Neuf questions à Robert Service

Le 12 février, l’auteur britannique Robert Service se rendra, sur invitation du Professeur Jörg Baberowski, à l’Université Humboldt de Berlin pour y parler de sa biographie de Trotsky, un livre discrédité au niveau international.

Ce livre est une diatribe qui enfreint les normes et règles élémentaires de la recherche scientifique, contient des falsifications et se sert même d’allusions antisémites. Le Parti de l’égalité sociale (Partei für soziale Gleichheit – PSG) a publié il y a deux semaines une lettre ouverte au Professeur Baberowski (Le Parti de l’égalité sociale d’Allemagne publie une lettre ouverte au Professeur Jörg Baberowski) et a formulé les huit questions suivantes à l’adresse de Robert Service.

1. La revue d’histoire influente des Etats-Unis, American Historical Review a publié une critique anéantissante de cette biographie de Trotsky. Le professeur Bertrand M. Patenaude, de l’Université de Stanford, relève que vous y avez commis « des distorsions de faits historiques » et des « erreurs factuelles à tel point que l'on peut s'interroger sur l'intégrité intellectuelle de toute l'entreprise. »

Patenaude qualifie d’« étonnante » « la seule quantité des erreurs factuelles » de votre livre. Lui-même en a dénombré une cinquantaine. « En tant que source d’information, le livre de Service est absolument pas fiable. Parfois les erreurs sont incompréhensibles, » écrit-il.

Cette revue américaine spécialisée soutient sans réserve la critique détaillée que David North a faite de votre biographie de Trotsky dans son livre « Défense de Léon Trotsky », paru également en allemand et en français. Selon lui, elle n’est pas comme pourraient le laisser supposer les convictions trotskystes de North, exagérée, mais « détaillée, méticuleusement exacte, bien étayée et anéantissante dans sa critique. »

L’American Historical Review parvient à cette conclusion : « North qualifie la biographie de Service de "travail bâclé." Des mots forts mais entièrement justifiés. Les Presses de l'Université d'Harvard ont apposé leur marque sur un livre qui ne répond pas aux critères élémentaires d'un travail d'historien. »

On peut à peine s’imaginer critique plus anéantissante venant de la part d’une revue spécialisée parmi les premières au monde. Quatorze historiens et spécialistes des sciences sociales se sont encore associés à cette critique et ont déconseillé, dans une lettre à la maison d’édition Suhrkamp, la publication de votre livre en langue allemande. Malgré tout cela, vous n’avez jamais répondu à cette critique ni cherché à défendre votre réputation.

Pourquoi? Comment expliquez-vous cela ? On peut seulement conclure de votre attitude que vous n’êtes pas en mesure de répondre et que les critiques faites à l’encontre de votre livre sont correctes, irréfutables.

2. Le quotidien londonien Evening Standard du 23 octobre 2009 vous cite ainsi : « Il reste encore de la vie dans ce vieux Trotsky – mais si le piolet [l’instrument utilisé par l’agent stalinien Mercader en 1940 pour tuer Trotsky] n'a pas tout à fait rempli son office pour en finir avec lui, j'espère y être parvenu. »

Comment expliquez-vous cette déclaration? Apparemment, vous vous étiez donné pour tâche de faire avec ce livre œuvre de diffamation et non pas d’écrire une biographie politique sérieuse.

Votre livre contient une suite de déclarations révoltantes et historiquement fausses, qui n’ont pour but que d’attaquer l’intégrité personnelle de Trotsky.

Vous affirmez ainsi que Trotsky avait traité Alexandra Sokolovskaya, sa première femme, « avec mesquinerie » et qu’après avoir eu deux enfants avec elle, il avait pris le large. Toutes les sources disponibles prouvent en fait que Trotsky s’était enfui de Sibérie avec l’entier consentement de celle qui était alors sa femme, dans le but de poursuivre son travail politique en exil. Ils gardèrent une relation et une amitié spirituelle mutuelle jusqu’à la fin de leur vie. Alexandra Sokolovskaya et leurs enfants communs ont été soutenus financièrement par les parents de Trotsky. Seul l’appareil de terreur de Staline a interrompu le contact entre les deux. Alexandra Sokolovskaya finit par payer de sa vie son amitié pour Trotsky.

