Du Salvador aux États-Unis: l’histoire d’un adolescent immigrant

L’arrivée de dizaines de milliers d’enfants d’Amérique centrale par la frontière États-Unis-Mexique est le résultat direct de décennies de dictatures et guerres financées par les États-Unis en Amérique latine. La vaste majorité de ceux qui entreprennent le long périple de presque 2500 kilomètres le fait en raison de la violence des bandes criminelles et d’économies en dépression, particulièrement au Honduras et au Salvador. Au Mexique, ils font face à des agents de police corrompus et à des passeurs qui volent et violent fréquemment les femmes. Le voyage est particulièrement dangereux pour les enfants non accompagnés, car ils représentent des cibles faciles pour les gangs et les trafiquants d’êtres humains.

L’administration Obama a répondu à cette catastrophe sans aucune compassion ni le moindre sens d’humanité, ayant déporté plus de migrants sans papiers que n’importe quelle administration dans l’histoire des États-Unis. Plus tôt ce mois-ci, la Maison-Blanche et le Congrès ont cherché à accélérer la procédure par laquelle les enfants non accompagnés sont déportés dans leur pays respectif, sachant très bien que plusieurs de ces enfants vont mourir de la violence liée aux gangs et aux escadrons de la mort de la police. Il s’agit en soi d’une violation directe des lois internationales qui stipulent que les réfugiés fuyant une zone de guerre ou l’oppression sociopolitique ont droit à l’asile et ne peuvent être forcés de retourner dans le pays qu’ils fuient.

Plus tôt cette semaine, le gouverneur républicain du Texas, Rick Perry, a annoncé des plans visant à envoyer 1000 soldats de la Garde nationale à la frontière. Ces plans vont de pair avec la militarisation de la frontière, incluant le plan de la Maison-Blanche de 3,7 milliards de dollars en fonds d’urgence pour accroître davantage la patrouille frontalière et d’ajouter plus de drones aériens.

"«La Bestia» [photo gracieuseté de taringa.net ]

Le WSWS s'est entretenu avec quelqu'un qui a fui la pauvreté et la violence d’Amérique centrale lorsqu’il était adolescent dans le but de partager ses expériences vécues à bord de trains au Mexique, connu sous le nom de «La Bestia», ainsi que son opinion sur le récent exode des enfants d’Amérique centrale.

Aristides, originaire du Salvador, habite maintenant à Los Angeles.

WSWS: Que pensez-vous de la militarisation croissante de la frontière?

A: Selon moi, en tant qu’immigrant, je ne crois pas que ce soit juste. Il est certain que quelque chose va arriver. S’ils mettent plus de troupes à la frontière, il y aura quand même des accidents. Quelque chose va arriver. Cela va se terminer en une gigantesque catastrophe. Aussi, je pense que s’ils envoient plus de troupes le long de la frontière, il y aura sans doute des affrontements de quelque sorte; c’est ce à quoi je faisais référence. Mais je vois tout ça comme très très absurde. Plusieurs personnes viennent ici pour travailler honnêtement, légalement, c’est-à-dire gagner de l’argent honnêtement.

WSWS: Que pensez-vous de la politique des États-Unis sur l’immigration?

A: Je crois qu’elle est très mauvaise. Personnellement, je suis tout à fait en désaccord avec cette politique. Au lieu d’aider, elle va créer plus de problèmes, plus de haine et de rejet de la part du peuple. Ce pays va se faire plus d’ennemis de cette façon.

WSWS: Que pensez-vous du vol de lundi dernier qui a déporté des enfants au Honduras.

A: Ils n’ont pas modifié la loi qu’ils ont passée en 2008, n’est-ce pas? Donc, dans ce cas, le gouvernement américain est pratiquement en train d’enfreindre la loi. Ils enfreignent la loi!

WSWS: Quelles seront les conséquences de ces politiques pour les immigrants?

A: L’élément principal est qu’ils ne pourront plus vivre dans ce pays. Plusieurs de ces personnes veulent être ici. Plusieurs parents sont actuellement ici dans ce pays, et leurs enfants sont là-bas, mais ils souhaitent qu’ils soient ici. Ils veulent avoir une vie ici; ils ne veulent pas s’en retourner. Des familles vont être déchirées.

WSWS: À quoi ressemblent les conditions au Salvador?

A: Ils vont retourner à une vie plus misérable encore que lorsqu’ils l'ont quitté. Par exemple, en parlant de mon pays, le Salvador, j’aime mon pays natal, mais malheureusement là-bas, les politiques, les lois, le crime, tout ça est vraiment mauvais. J’ai une sœur là-bas qui doit fuir à cause d’extorsion. Ils ont menacé de la tuer, ils ont tué son mari. Je dois prendre soin de mes sœurs. Ils ont tué mon père. Il avait un commerce à un Metrocentro [une grande chaîne de supermarchés au Salvador]. Ils l’ont tué en 1997, probablement pour les mêmes raisons. Et c’est la police qui l’a tué.

