Perspectives

La classe ouvrière et la défense du grand musée de Detroit

Un sentiment de révolte générale a accueilli la décision de l'administrateur spécial de Detroit, Kevyn Orr, d'engager la maison de vente aux enchères, Christie's Auction House, afin de déterminer la valeur de la collection du grand musée de la ville, le DIA (Detroit Institute of Arts), pour sa possible vente au profit des créanciers de la ville.

La colère provoquée par cette annonce est une réponse tout à fait saine. Mais la menace qui plane sur le musée d'art de Detroit a de vastes conséquences nationales et internationales dont il faut tirer les conclusions qui s'imposent. 

Le musée rassemble des œuvres qui font partie des plus grandes conquêtes de l'humanité dans sa quête pour comprendre le monde sous forme d'images artistiques. On ne peut s'empêcher d'être écoeuré en pensant au sort qui attend ces précieuses œuvres entre les mains des pilleurs de la finance.

Le menace contre le musée, qu'elle soit ultimement appliquée ou non, montre le danger que l'ordre social existant pose pour la culture et tous les droits sociaux des travailleurs.

Comme l'a expliqué Trotsky, la coexistence de l'art et des rapports sociaux capitalistes est seulement restée possible tant que la bourgeoisie «se montrait capable de maintenir politiquement et moralement le régime de la "démocratie", non seulement en lâchant la bride aux artistes, en les gâtant de toutes sortes de manières, mais également en faisant quelques aumônes aux couches supérieures de la classe ouvrière, en domestiquant les syndicats et les partis ouvriers». Tous ces phénomènes, a-t-il dit, «se déroulent sur le même plan historique».

La crise du capitalisme américain et mondial a transformé cette coexistence en une relique du passé. La menace contre le musée existe «sur le même plan historique» que la dévastation des conditions de vie des travailleurs, la destruction des pensions et autres avantages sociaux, et la condamnation de millions de personnes à la misère sociale.

Il ne faut point idéaliser les rapaces financiers et les géants industriels du passé, mais la crise actuelle a révélé un profond déclin intellectuel et culturel au sein de l'élite dirigeante. Les riches de Detroit à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle ont, peut-être à contrecœur, progressivement formé la collection du musée en la rendant accessible à la population. L'exemple de la révolution russe et des soulèvements des travailleurs dans les années 1930 a persuadé l'élite de la ville qu'elle devait faire certaines concessions aux exigences culturelles des travailleurs.

Il y a un lien direct entre Detroit en tant que lieu de naissance de la production à la chaine et l'attrait et le caractère du musée. L'artiste mexicain Diego Rivera fut attiré par la ville en 1932-1933 à cause de ses immenses usines d'automobiles. Il y a laissé une preuve indélébile de sa vision artistique et de son dévouement social sous forme de ses fresques renommées exposées au centre du musée. Cet épisode ainsi que l'histoire de la classe ouvrière particulièrement rebelle de cette ville continuent à tracasser l'élite dirigeante et expliquent en grande partie sa rancune envers Detroit en général, et envers le musée en particulier.

À l'époque de la création en 1965 du fonds de dotation pour les arts (National Endowment for the Arts), le président américain Lyndon B. Johnson déclarait: «L'art représente l'héritage le plus précieux d'une nation. Car c'est dans notre art que nous révélons à nous mêmes, et aux autres, la vision qui nous guide en tant que nation. Là où il n'y a pas de vision, le peuple périt.»

Bien sûr, une telle déclaration était en quelque sorte une déclaration de routine. Néanmoins, elle reflétait une attitude différente envers les institutions artistiques, surtout dans le contexte de la guerre froide, une période pendant laquelle l'élite dirigeante américaine se sentait obligée d'encourager l'innovation artistique, du moins en paroles, et d'accorder un certain niveau, quoique limité, de financement gouvernemental pour les arts.

