L’élite canadienne fait l'éloge du chef syndical Jack Munro

La mort le mois dernier du bureaucrate syndical de longue date de la Colombie-Britannique Jack Munro à l’âge de 82 ans a suscité une série de rétrospectives et de serviles éloges d’un véritable gratin du monde politique, des médias de l’establishment et du monde syndical. Munro était un dirigeant syndical de carrière de l’IWA, Syndicat international des travailleurs unis du bois d'Amérique (International Woodworkers of America), et un ancien vice-président du Congrès du travail du Canada (CTC).

Munro est peut-être mieux connu pour son rôle dans le sabordage de la mobilisation de masse de centaines de milliers de travailleurs de la Colombie-Britannique au cours de la crise 1983 d’opération Solidarité qui avait menacé de faire tomber le gouvernement de droite du premier ministre Bill Bennett. Ce mouvement menaçant d’échapper au contrôle de la bureaucratie syndicale, Munro dirige alors les efforts pour le freiner: un acte de sabotage pour lequel la classe dirigeante a toujours été reconnaissante.

De 1973 à 1992, il est président du syndicat des travailleurs de la foresterie, soit pendant de nombreuses années le plus important syndicat du secteur privé en Colombie-Britannique, Munro cultive alors une image combative de travailleur «ordinaire» au langage grossier auprès de ses membres et des médias de la côte Ouest, tout en représentant les couches les plus conservatrices des bureaucraties syndicales de la Colombie-Britannique et nationale.

Nationaliste canadien endurci, Munro dirige la section canadienne de l’IWA du syndicat international en 1987, facilitant les tentatives des multinationales du bois d’œuvre de dresser les travailleurs canadiens et américains les uns contre les autres, le meilleur scénario qui soit pour imposer des suppressions d'emploi et des concessions dans les conventions collectives. Munro a également toujours pris des positions soutenant l’aile droite du Nouveau Parti démocratique et était un partisan enthousiaste de l’actuel chef du NPD, l’ex-ministre libéral du Québec Thomas Mulcair.

Après sa retraite de la bureaucratie syndicale en 1992, Munro occupe le poste de directeur de la B.C. Forestry Alliance, un groupe de pression de l’industrie financée par les géants de l’entreprise du bois en Colombie-Britannique et dédié à contrer l’opposition écologiste «dégénérée» (selon les dires de Munro) à l’exploitation forestière de coupe à blanc et à la destruction de l’habitat faunique. Munro a établi ses lettres de créance pour ce poste quand, en 1990, il a déclaré : «Je leur dis (à mes membres) que s’ils voient une chouette tachetée, c’est le temps de tirer!»

Les élites canadiennes font souvent un effort pour remercier leurs serviteurs. Vers la fin des années 1990, Munro a obtenu une sinécure au conseil d’administration de B.C. Ferries Board, la société administrant les traversiers en Colombie-Britannique, poste qu’il occupe de pair avec ses fonctions à la B.C. Forestry Alliance. En 1999, Munro s’est vu décerné l’Ordre du Canada pour services rendus à l’establishment canadien. La bureaucratie syndicale ne l’a pas oublié non plus, le nommant aussi à une sinécure au conseil de l’organisation de retraités de la United Steelworkers (USW), le syndicat des métallos, après sa fusion avec l’IWA en 2004.

Dans la foulée de sa mort, aucune distinction n’a été trop généreuse pour le bureaucrate défunt. La Presse canadienne (PC) et le magazine Maclean l’ont décrit comme un «titan» du mouvement ouvrier. Le journal télévisé CTV News a renchérit, le qualifiant de «légendaire». Le quotidien droitiste Vancouver Sun a publié une longue biographie avec une série de photos du syndicaliste «ordinaire», le montrant en train de crier lors d’activités syndicales, à moto ou prenant soin de ses rosiers.

Le président du Congrès du travail du Canada, Ken Georgetti, a qualifié Munro de «héros des travailleurs». Ken Neumann, directeur national du Syndicat des métallos, a salué en lui un «géant du mouvement ouvrier». L’actuelle première ministre provinciale libérale de droite, Christy Clark, a décrit la contribution de Munro comme «incommensurable». Et sans la moindre trace d’ironie, Adrian Dix, avant de démissionner comme chef du NPD en Colombie-Britannique, a salué la contribution «tenace» de Munro, sans laquelle «la Colombie-Britannique serait un endroit bien différent aujourd’hui».