Pourquoi allez-vous jusqu’à rendre en plus Trotsky responsable de l’assassinat des membres de sa famille par le régime stalinien, son pire ennemi ?

4. Bien que l’œuvre politique de Trotsky ait surtout pris la forme d’écrits et qu’il nous ait laissé une œuvre considérable, vous avez écrit une biographie qui ne se penche sérieusement sur aucun de ses nombreux articles, essais ou livres traitant de thèmes politiques, sociaux et culturels. Vous avez écrit une biographie sur un homme qui agissait en premier lieu à travers ses idées, sans expliquer aucune de ces idées.

Dans votre « introduction » vous affirmez qu’il ne faut pas prendre seulement pour argent comptant les écrits qu’ils nous a laissés : « il est important, surtout, de mettre le doigt sur ce qu’il taisait autant que sur ce qu’il choisissait de dire ou d’écrire. Le non-dit est une pièce maîtresse de l’amalgame de sa vie. » (p.19/20 édition française)

C’est, il faut le dire, absurde. Comment pouviez-vous espérer découvrir ce qu’étaient les supposés fondamentaux non exprimés de Trotsky si vous n’avez pas examiné ce qu’il a effectivement écrit ? Et en quoi consistent ces supposés fondamentaux non exprimés ?

5. Tandis que vous ignorez le contenu de ses écrits, votre livre fourmille de remarques dénigrantes sur l’écrivain Trotsky. Vous affirmez entre autre: « Il écrivait toujours ce qui lui passait par la tête » [78] « Il ne voulait pas s’embêter à mener des recherches sur la plupart des questions qui préoccupaient l’élite intellectuelle du parti » [109] « Sa pensée était un ramassis confus et déconcertant… » [353] On pourrait ainsi continuer à l’infini.

Cette estimation se trouve en contradiction flagrante avec le jugement de nombreux experts et avec celui de ses contemporains. Ainsi, Walter Benjamin cite dans son journal l’appréciation donnée par Bertold Brecht en 1931 selon laquelle « il y avait de bonnes raisons de penser que Trotsky était le plus grand écrivain européen vivant. »

De nos jours, même nombre de ses détracteurs politiques doivent reconnaître que Trotsky avait prévu le danger du national-socialisme plus clairement que tout autre et qu’il avait raison lorsqu’il s’est engagé pour un front uni du SPD et du KPD contre les nazis, une politique qui avait été rejeté avec véhémence par Staline et par la direction du SPD. Ses écrits sur le national-socialisme, qui dans l’édition allemande de 1971 (loin d’être complète) comprennent 800 pages, font jusqu’à ce jour partie des meilleures analyses qui aient été écrites sur ce sujet.

Vous, cependant, ne consacrez aux événements d’Allemagne que quelques lignes et ne vous parlez pas des écrits de Trotsky. Au lieu de quoi vous affirmez, en dépit de la vérité, que Trotsky n’avait pas trouvé pressant d’« étudier Hitler, Mussolini et Franco de plus près » [474] Dans l’introduction vous déclarez : « Si Trotsky avait obtenu le rang de chef suprême à la place de Staline, le risque de voir l’Europe plongée dans un bain de sang aurait été bien plus grand. » [3]

Que voulez-vous dire par là ? Est-ce que les 80 millions de morts de la deuxième Guerre mondiale et de l’holocauste n’ont pas constitué un bain de sang ? Comment Trotsky, qui luttait contre la paralysie et la désorientation du mouvement ouvrier par la bureaucratie stalinienne et pour sa mobilisation contre les nazis, aurait-il pu causer un bain de sang plus grand encore ?