L'expérience que traverse présentement le grand musée de Detroit doit être vue comme un avertissement pour la classe ouvrière partout dans le monde. Sous le capitalisme, l'art est une marchandise à acheter et à vendre comme toutes les autres. Nulle part au monde, les autorités ne sont guidées par la notion que les réalisations culturelles de l'humanité appartiennent aussi à l'humanité. Au contraire, le principe aristocratique est de retour, signe indéniable du déclin et de la décadence de l'ordre social existant.

En plus de grossiers motifs financiers, la menace contre le musée vient du sentiment qui prévaut au sein de l'élite dirigeante selon lequel le grand art existe uniquement pour le plaisir et la satisfaction d'un petit cercle de riches, et qu'une ville surtout habitée par des pauvres n'a pas droit à une telle institution. Exprimant ce sentiment, la chroniqueuse de Bloomberg Virginia Postrel notait en juin dernier: «Les grandes œuvres d'art ne devraient pas être tenues en otage par un musée relativement impopulaire dans une région sur son déclin. La cause de l'art serait mieux servie si ces oeuvres étaient vendues à des institutions au sein de villes en croissance où la fréquentation des musées est plus importante et les arts visuels sont mieux appréciés qu'ils ne l'ont jamais été à Détroit.»

Ces conceptions antidémocratiques sont étroitement liées à la campagne idéologique en cours pour priver le monde du travail de culture et de conscience intellectuelle, le rendant ainsi plus vulnérable à l'assaut contre ses droits et conditions de vie. Si Trotsky avait raison de dire que «l'art des siècles passés a rendu l'homme plus complexe et plus souple, a élevé sa mentalité à un plus haut degré, l'a enrichi à tous les niveaux» et que «l'assimilation de l'art du passé est donc la condition préalable non seulement à la création du nouvel art, mais encore à la construction de la nouvelle société», alors la peur et l'hostilité que démontrent les pouvoirs en place face à l'art sont d'autant plus compréhensibles.

Le New York Times a récemment organisé un échange sur «L'art en temps difficiles» au cours duquel différents commentateurs ont exprimé leur opinion sur la question de savoir «s'il faut vendre les œuvres du grand musée de Detroit pour aider à payer les dettes de la ville». La discussion a pris au sérieux les affirmations hypocrites et intéressées de Orr et d'autres fonctionnaires de la ville pour qui la préservation de la collection du musée devait se faire au coût des «pensions de milliers de pompiers, d'infirmières, d'officiers de police, d'enseignants, et d'autres employés municipaux.»

Ce pernicieux faux «choix» est offert en premier lieu par ceux qui cherchent à détruire le musée et les pensions des travailleurs. Une élite dirigeante capable de vendre des œuvres d'art accessibles à la population de Detroit depuis 1885 dans le seul but de s'enrichir n'hésitera pas à piller tout le reste.

Elle a déjà fait de grands pas dans cette direction, en coupant de moitié le salaire d'entrée des travailleurs de l'automobile, en éliminant des milliers d'emplois municipaux, en privatisant des services vitaux, et en appauvrissant en général toute la population de la ville. Si on les laisse s'en tirer ainsi, Orr et compagnie vont vendre les œuvres du musée et détruire les pensions et plans de santé des travailleurs.

Ceux qui prennent pour de l'argent comptant la proposition selon laquelle Orr et d'autres fonctionnaires cherchent sincèrement à «sauver» une ville en crise se font des illusions et, délibérément ou non, trompent les autres. L'administrateur spécial est un représentant non élu des banques et des requins financiers, dont le but est de transférer les coûts de la crise du système sur le dos des travailleurs.

Le menace contre le musée de Detroit exprime l'épuisement économique, intellectuel et moral de la société capitaliste. La vente des œuvres du musé ouvrirait les vannes à une nouvelle vague de barbarie sociale. La seule force sociale capable de défendre le musée est celle pour qui la question de l'accès à la culture et au savoir est une question de vie ou de mort: la classe ouvrière.

Loading