Un endroit bien différent, en effet. Combien différent, on peut en avoir une idée si l’on prête attention aux déclarations de ses supposés adversaires. Jim Maikin, ancien président du Business Council of British Columbia, le conseil du patronat provincial, pense que Munro avait «une bonne dose de bon sens. Les gens de la communauté des affaires savaient que vous pouviez lui parler et qu’il voyait la réalité.» John Fryer, ancien chef du syndicat des fonctionnaires du gouvernement de la Colombie-Britannique, et un adversaire régulier de Munro dans les luttes de territoires des secteurs public et privé de la bureaucratie syndicale, convenait: «Il n’y avait pas, pour reprendre l’expression de Jack même, de "radicalisme idiot de gauche" chez lui.» Mais c’est Bud Smith, le secrétaire du premier ministre social-créditiste Bill Bennett lors du mouvement de grève historique d'opération Solidarité en 1983, qui a dit directement ce que tous ces chantres pensaient tout simplement: «Jack Munro est devenu le porte-parole des syndicalistes lorsque est venu le temps de faire un compromis avec le premier ministre afin d’éviter une grève générale.»

Et quel «compromis».

À l’été 1983, le premier ministre Bennett fraîchement réélu, annonçait son programme inspiré du modèle Reagan-Thatcher comprenant une batterie de 26 mesures législatives distinctes pour imposer à la classe ouvrière de la province un programme de déréglementation, de privatisation et de compressions massives dans les dépenses sociales. Pas une seule des «réformes» proposées n’avait été mentionnée lors de la campagne électorale de Bennett qui venait tout juste de se terminer. La liste des demandes du gouvernement était à couper le souffle.

Le gouvernement voulait supprimer les organisations de contrôle des loyers, de lutte contre la toxicomanie et pour la défense des droits de l’homme. Il donnait aux propriétaires le droit d’expulser des locataires à volonté. Des frais d’utilisation onéreux étaient ajoutés au système de soins de santé publique et les médecins se voyaient octroyer le droit de «surfacturer» leurs patients et de se retirer du programme d’assurance-maladie. Les droits de pension des travailleurs mis à pied étaient réduits. Le gouvernement voulait accaparer le contrôle du contenu des cours dans les écoles. La taxe de vente était augmentée. Un gel des salaires en vigueur dans le secteur public était prorogé indéfiniment. L’imposition de normes du travail par le gouvernement prendrait fin. Les syndicats se voyaient dépouillés du droit de négocier les règlements en matière d’heures supplémentaires, d’horaires de travail, d’ancienneté ou de sécurité d’emploi. Les fonctionnaires pourraient être congédiés sans motif ou sans égard à leur ancienneté. Dès l’adoption de ces lois au Parlement, les licenciements et la victimisation en milieu de travail commencèrent immédiatement.

Il en fut de même pour la mobilisation massive de la classe ouvrière. Des manifestations spontanées s'organisèrent presque instantanément. Un mouvement «Solidarité» réunissant syndicats et groupes communautaires fut rapidement formé. Mais ce mouvement, bien que composé de centaines de milliers de travailleurs, de jeunes et de chômeurs, était en fait contrôlé et financé par une poignée de dirigeants syndicaux. C’est alors que Jack Munro est devenu le principal porte-parole des syndicats du secteur privé dans cette coalition. Munro était fortement opposé à tout mouvement de revendication industriel en dehors des limites strictes de la négociation collective. Dans les années 1970, il avait même affronté des travailleurs des pâtes et papiers qui avaient organisé des actions de piquetage secondaire sur les lieux de travail organisés par son propre syndicat.

Lorsque le projet de loi de Bennett est adopté vers la fin de l’été et au début de l’automne, une série de manifestations sont organisées. Des dizaines de milliers de travailleurs manifestent devant le parlement provincial. Les bureaux du Cabinet sont occupés. Un rassemblement massif à l’Empire Stadium de Vancouver réunit plus de 40.000 participants. Et près de 80.000 personnes manifestent au congrès du Parti du Crédit social dans ce qui est la plus grande manifestation de l’histoire de la province. Des dizaines de milliers d’autres manifestants se mobilisent partout en province, à Prince George, Kamloops, Williams Lake et Prince Rupert.

Début novembre, les pompiers adoptent des mesures de grève. Un total de 40.000 fonctionnaires est sur le point d’entrer dans leur troisième semaine de grève. Un autre 160.000 travailleurs du secteur public n’attendent qu’un appel pour se joindre à eux. Des dizaines de milliers d’enseignants entament leur deuxième semaine sur les lignes de piquetage. Les travailleurs des services de traversiers provinciaux sont sur le point d’adopter des mesures de grève, menaçant d’isoler l’île de Vancouver et la capitale provinciale Victoria de la partie continentale. Partout des travailleurs réclament la tenue d’une grève générale.

Un participant résume la situation dans la province en ces mots: «Il y avait un sentiment dans toute la Colombie-Britannique que quelque chose se passait, que tout était possible. Les gens ont cessé de parler de sport et de ce qui avait été diffusé à la télévision la veille. L’atmosphère était grisante.»

