chef de train qui s’occupe de l’équipement au sol.

En tant que chef de Rail World Inc., une entreprise de gestion de chemins de fer, de consultation et d’investissement qui se spécialise dans les privatisations et les restructurations», Burkhardt a été le pionnier des «équipes» d’une personne. Dans une telle organisation, le conducteur doit faire le travail au sol, comme déplacer des wagons, tout en utilisant un système télécommandé pour diriger la locomotive.

Les travailleurs des chemins de fer et d’autres personnes disent depuis longtemps que les équipes d’une seule personne permettent aux entreprises d’économiser d’énormes coûts aux dépens des travailleurs et de la sécurité de la population.

L’enquête montrera jusqu’à quel point le fait d’avoir recours à une seule personne, à la fin d’un long quart de travail, pour immobiliser un train rempli de pétrole sur une pente, tard dans la nuit, a mis en péril la sécurité de la population. Pour bien immobiliser le train, le conducteur aurait dû se rendre à plusieurs wagons, même des dizaines, et appliquer le frein à main sur chacun d’eux.

Le conducteur du train de la MMA est apparemment dévasté suite à la tragédie. Le Toronto Star écrit que «comme beaucoup d’autres, il accusait la Montreal, Maine and Atlantic Railway de ne pas garder ses infrastructures en bon état et de ne pas se soucier de ses employés».

«Ils ne nous ont même pas appelés depuis que l’accident est survenu», rapporte un collègue.

D’autres employés ont noté que les voies ferrées utilisées par MMA respectent de moins en moins les normes. Avant la tragédie de samedi, les autorités de Lac-Mégantic et les résidants ont aussi soulevé des inquiétudes quant à l’état des infrastructures de MMA.

Malgré tout cela, le transport par train du pétrole brut est une industrie en plein essor pour les compagnies ferroviaires américaines et canadiennes. La hausse vertigineuse de la production pétrolière dans les provinces de l’Ouest canadien et dans la région de Bakken au Dakota du Nord n’a pas été soutenue par la construction de pipelines pour le transport. C’est en partie en raison de soucis environnementaux, mais aussi parce que les producteurs peuvent augmenter leurs options de transport avec les chemins de fer et ne pas risquer des investissements à long terme d’un pipeline pour des sources exploitées par fracturation hydraulique. Ces sources ont une durée de vie beaucoup plus courte.

Les convois ferroviaires de pétrole brut ont grimpé exponentiellement aux États-Unis, passant de 9.500 wagons en 2008 à 233.811 en 2012. Chaque wagon transporte environ 740 barils. Au Canada, les deux principales compagnies de chemins de fer, Canadian National et Canadian Pacific, ont connu une croissance similaire: 16,6 millions de barils de pétrole brut ont été transportés par voie ferrée en 2012. Il est prévu que ce chiffre passe à 110 millions de barils en 2014.

Un wagon-réservoir DOT-111utilisé pour le transport du pétrole brut, de l’éthanol et d’autres matières dangereuses

Un wagon-réservoir reconnu pour ne pas être sécuritaire, le DOT-111, transporte une bonne partie de ces matières. Le train de la MMA qui a déraillé samedi dernier était composé de ces wagons. Le Bureau national américain de la sécurité des transports a décrit le DOT-111 comme étant «inadéquat pour résister au choc d’un déraillement» parce qu’il peut facilement être perforé aux extrémités et sur les côtés. Le DOT-111 est aussi utilisé pour transporter de l’éthanol et a été impliqué dans plusieurs explosions et incendies aux États-Unis durant la dernière décennie. Le gouvernement canadien exige que les nouveaux wagons-réservoirs achetés par les compagnies soient de meilleure qualité. Mais comme ils ont une espérance de vie de 40 à 50 ans, les compagnies de chemins de fer prévoient utiliser le DOT-111 pour transporter des matières inflammables pendant encore plusieurs décennies.

Comme les intérêts de profit des compagnies ferroviaires, énergétiques et financières, petites ou grandes, sont en jeu, il n’y a pas de doute que celles-ci s’opposeront férocement à tout effort pour réglementer et améliorer la sécurité de cette industrie en pleine expansion.

(Article original paru le 10 juillet 2013)

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