Hannah Arendt : Le film de Margarethe von Trotta revisite le débat concernant le procès d’Eichmann.

Réalisé par Margarethe von Trotta, scénario par von Trotta et Pam Katz

Hannah Arendt

Margarethe von Trotta, réalisatrice de Hannah Arendt, a parcouru un long chemin dans le cinéma allemand. Née en 1942, von Trotta a d’abord été actrice, au début des années 1970, dans les films du «nouveau cinéma allemand» dont un certain nombre d’œuvres de Rainer Werner Fassbinder. En 1975, elle a coréalisé, avec Volker Schlöndorff, son mari d’alors, L’honneur perdu de Katharina Blum (basé sur le roman par Heinrich Böll), une analyse émouvante et inquiétante de la répression par l’État et la complicité des médias en Allemagne de l’Ouest.

Amorçant ensuite sa carrière de réalisatrice, von Trotta s’est fait un nom, au début, avec Les années de plomb (1981), au sujet de deux sœurs dont l’une, anarchiste, meurt d’une façon inexpliquée en prison. Le film était ancré dans l’histoire de la Fraction armée rouge (RAF, groupe Baader-Meinhof), le groupe anarchiste allemand qui commit de nombreux actes d’incendie, braquages de banques et homicides dans les années 1970.

Le plus important des films que von Trotta a réalisés à ce jour est sa belle biographie cinématographique de la marxiste révolutionnaire germano-polonaise Rosa Luxembourg (1986). Plus d’un quart de siècle après son brillant portrait de Luxembourg, l’actrice allemande Barbara Sukowa (l’une des meilleures de sa génération) livre une autre performance impressionnante dans le rôle de Hannah Arendt.

Arendt est née dans une famille juive allemande érudite et assimilée. Elle vécut en Allemagne tout au long de la période de Weimar. Dans les années 1920, elle étudiait auprès de Martin Heidegger, le philosophe allemand qui notoirement soutenait les nazis après leur prise de pouvoir et avec lequel elle eut une liaison amoureuse. En 1933, Arendt se réfugia à Paris. Après avoir été internée dans un camp de détention en France par suite de l’occupation nazie et de l’installation du régime de Vichy en 1940, elle s’évada et émigra aux États-Unis en 1941.

Hannah Arendt

Pendant l’après-guerre, Arendt enseignait à Princeton, à la New School for Social Research de New York, et ailleurs. Une grande partie de son énergie intellectuelle était investie dans l’écriture, et son livre Les origines du totalitarisme lui valut une certaine célébrité.

C’était au sommet de la guerre froide, et la discussion du totalitarisme proposée par Arendt s’engrena dans les efforts d’associer le communisme au fascisme. Bien qu‘antimarxiste certifiée au-dessus de tout soupçon, Arendt ne fut pas, elle-même, une femme de droite, évoluant dans des milieux libéraux intellectuels et universitaires. Son deuxième mari, Heinrich Blücher, fut un ancien communiste allemand. Sa meilleure amie fut l’écrivaine Mary McCarthy, qui avait été proche du mouvement trotskyste pour une brève période à la fin des années 1930.

Von Trotta a choisi de concentrer son film sur une période relativement brève, mais importante dans la vie d’Arendt, d’environ 1960 à 1963. Avec ses rapports sur le procès Eichmann, Arendt devint une personnalité publique, provoquant des dénonciations acerbes de la part de l’establishment sioniste et soulevant des questions concernant l’histoire et la nature de l’holocauste commis par les nazis.

Le film pose le cadre pour cette controverse historique avec une scène d’ouverture représentant l’enlèvement d’Adolf Eichmann, l’un des quelques hauts dirigeants nazis toujours en cavale. En même temps, nous voyons tout de suite Arendt, fumant cigarette sur cigarette, parmi ses proches amis dont McCarthy (Janet McTeer), dans son spacieux appartement à l’Upper West Side de New York. Les cocktails organisés par Blücher (Axel Milberg) et Arendt donnent lieu à des débats amicaux, mais échauffés qui font voler les étincelles intellectuelles.

Lorsque les manchettes annoncent, en mai 1960, l’enlèvement d’Eichmann par des agents israéliens suivi de son transfert à Israël, l’idée vient à Arendt de couvrir le procès. Elle contacte William Shawn (Nicholas Woodeson), rédacteur en chef du New Yorker de longue date, lui offrant d’écrire une série d’articles pour le magazine.

Arendt commence sa tâche avec des doutes sérieux, comme il ressort de conversations avec son mari et lors de débats aux cocktails avec ses amis et collègues. Bien que soutenant l’État d’Israël, elle remet en question le concept d’un procès-spectacle dans lequel Eichmann serait utilisé comme symbole de la domination nazie et pour étayer la prétention sioniste de représenter et défendre le peuple juif dans son ensemble. Arendt voit l’holocauste comme crime contre l’humanité et non pas uniquement contre le peuple juif.