Là-bas, la loi elle-même facilite les extorsions. Le gouvernement lui-même donne du pouvoir aux gangs pour qu’ils fassent cela. Il n’y a pas si longtemps, ils ont découvert une femme salvadorienne vivant au Guatemala qui avait 7 millions de dollars, tous provenant de l’extorsion. Les gens ne peuvent pas trouver de travail. Mes deux sœurs avaient un commerce de vente de vêtements dans un Metrocentro, suivant les traces de mon père. Ils ont tué le mari d’une de mes sœurs parce qu’il ne voulait pas payer. Ils ont menacé mon autre sœur chez elle, lui disant qu’ils la tueraient si elle ne leur donnait pas 500 dollars par mois. Qu’ont-ils fait? Bien, elles sont parties. Les gens abandonnent leurs maisons, ils déménagent d’un endroit à l’autre. Et les gens capables de venir ici le font. Voilà la raison pour laquelle ils immigrent, les enfants surtout, parce que les mineurs sont forcés de joindre les gangs, ou bien ils sont enlevés, surtout s’il est su qu’ils ont de la famille ici aux États-Unis. Ils les enlèvent et demandent une rançon. C’est une vraie catastrophe.

Ce sont des histoires tristes. Cela remonte loin dans l’histoire. Si Obama intensifie la militarisation de la frontière, cela fera encore plus de dégâts à ces pays.

WSWS: Est-ce que l’impérialisme joue un rôle fondamental dans les conditions de votre pays aujourd’hui?

A: Oui, tout vient de là. C’est un vieux problème. Dans les années 1980 [durant les années de dictatures droitières], tout ce qui aurait pu exister aujourd’hui a été détruit…ça aurait pu être un meilleur endroit aujourd’hui. Plusieurs personnes étaient tuées quotidiennement. Je me souviens que la dernière offensive a été en 1989. J’étais plus âgé à cette époque, je devais avoir 11 ou 12 ans. Dans le quartier où je vivais, il y a eu un violent affrontement. Je me souviens de ne pas avoir pu sortir de la maison pendant cinq jours pour acheter de la nourriture ou quoi que ce soit. Mon grand-père et moi avons ouvert la fenêtre, des soldats et des guérilleros occupaient toute la rue. Lorsque nous avons ouvert la fenêtre, nous avons vu un soldat près de la fenêtre pointant son arme. Nous avions tout juste ouvert la fenêtre et en trois secondes une balle l'a atteint à la tête et des morceaux de sa cervelle ont éclaboussé nos visages. Pouvez-vous vous imaginer? J’étais enfant – ce genre de chose est extrêmement traumatisant. Il y a plusieurs personnes vivant ici aujourd’hui qui ont passé à travers ce genre d’expériences lorsqu’ils étaient enfants et qui ont toutes sortes de traumatismes psychologiques.

WSWS: Pouvez-vous décrire le parcours jusqu’aux États-Unis?

A: J’ai quitté mon pays avec très peu d’argent. Personne n’a payé de «coyote» [quelqu'un qui fait du trafic d'immigrants] pour m’amener ici. C’était une décision que j’avais prise avec deux autres enfants, des camarades de classe. Ils avaient 18 ans et j’en avais 17. Nous avions décidé de venir ici. Ils avaient gagné pas mal d’argent et m’ont dit: «Si tu n’as pas assez d’argent, on va payer pour toi et nous quitterons». Alors j’ai dit, «bien sûr, j’irai aux États-Unis». En tant que mineur, je n’avais qu’à payer 25 dollars aux douanes entre le Salvador et le Guatemala pour passer librement. Ils ne m’ont pas demandé si j’avais de la famille ou quoi que ce soit. Ce devait être en 1995.

Nous avions assez d'argent pour payer le voyage. Arrivés à la frontière du Guatemala, nous voulions traverser la rivière pour entrer au Mexique. Nous avons alors rencontré un homme qui a dit qu'il pourrait nous faire traverser. «Suivez-moi», il a dit. Nous avons marché le long de la rivière et en entrant dans la forêt, nous avons vu des hommes équipés de machettes qui semblaient travailler là. Je marchais à la tête du groupe quand un autre homme s'est retourné, a sorti un revolver et l'a appuyé sur ma tête: «Couche-toi, fils de pute. C'est un hold-up; donne-moi tout ton argent.» Et ils ont pris tout ce que nous avions. Ils nous ont abandonnés sans rien à manger. Ils ont pris les chaussures que je venais tout juste d'acheter spécialement pour le voyage. Ils nous avaient abandonnés à notre sort sans rien. Nous sommes ensuite tombés sur quelqu'un qui faisait traverser les gens. Nous lui avons raconté comment nous venions tout juste d'être braqués et il dit: «Je sais qui a fait ça. Je peux vous faire traverser gratuitement si vous voulez.»

