Perspectives

Torture organisée par la CIA: la démocratie américaine en ruines

Deux conclusions irréfutables découlent de la publication du rapport de la Commission du renseignement du Sénat américain sur la torture organisée par la CIA : 1) sous le gouvernement Bush, les Etats-Unis ont commis les actes criminels les plus graves, en violation du droit national et international; et 2) aucun des responsables de ces crimes ne sera arrêté, inculpé ou poursuivi pour ses actes.

Alors que l’existence du programme de torture de la CIA était connue auparavant, nous disposons maintenant d’un compte-rendu détaillé, émanant d’une institution officielle de ce même Etat, de crimes qui choquent la conscience du monde.

Les agents de la CIA, agissant sous l’autorité et la direction particulières du président des Etats-Unis, ont commis des actes qui relèvent indubitablement de la torture. Selon le rapport – lui-même le résumé lourdement expurgé d’un document bien plus long et qui est toujours classifié – les prisonniers furent contraints de se tenir debout, enchaînés à un mur, pendant près de 17 jours, parfois sur des membres fracturés ; privés de sommeil pendant plus d’une semaine ; menacés de mort et soumis à des « simulacres d’enterrement » ; plongés dans des « bains d’eau glacée » au point de souffrir d’hypothermie et de mourir ; ils subirent des simulations de noyade répétées dans ce qui fut désigné par euphémisme « waterboarding »; forcés, en raison de sévices répétés, à s’accroupir et à se soumettre ; et ainsi de suite.

Ces actes ont pris un caractère particulièrement dépravé, voire pervers, montrant clairement que la torture pratiquée à Abou Ghraïb n’était pas une aberration. Parmi les méthodes utilisées il y avait l’« alimentation par voie anale » (« rectal feeding ») et la « réhydratation rectale » – l’administration forcée de liquide et d’aliments dans le rectum ou, pour employer une expression plus courante, la sodomie. Majid Khan fut l’une des victimes à avoir été soumis, comme l’a formulé son avocat, à « un viol et une agression sexuelle aggravée. » Alors qu’il était placé sous la supervision de la CIA, Khan avait fait plusieurs tentatives de suicide. Il est actuellement détenu à Guantanamo Bay.

La loi est sans équivoque. Selon la loi fédérale interdisant la torture (Federal Torture Act), quiconque « pratique ou tente de pratiquer la torture [telle que définie comme un ‘acte visant à infliger une grave douleur physique ou souffrance mentale’] sera passible d’une amende… ou d’une peine de prison maximale de 20 ans, » et « si mort d’homme s’ensuit » – comme ce fut au moins une fois le cas pour les personnes torturées par la CIA – la partie en faute sera punie de la peine de mort ou à une peine de prison illimitée ou à perpétuité. »

En vertu du droit international, la torture est interdite par la Convention de Genève (où elle est classée crime de guerre) et la Convention contre la torture, qui exige que les signataires (dont les Etats-Unis) poursuivent ceux qui violent la Convention. En vertu de la Convention contre la torture, l’interdiction de la torture est absolue. Il n’y a pas d’exceptions.

Le rapporteur spécial sur le contre-terrorisme et les droits de l’homme, Ben Emmerson, réagissant au rapport du Sénat a remarqué: « Les peines les plus lourdes doivent être réservées à ceux qui sont le plus gravement impliqués dans la planification et l’octroi de l’autorisation de ces crimes. »

Ceux qui sont ainsi incriminés comprennent l’ancien président George W. Bush et l’ancien vice-président Dick Cheney qui ont supervisé la torture ; l’ancien directeur de la CIA, George Tenet qui l’a officiellement approuvée ; l’actuel directeur de la CIA, John Brennan, qui fut le directeur adjoint de Tenet ; John Yoo et Jay Bybee, les avocats au bureau juridique du Département de la Justice qui rédigèrent les mémos tristement célèbres sur la torture ; Bruce Jessen et James Mitchell, les psychologues et conseillers de la CIA qui élaborèrent les méthodes de torture ; Condoleezza Rice, l’ancienne conseillère à la sécurité nationale qui autorisa le « waterboarding » d’Abou Zubaïdah : et José Rodriguez, le patron de la lutte contre le terrorisme de la CIA qui autorisa la destruction par le feu des bandes vidéo documentant ces crimes.

Selon toutes les normes objectives, tous ces individus impliqués et beaucoup d’autres doivent être arrêtés et poursuivis. Les crimes documentés dans le rapport du Sénat font apparaître ceux pour lesquels Nixon dut faire face à une procédure de destitution presque insignifiants. Et pourtant, loin de craindre d’être tenus pour responsables, ceux qui sont impliqués défendent leurs actes avec véhémence.