Les dirigeants des syndicats étaient terrifiés. Le mouvement était sur le point d’échapper à leur contrôle. Bennett menaçait d’imposer une loi de retour au travail et d’imposer des sanctions sévères aux récalcitrants. En guise de «tactique de négociation», mais avec peu d’engagement réel, les syndicats du secteur privé prennent alors des engagements douteux de se joindre au mouvement de grève si le gouvernement ne recule pas. Bennett s’apprête à les prendre au mot et à dévoiler leur bluff.

Dave Barrett, le chef du NPD social-démocrate, se donne en spectacle en s’opposant à la volée de lois anti-ouvrières des créditistes et se voit physiquement éjecté de l’assemblée législative par le sergent d’armes de Bennett. Mais le mouvement de la classe ouvrière provoque une dénonciation empreinte de colère et de peur chez Barrett, et le chef du NPD déclare que toute opposition allant au-delà des manifestations parlementaires impuissantes et des démonstrations symboliques est inadmissible. Les actions de grève en plein essor, proclame Barrett, sont «illégales et une menace pour la démocratie».

Pour sa part, la bureaucratie syndicale n’émet aucune critique à l’égard du NPD. En effet, maintenant que les travailleurs sont entrés en conflit ouvert avec le gouvernement, les bureaucrates syndicaux ne parlent plus de leur prétendu «parti socialiste qui parle pour tous». La raison en est qu’ils veulent bien faire comprendre au gouvernement du Crédit social et à la classe dirigeante qu’ils n’ont aucunement l’intention de nuire au «droit de gouverner» de Bennet. Tout ce qu’ils veulent, c’est de simplement négocier.

Autant que Barrett et les politiciens sociaux-démocrates, les bureaucrates syndicaux pro-capitalistes sont catégoriquement opposés à ce que la classe ouvrière fasse tomber le gouvernement Bennett, car ils comprennent qu’une telle action renforcerait énormément la classe ouvrière et poserait objectivement la nécessité de former un gouvernement ouvrier. De la même façon, les groupes de la pseudo-gauche gravitant dans l’orbite du NPD commencent à tergiverser, car ils voient dans la «grève générale» non pas un moyen de faire tomber le gouvernement, mais uniquement une façon d’exercer des pressions sur Bennett pour le faire reculer sur le front législatif.

C’est dans ces conditions que Munro entame des pourparlers secrets avec le gouvernement et, pendant plus d’une semaine, collabore avec Bennett et ses principaux conseillers, tout comme ses collègues bureaucrates syndicaux, pour isoler les travailleurs du secteur public et torpiller le mouvement de grève.

Le 13 novembre, la Fédération des travailleurs de la Colombie-Britannique abandonne sa demande à Bennett de retirer sa loi. En échange de la signature d’une nouvelle convention collective avec le syndicat de la fonction publique où la menace de licenciements a été éliminée, la bureaucratie syndicale saborde la mobilisation contre l’ensemble du programme législatif. Sa décision reçoit le plein soutien du Parti communiste du Canada stalinien qui, à cette époque, a une présence non négligeable dans la bureaucratie syndicale, le Parti contrôlant notamment la direction du United Fishermen and Allied Workers Union, le Syndicat des pêcheurs et travailleurs assimilés. Les staliniens allaient par la suite rejoindre les autres bureaucrates syndicaux en présentant la trahison abjecte orchestrée comme une «victoire» pour la classe ouvrière.

Cette nuit-là, la Fédération des travailleurs de la Colombie-Britannique envoyait discrètement Jack Munro sur un jet du gouvernement à la résidence du premier ministre à Kelowna afin d’élaborer un «arrangement» final.

Munro avait été retenu pour cette fonction car on pensait qu’aucun autre dirigeant syndical, sinon le président à la poigne de fer de l’IWA, ne pourrait résister à la colère de ses membres lorsqu’ils apprendraient cette capitulation organisée. Après tout, il avait déjà écrasé l’opposition à un nouveau contrat préparé par l’IWA plus tôt dans l’année, imposait du coup une importante réduction des salaires réels de ses membres. À minuit, un «accord» verbal était conclu entre Munro et Bennett. Le désordre dans les rues prendrait fin et les lignes de piquetage seraient levées en échange de vagues promesses de Bennett de tenir de futures «consultations», ces dernières ne s’étant d’ailleurs jamais matérialisées. Cette trahison a enhardi le gouvernement créditiste à poursuivre son assaut contre la classe ouvrière, commençant la nouvelle année avec un nouveau projet de loi contre le droit de grève.

Voilà qui était en substance le «légendaire» Jack Munro.

(Article original paru le 22 novembre 2013)

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