Cet homme nous a donc fait traverser la rivière. Nous étions complètement trempés et nous devions trouver l'endroit où nous pouvions embarquer dans «La Bestia» [le tristement célèbre train de marchandises]. Durant tout ce temps, pendant que nous étions à la recherche du point d'embarquement de la Bête, nous mendiions pour de la nourriture. Nous demandions des tortillas et, parfois, on nous en donnait avec un peu de sel ou des bananes. Des gens nous offraient de l’eau quand nous leur en demandions. Plus loin, quand nous cherchions où embarquer sur la Bête, nous avons été arrêtés par l’immigration mexicaine et ils nous ont fait monter dans leur camion. Ils nous ont emmenés à un cours d’eau pour prendre notre argent, mais nous n’en avions pas, on nous l’avait déjà tout volé. Ils sont partis en colère en nous abandonnant là.

Oui, c’était bien la police mexicaine, la police fédérale. Nous avons pu trouver le chemin pour quitter la rive de ce cours d’eau en suivant les traces de pneus. Sinon, nous nous serions certainement perdus là-bas. Nous avons finalement trouvé où embarquer sur la Bête, il y avait environ 20 à 30 personnes qui l’attendaient déjà. Un homme nous a expliqué comment faire pour embarquer. Ce qu’il faut savoir c’est que la Bête elle-même ne tue pas, c’est la façon dont on y monte qui peut nous tuer, car le train n’arrête pas. Il voyage à 30, peut-être 50 km/h, et il faut courir à côté pour pouvoir y monter. Si tu glisses, tu te retrouves sous le train et tu y restes. Monter n’est pas si difficile, mais imaginez en descendre à 30 ou 50 km/h. Et il y a une raison pourquoi c’est la seule façon de faire: ce sont les meilleurs endroits pour monter et descendre quand le train n’est pas arrêté. On ne peut pas attendre à l’arrêt du train, parce que c’est là que la police de l’immigration surveille.

Donc quand le train approche d’un poste d’immigration, il ralentit et il faut se jeter à l’extérieur. Une fois débarqué, je n’ai pas eu à marcher bien longtemps. Il fallait contourner le poste de garde et remonter à bord plus loin, mais nous n’avons pas pu remonter, car je m’étais foulé la cheville droite en sautant du train. Pour marcher, je devais m’appuyer sur les épaules de mon ami. Nous avons donc marché, contourné le poste des gardes et avons trouvé des amis. Bon, ils n’étaient pas vraiment nos amis, mais ils étaient salvadoriens. Ils nous ont hébergés pendant un mois. Je suis resté avec eux durant quatre mois. À ce point, je n’étais plus capable de continuer, j’ai dû demander de l’aide à ma famille ici aux États-Unis.

C’est facile de se procurer les documents nécessaires à Mexico. Pour 50 dollars, j’ai pu obtenir un certificat de casier judiciaire. Avec ce document (c’est une pièce d’identité avec photo), c’est possible de faire la distance entre Puebla et Tijuana sans problème en traversant les postes de contrôle de l’immigration. Tijuana a été la partie du voyage qui m’a le plus troublé. Aussitôt descendu de l’autobus, c’est comme si je m’étais trouvé en plein marché, comme si des gens vendaient des poulets. Certains t’accostent: «Je vais te faire traverser, je vais te faire traverser.» À l’époque, ça coûtait 500$ pour traverser la frontière. Aujourd’hui, je pense que c’est aux environs de 3000$. Quelqu’un s’approche donc de moi et je lui dis que «Je veux traverser aux États-Unis.» Il nous a emmenés, moi et quatre autres personnes, dans une maison. Il y avait 8 ou 9 personnes déjà là, dont 2 mineures.

Quand nous sommes arrivés, et je vais toujours me rappeler de ça, les hommes étaient armés, on pouvait voir leurs flingues à leur ceinture. Ils étaient trois, et deux d’entre eux étaient armés. Ils ont séparé les femmes. La maison avait trois pièces. Les hommes étaient dans une pièce et les femmes dans une autre, mais comme ces pièces n’avaient pas de porte, nous pouvions voir les femmes. Ils les prenaient une par une pour les violer dans l’autre pièce. Nous sommes intervenus (je pensais qu’ils allaient nous tuer) parce qu’ils avaient pris une fillette de 12 ans et elle avait commencé à hurler dans la pièce. Ses cris… j’entends encore ces cris dans ma tête, les cris de cette fillette. Je pense qu’environ 90% des femmes sont violées durant le voyage.