Le film poursuit en présentant les événements d’une manière générale dans un enchaînement chronologique. Le procès est efficacement représenté par des extraits d’enregistrements originaux en noir et blanc. Arendt l’observe depuis la salle de presse, une autre touche réaliste, étant donné qu’elle y passa le plus clair de son temps parce qu’elle était fumeuse invétérée.

Arendt tire plusieurs conclusions de ses observations. Elle est frappée par le témoignage d’Eichmann, par ce que Trotta résume comme sa médiocrité, son obéissance et incapacité de pensée autonome. Ces traits de caractère, conclut Arendt, combinés à son talent organisationnel, ont rendu possible son rôle comme organisateur du transport de millions de personnes vers les chambres à gaz d’Auschwitz et ailleurs. Elle forge l’expression de la «banalité du mal» pour caractériser l’esprit et la mentalité bureaucrates du dirigeant nazi.

En même temps, Arendt est choquée par le témoignage, au procès, concernant la coopération de dirigeants des Judenräte, conseils juifs établis par les nazis dans les territoires occupés, qui facilita l’organisation sans accroc des transports vers les camps de la mort.

Lorsque les articles d’Arendt paraissent finalement, ils provoquent des dénonciations de maints côtés, y compris l’establishment sioniste, mais aussi beaucoup d’entre ses amis les plus proches. Lionel Trilling, intellectuel de l’université de Columbia et phare du Partisan Review, est offensé. Norman Podhoretz, beaucoup plus jeune et à l’époque rédacteur en chef affichant un sionisme virulent du magazine Commentary, est outré ; il commence justement sa trajectoire qui le verra transformé d’un libéral anticommuniste en grande gueule dirigeante néoconservatrice et partisan de l’extrême droite.

Mais Arendt fait l’expérience, plus douloureuse que ces critiques, des réactions de quelques-uns de ses amis de plus longue date. Hans Jonas (Ulrich Noethen), refugié allemand comme elle-même qui enseigna avec elle à la New School, rompt les relations avec elle. Arendt se rend en Israël pour voir Kurt Blumenfeld (Michael Degen), un autre ami de toujours qui est gravement malade. Blumenfeld lui tourne le dos.

Le film se termine en montrant Arendt défendant en public sa caractérisation d’Eichmann. Ostracisée par ses collègues de la New School et mise sous pression pour qu’elle se retire de l’enseignement, Arendt refuse. S’adressant à un auditoire rempli d’étudiants et représentants de la faculté, Arendt-Sukowa délivre un discours de huit minutes, expliquant que le seul antidote contre la «banalité du mal» est la pensée critique de la part de l’individu éclairé.

Arendt, individualiste entêtée, se trouvait en opposition avec les objectifs politiques des sionistes, avant tout leurs prétentions que seul l’État d’Israël pouvait parler au nom des juifs partout dans le monde, et qu’il était le seul espoir pour la survie du peuple juif. Elle mérite certainement d’être défendue contre toutes les attaques contre elle en tant que «juive qui se déteste».

Ceci dit, la méthode d’Arendt dans son ensemble la mena à des conclusions qui ne pouvaient qu’encourager ses ennemis, leur permettant de poser de manière plus efficace comme opposants au nazisme. Des témoignages ultérieurs ont démontré ce qui aurait dû être tout à fait clair pour Arendt à l’époque. En dépit de la comédie qu’il joua pendant le procès, Eichmann n’était pas un bureaucrate naïf et obéissant, mais un sordide antisémite absorbé dans son travail de la solution finale, se vantant du nombre de juifs dont il avait organisé l’assassinat.

Au lieu de placer Eichmann dans un contexte historique, Arendt se fia simplement à l’impression qui lui fit son témoignage lors du procès, substituant une sorte d’approche quasi-psychologique à une analyse sérieuse. L’histoire a montré que des personnages apparemment secondaires ou médiocres peuvent s’élever rapidement à des positions d’un pouvoir énorme sous des conditions historiques déterminées, comme Léon Trotsky l’a démontré si pertinemment dans son analyse du rôle de Staline.

Quant aux conseils juifs, ici également Arendt prit une approche anhistorique examinant les actes des dirigeants juifs détachés des événements mondiaux. Si bon nombre de ces dirigeants représentaient des couches plutôt privilégiées de la population juive, eux aussi étaient confrontés à une violente intimidation et des menaces de mort. Les actes de certains reflétèrent leur haine et mépris des masses de travailleurs juifs et des pauvres, mais ce fut loin d’être toujours le cas et certains espéraient sans doute de sauver au moins une partie de la population juive.