6. Votre livre traite de façon carrément obsessive de l’origine juive de Trotsky et a recours en cela à des stéréotypes antisémites. Entre autres vous écrivez : « En devenant le ministre des Affaires étrangères d’un gouvernement plus intéressé à la propagation de la révolution mondiale qu’à la défense des intérêts du pays, Trotsky se conformait à un stéréotype largement répandu du "problème juif." » [192]

« Il était d'une intelligence hardie, franc dans ses opinions. Personne ne pouvait l'intimider. Trotsky avait ces caractéristiques à un plus haut degré que la plupart des autres Juifs…. Mais il était loin d'être le seul Juif à visiblement apprécier les opportunités qui s’offraient pour leur avancement social personnel. » [202]

« Les disputes ergoteuses étaient communes au marxisme et au judaïsme.. » [202] « La direction du parti était largement connue pour être un gang juif. » [205]

Dans l’édition anglaise se trouve (sans indication de la source) une caricature nazie de Trotsky. Elle est accompagnée de cette légende: « En réalité, son véritable nez n’était ni long ni courbé et il n'a jamais permis à sa barbiche d’être en désordre ou à ses cheveux d’être mal peignés. »

Pourquoi vous servez-vous de telles caricatures de Juifs? Pourquoi leur inventez-vous des soi-disant propriétés juives? Et pourquoi est-ce que vous le faites malgré que vous sachiez pertinemment que les adversaires de Trotsky ont mobilisé contre lui les préjugés antisémites ?

Vous avez même inventé vous-même une histoire dans le but de souligner le judaïsme de Trotsky. Dans les quarante premières pages de votre livre vous l’appelez constamment Leiba, bien qu’il ne portât, ni ne se servît de ce prénom yiddish. Pourquoi, ici encore, vous appuyez-vous sur les caricatures antisémites que les adversaires staliniens et fascistes de Trotsky faisaient de lui ?

7. On dénote à travers votre livre une admiration à peine voilée de Staline. Vous écrivez ainsi : « Staline n’était pas une médiocrité, mais possédait bien un éventail impressionnant de qualités dont la capacité de trancher, propre aux bons dirigeants » [3] Et encore : « Trotsky n’a pas été entraîné dans la spirale infernale de la ‘bureaucratie’ mais vaincu par un homme et sa coterie, qui avaient une bien meilleure appréhension que lui de la vie publique en Union soviétique. » [4]

En réalité, la politique de Staline dans les années 1920 et 1930 consista en une suite sans fin de mauvais jugements aux suites catastrophiques – sur la dynamique intérieure de la vie économique, sur le danger du fascisme en Allemagne, sur le risque d’une invasion allemande.

Vous faites ces affirmations sans parler de la critique du stalinisme développée de façon conséquente par Trotsky, sur une période de dix-sept années, de 1923 à 1940. Pourquoi ignorez-vous son livre « La révolution trahie », sa critique de la politique économique de Staline dans les années 1920, sa critique du « socialisme dans un seul pays », sa critique de la collectivisation forcée et tout le reste ? On ne trouve rien de tout cela dans votre livre.

8. Et la dernière question: pourquoi trouve-t-on dans votre livre tant d’erreurs aussi manifestes et aussi incompréhensibles ?

Vous confondez, pour reprendre encore une fois la critique de l’American Historical Review « les noms des fils de Trotsky, désignez le mauvais parti comme la plus grande fraction politique dans la première Douma de 1906, écrivez incorrectement le nom du prétendant autrichien au trône assassiné à Sarajevo, présentez faussement les circonstances dans lesquelles Nicolas II a abdiqué, tournez dans son contraire le point de vue de Trotsky sur l’entrée des Etats-Unis dans la deuxième Guerre mondiale et donnez une date incorrecte pour la mort de la veuve de Trotsky. »

Combien de temps et de travail avez vous investi dans un livre où, manifestement, les faits historiques élémentaires ne sont pas corrects?

9. Et une dernière question. Votre intervention au colloque porte le titre suivant (en anglais) : « Trotzky – Problems of a Biography » (Trotzky – Problèmes d’une biographie)

Comme vous le savez sans aucun doute, l’orthographe du nom de Trotsky est incorrecte. En anglais, Trotsky s’écrit habituellement avec un « s ». Les seuls à avoir, après la Révolution d’Octobre, écrit « Trotzky » furent, comme vous devez le savoir en tant que biographe de Trotsky – les fascistes dans les années 1930 et les staliniens britanniques et américains. Ils écrivirent Trotsky avec « tzky » dans le but de rendre le nom plus menaçant.

Pourquoi commettez-vous une erreur aussi élémentaire?

(Article original publié le 8 février 2014)

 

Voir aussi : Conférence au Congrès des historiens : En défense de Léon Trotsky

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