Ces cris de peur nous ont bouleversés. Nous nous sommes tous levés, nous sommes allés dans la pièce et nous l’avons retirée du lit. C’était plutôt les gars plus vieux que moi qui ont fait ça. Ils l’ont levée et l’ont retirée du lit et une adulte a dit: «Si vous devez violer quelqu’un, violez-moi, mais laissez-la partir, laissez les jeunes tranquilles.» Imaginez ces enfants, je ne sais pas pourquoi ils étaient là, ni comment ils sont arrivés là ou avec qui ils voyageaient. Selon moi, ils voyageaient seuls et personne n’était là pour prendre soin d’eux. C’est un autre problème qui arrive à la frontière, ce n’est pas juste maintenant, ça fait longtemps que c’est comme ça. Je pourrais vous décrire cette journée en détail, je ne peux l’oublier. Je ne vais jamais l’oublier. Je ne vais jamais oublier les gémissements de cette fillette, ses cris terrifiés. Dieu merci, ils n’ont pas pu la violer ou la pénétrer, mais ils l’avaient déjà déshabillée à moitié avant que nous n’intervenions pour la séparer d’eux.

Savez-vous ce que les femmes font maintenant? Quand elles partent, elles apportent avec elles un paquet de préservatifs et de pilules contraceptives afin qu’elles ne tombent pas enceintes, parce que là-bas elles se font dire qu’il y a de fortes chances qu’elles soient violées. Et c’est vraiment le cas. J’ai une sœur et elle a 28 ans maintenant. Elle est jolie et elle a besoin de venir ici, même si quelqu’un pourrait aller la chercher, je ne lui demanderai pas de venir. Je n’aurais jamais l’esprit tranquille. Je ne pourrais jamais avoir l’esprit tranquille si elle devait venir ici, parce que je sais ce qui l’attend, elle pourrait mourir.

Je connais une femme dont les trois enfants sont tombés malades pendant qu’ils voyageaient avec elle. Au Mexique, ils lui ont dit que si elle ne les laissait pas la violer, ils la tueraient, elle et ses enfants. En plus de tout ça, elle a été détenue en Arizona. Elle a dit que ses trois enfants avaient attrapé la varicelle et qu’un de ses enfants risquait de mourir d’une forte fièvre. Elle s’est ensuite mise à crier comme une folle afin que le garde-frontière s’occupe finalement de son enfant et l’amène à l’infirmerie. Elle a dit qu’elle a commencé à déchirer ses vêtements et tout. Elle a dit qu’elle était devenue folle.

Ça nous a pris cinq mois pour arriver. Grâce aux Salvadoriens qui nous ont hébergés, j’ai été là pendant un mois jusqu’à ce qu’un camionneur arrive pour avoir des mangues et des bananes pour les apporter au centre d’approvisionnement [dans la ville de Mexico]. Je lui ai demandé s’il voulait me conduire à sa maison et j’ai habité chez lui. Mes deux amis qui m’ont accompagné sont retournés à Tapachula à ce moment. Mais j’ai dit « Non, je suis déjà ici, je ne retournerai pas.»

J’ai une autre histoire aussi. Lorsque j’étais à Puebla, celui qui m’avait offert de me conduire quelque part m’a amené chez lui. Il m’a nourri et logé pendant quatre mois. Il partait travailler et je restais avec sa sœur. J’aidais aux tâches ménagères, comme balayer la cour et faire l’épicerie.

Il a fait deux autres voyages et au troisième, il est revenu avec deux femmes, deux Salvadoriennes, et l’une d’entre elles était enceinte de neuf mois et sur le point d’accoucher. Lorsque je suis arrivé, la femme avait déjà accouché. Lorsqu’ils ont vu que j’avais fait le voyage, elles ont eu l’idée de venir parce qu’il y avait des emplois disponibles. Elle a alors abandonné l’enfant et est partie seule. Elle a laissé l’enfant derrière elle. Pourquoi a-t-elle fait ça? Je ne sais pas, mais je pense qu’elle sentait que c’était trop risqué d’amener l’enfant avec elle aux États-Unis. Imaginez ce qu’une femme enceinte doit vivre, comme devoir abandonner son enfant, pour pouvoir terminer son voyage.

La situation est extrêmement dure dans ces pays. On ne fait pas le voyage juste parce que ça nous plaît. Si on vient ici, c’est parce qu’il y a une raison. Si j’étais de retour dans mon pays et que j’avais assez pour vivre, pourquoi est-ce que je resterais ici en me stressant pour payer mon loyer et mes factures? Je n’aurais pas à me préoccuper de ça là-bas, j’ai ma maison et je ne dois pas payer pour tout cela. Mais on ne peut pas vivre là-bas.

(Article original paru le 24 juillet 2014)

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