Le film n’est pas en mesure de fournir une exploration et explication véritable de ces questions. Il y a beaucoup d’aspects intéressants et passionnants, y compris la performance magistrale de Sukowa, les extraits de film du procès d’Eichmann et l’usage efficace de l’allemand, de l’hébreu et de l’anglais pour brosser un tableau précis et occasionnellement captivant du monde dans lequel évoluait Arendt.

Néanmoins, le film dans son ensemble est plutôt insipide et terne. Les acteurs font leur travail, en particulier Sukowa et Milberg dans le rôle de Blücher. Le contexte historique (et l’énergie qu’il engendrerait) est toutefois absent. Les brefs flashbacks sur la relation entre Arendt et Heidegger (Klaus Pohl) sont particulièrement raides et sans effet. Il y a quelque chose de pédant, d’étouffé et d’étriqué dans cette histoire qui se concentre sur les efforts et tribulations d’Arendt, mais pas sur les problèmes soulevés par sa vie et sa carrière.

Une clé aux problèmes du film se trouve dans les commentaires de von Trotta figurant dans ces notes concernant la préparation du film. La réalisatrice explique que «la quête d’Arendt pour comprendre les gens et le monde… m’attira irrésistiblement vers elle». Elle poursuit cependant en expliquant qu’Arendt «continua à croire au pouvoir de l’individu de résister à la force cruelle de l’histoire».

Voici comment von Trotta décrit Eichmann : «Son devoir, comme il insistait à dire lui-même, fut d’être fidèle à son serment d’obéir aux ordres de ses supérieurs. Dans cette allégeance aveugle, Eichmann abandonna l’une des caractéristiques principales qui distinguent les êtres humains de toutes les autres espèces : la capacité de la pensée autonome. Le film montre Arendt comme théoricienne politique et penseuse indépendante en contraste de son exact antonyme : le bureaucrate soumis qui ne pense pas du tout et préfère être un subordonné enthousiaste.»

Comme explication de l’holocauste, c’est presque absurde. Si seulement Eichmann avait réfléchi à ses actes, le massacre aurait pu être empêché !

Ce que le film, de même que l’œuvre d’Arendt, laisse entièrement de côté, c’est l’histoire de l’Allemagne de 1918 à 1933, faite d’occasions révolutionnaires manquées et plus tard, de trahison de la classe ouvrière commise par le stalinisme et la social-démocratie qui seuls permirent l’accès au pouvoir par Hitler.

Dans le contexte de l’effondrement de l’Union soviétique et de la campagne idéologique qui donne le socialisme pour mort, von Trotta paraît avoir changé d’attitude à l’égard de l’histoire du 20e siècle. En effet, maintenant elle fait une comparaison entre Rosa Luxembourg et Arendt favorable à cette dernière. Elle explique : «En 1983, je voulais faire un film sur Rosa Luxembourg parce que j’étais convaincue qu’elle fut la femme et la penseuse la plus importante du siècle dernier… Mais aujourd’hui, au début du 21e siècle, Arendt est une personnalité encore plus importante.»

La conception d’Arendt, maintenant louée par von Trotta comme appropriée à notre siècle, mène directement à la conclusion la plus pessimiste et erronée que le fascisme est imputable à l’humanité sous forme de «gens ordinaires». Von Trotta cite Richard Bernstein dans ce sens, déclarant que «pour Arendt, les questions morales les plus difficiles à traiter n’émanaient pas du comportement des nazis, mais du comportement de personnes ordinaires respectables» et von Trotta ajoute que «c’est là le point principal, à mon avis».

La théorie d’Arendt sur la «banalité du mal» n’est pas tout à fait sans pertinence dans la mesure où elle impliquait que les pires crimes contre l’humanité ne furent pas nécessairement commis par les «monstres» les plus évidents. En effet, le 20e siècle démontra que des gens ordinaires pouvaient endosser ou s’engager dans un tel comportement. L’enjeu est de comprendre comment cela se produit, comment, par exemple, des pans de la classe moyenne ruinée et désespérée en Allemagne se laissèrent gagner par, ou se soumirent à la cause nazie, comment elles furent montées contre la classe ouvrière, et de comprendre aussi que cette issue n’était pas inévitable.

En tout cas, ce concept de «banalité» ne s’appliquait pas à Eichmann, dont Arendt minimisa la responsabilité en séparant ses actes et l’holocauste lui-même des conditions sociales et historiques qui le produisirent, surtout de la lutte de classes en conflit et de la crise du système capitaliste. La leçon à tirer de la «banalité du mal» n’est pas que l’individu isolé pensant peut changer l’histoire à l’écart du rôle des masses populaires, mais plutôt qu’il y a un besoin urgent de théorie et de leadership révolutionnaires pour défendre l’humanité au moyen de la lutte pour le socialisme.

(Article original paru le 20 juin 2013)

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