Des journalistes allemands arrêtés à Ferguson

Lundi, deux journalistes allemands ont été arrêtés par la police à Ferguson, dans le Missouri, et mis en garde à vue alors qu’ils étaient envoyés sur le terrain pour tenter d’enquêter et de rendre compte de la mort par balle de Michael Brown et des protestations antipolice soutenues qui ont ensuite éclaté. 

Ansgar Graw, qui a été pendant des années correspondant américain du grand quotidien Die Welt, et Frank Hermann, qui a aussi été de nombreuses années journaliste pour le Stuttgarter Zeitung en Allemagne et Der Standard en Autriche, ont été incarcérés pendant trois heures sans justification, puis relâchés sans la moindre explication.

Quelques heures plus tard, lundi soir, le journaliste du Bild, Lukas Hermsmeier, 26 ans, a été interpellé alors qu’il cherchait à couvrir une manifestation à Ferguson. Selon les rédacteurs de son journal, il n’a été libéré que mardi.

Un photographe de Getty Images a également été emmené, menottes au poing, et la semaine passée, deux journalistes du Washington Post et de Huffington Post ont été arrêtés et détenus pendant plusieurs heures.

Chaque fois, dans la mesure où elle se donnait la peine de faire des commentaires sur les interpellations, la police a justifié ses agissements en affirmant que les personnes arrêtées n’avaient pas obtempéré aux ordres de «se disperser». Les journalistes impliqués ont démenti cette affirmation en déclarant que la police voulait simplement les empêcher de faire leur travail.

Lundi, Ansgar Graw écrivait encore un tweet détaillé intitulé, «Des nouvelles de Ferguson: un collègue et moi menottés et arrêtés pendant 3 heures parce que nous faisions notre travail d’enquête sur l’affaire Michael Brown.» Sa perception initiale des États-Unis visiblement ébranlée, il a fourni plus tard un compte-rendu détaillé de ce qui s’était produit, et qui fut publié dans Die Welt sous le titre, «Le jour où la police des États-Unis est devenue mon ennemie.»

Il avait atterri à St-Louis dimanche et avait d’abord discuté avec des policiers de la West Florissant Avenue qui lui ont dit être continuellement attaqués par des manifestants qui lançaient des pierres et des bouteilles, même s’ils n’avaient pas tiré un coup de feu ce soir-là. Il avait entendu avec une certaine incrédulité un jeune Noir de l’âge de Michael Brown, lui dire, «Ne faites pas confiance à la police, elle fait partie du système. Ils ont assassiné Michael et maintenant ils veulent nous provoquer pour pouvoir instaurer la loi martiale.»

Il avait aussi entendu lundi, avec la même incrédulité, d’autres commentaires des résidents de la même West Florissant Avenue qui donnaient un récit totalement différent des événements, «Ils avaient protesté pacifiquement, puis à 20 h 30, bien avant le couvre-feu de minuit, la police a déployé les gaz lacrymogènes et les bombes fumigènes sans avertissement pour que la foule se disperse. Mais comme les rues étaient déjà scellées, les gens ne pouvaient pas partir. C’est ce qui a fait croître la colère.»

«Cela ressemble à une absurde théorie du complot», poursuit Graw sur le tweet. Mais il voulait enquêter plus en profondeur sur les accusations émises, et donc avec son collègue, Frank Hermann, il a commencé à faire un reportage près de la station-service qui avait été incendiée le soir de l’assassinat de Michael Brown.

«Lundi vers 14 heures. À cette heure, cette partie de la route est quasi déserte et il n’y a pas de signe de violence ou de rassemblement séditieux», a relaté Graw. «Néanmoins, la police a voulu nous intimider. Nous avons expliqué vouloir rester sur cette partie de la route et prendre quelques photos.» L’officier responsable a «donné son autorisation, mais seulement à la condition de circuler. Si vous restez immobiles, nous vous arrêterons. C’est le dernier avertissement.»

Les articles de Graw et de Hermann précisent que les deux journalistes ont fait quelques pas en avant de façon à prendre des photos lorsque le policier du comté a subitement donné l’ordre de leur mettre les menottes de plastique. Lorsque les journalistes lui ont demandé son nom, il a dit «Donald Duck». Ce n’est que plus tard, sur le permis de détention qu’il fut mentionné qu’il s’agissait du policier Amero. Les mains menottées derrière le dos, ils ont été poussés dans un fourgon de police aux côtés de deux autres habitants arrêtés, emmenés dans un centre opérationnel provisoire de la police avant d’être conduits au Buzz Westfall Justice Centre – une prison à Clayton, une banlieue de St-Louis. 

Pendant ce temps, ils ont été fouillés à trois reprises. Ils ont été obligés de se séparer de leurs notes, téléphones portables, portefeuilles, ceintures et lacets. Lorsque Frank refusa d’enlever son alliance, on le menaça de le placer en isolement.

Graw a conclu son reportage comme suit: «Puis ils ont pris la fameuse photo d’identité judiciaire. Bienvenu dans le réseau criminel. C’était une bien nouvelle expérience pour moi. J’ai été dans plusieurs régions de crise, j’ai été dans les guerres civiles en Géorgie, dans la bande de Gaza et illégalement dans la région de Kaliningrad lorsque l’Union soviétique contrôlait encore strictement les déplacements des Occidentaux. J’ai été en Afghanistan, en Irak, au Vietnam et en Chine, et j’ai rencontré secrètement des dissidents à Cuba. Mais, être menotté et se faire admonester agressivement par la police et voir une prison de l’intérieur, il a fallu que je me rende à Ferguson, dans le Missouri aux États-Unis d’Amérique. Ma confiance enfantine dans la police américaine que je défendais si passionnément contre les critiques en disant qu’ils étaient des amis qui voulaient nous aider, en dépit de leurs actions souvent rudes et leur manque de transparence, a disparu.»

Dans des interviews télévisées, Hermann a corroboré le compte-rendu de Graw et a reconnu que les arrestations «ne visaient manifestement qu’à intimider les journalistes pour les empêcher de faire leur travail».

Le président de l’Association des journalistes allemands (DJV), Michael Konken, a déclaré, «L’ingérence des forces de sécurité avec les journalistes est totalement injustifiée. Les troubles à Ferguson suscitent beaucoup d’intérêt et c’est un sujet dont il faut rendre compte.»

Reporters sans frontières a également décrit les actions de la police comme étant totalement inacceptables. «Nous demandons immédiatement que les journalistes puissent faire leur travail à Ferguson sans avoir à craindre d’en être empêchés, arrêtés ou même abattus par la police», a déclaré Astrid Frohloff, la porte-parole du comité exécutif de la section allemande de l’organisation.

Le président de l’association fédérale des quotidiens allemands (BDZV) Dietmar Wolff, a dit à Die Welt. « Avec tout le respect qui est dû à la situation tendue à Ferguson, nous sommes profondément préoccupés par les arrestations qui empêchent finalement les journalistes de s’acquitter de leurs tâches. Et cela dans un État démocratique, dans lequel la liberté de la presse a une longue tradition.»

Les arrestations des journalistes allemands ne sont pas seulement une source de grande inquiétude et de débat parmi les journalistes aux États-Unis. Une vague de commentaires et de discussions animées dans la presse et sur les blogues, déclenchée notamment par le tweet de Graw, montre que les événements survenus à Ferguson sont soigneusement suivis et avec le plus grand intérêt par des millions de travailleurs et jeunes gens en Europe et particulièrement en Allemagne.

(Article original paru le 20 août 2014)

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