Le gouvernement Obama a déjà exclu toute action en réponse au rapport du Sénat. Mardi dernier, Obama a publié une déclaration écrite réitérant la position du gouvernement qui est que personne ne sera tenu responsable de ces crimes. « Plutôt que de ranimer de vieux débats, » a-t-il écrit, « J’espère que l’actuel rapport nous aidera à reléguer ces techniques là où elles ont leur place, dans le passé. »

Faisant de son mieux pour défendre les actes décrits dans le rapport du Sénat, Obama a dit que les responsables du gouvernement Bush étaient « confrontés à des choix atroces quant à la façon de poursuivre al Qaïda et d’empêcher des attaques terroristes supplémentaires contre notre pays. » En ce qui concerne les agents de la CIA, dont les crimes furent révélés au monde entier, Obama les a qualifiés « d’hommes et de femmes dévoués », des « patriotes » dont « le service et les sacrifices héroïques » devraient être loués par la nation tout entière.

La réaction du gouvernement Obama contredit l’affirmation du président selon laquelle il avait mis un terme aux pratiques illégales. Dans la mesure où le programme spécifique de torture de la CIA n’existe plus, il a été remplacé par une politique tout aussi criminelle – en premier lieu, les assassinats par drone qui ont coûté la vie à des milliers de personnes partout dans le monde.

Il a été laissé pleine liberté aux criminels de défendre leurs actes dans les colonnes des journaux et les émissions de télévision. Il y a un travail concerté pour enterrer rapidement le rapport du Sénat et pour recentrer le débat sur l’efficacité de la torture en tant qu’instrument politique. Les éditoriaux des principaux journaux nationaux, ainsi que des journaux locaux, ont exprimé une solidarité abjecte avec les tortionnaires.

Quelles que soient les critiques qui se trouvent dans les organes officiels, elles sont totalement inoffensives. Un exemple typique est l’éditorial principal mercredi dernier dans le New York Times qui parle pour certaines sections du Parti démocrate. Les rédacteurs en chef ont décrit le rapport du Sénat comme étant le « portrait d’une déchéance qui est difficile à comprendre et encore plus dur à encaisser. » Ils regrettent l’« horrible décision » prise par le gouvernement Obama « de clore ce chapitre de notre histoire. »

Et la conclusion du Times? « Il est difficile de croire que quelque chose sera fait désormais, » écrit le journal. L’article se termine en exprimant le faible espoir que « Peut-être que George Tenet, qui avait dirigé la CIA durant cette période infamante, pourrait se racheter quelque peu en rendant la médaille présidentielle de la liberté que le président Bush lui avait décernée lors de son départ à la retraite. »

Quelle honteuse déclaration de lâcheté!

C’est, autant que le programme de torture en soi, l’incapacité de tenir qui que ce soit pour responsable qui révèle l’effondrement des formes constitutionnelles de gouvernement aux Etats-Unis. Des crimes ont été commis et dévoilés au monde entier et absolument rien ne sera fait dans le cadre des canaux politiques officiels

Dans ces conditions, il est impossible de continuer à parler de démocratie. Les Etats-Unis sont dirigés par un gigantesque appareil militaire et de renseignement qui agit en dehors de toute restriction juridique. Cet appareil travaille en étroite alliance avec l’aristocratie financière qui n’a pas plus de comptes à rendre de ses actes que les tortionnaires de la CIA des leurs. C’est l’ensemble de l’Etat qui est impliqué dans une conspiration criminelle contre les droits sociaux et démocratiques de la population, tant sur le plan international qu’aux Etats-Unis mêmes.

Dans ses commentaires hypocrites à propos de la torture, Obama déclare régulièrement que de tels actes brutaux sont « contraires à nos valeurs ». Ils ne sont pas, dit-il, ce que « nous sommes. »

En fait, les actes sadiques de la CIA sont précisément ce qu’est la classe dirigeante.

Ces crimes ne se passent pas seulement à l’étranger. L’augmentation de la violence à l’égard de la population américaine, l’impunité avec laquelle une force de police militarisée assassine sans qu’il y ait de conséquences, est une manifestation de ce même processus – la transformation du pays en une garnison. Sous la pression d’un niveau d’inégalité sociale sans précédent, l’agression militaire à l’étranger est en train de se transformer en dictature à l’intérieur.

Il est urgent de tirer des conclusions. Il est politiquement futile et dangereux de croire que les droits démocratiques peuvent être garantis en lançant des appels à une section ou l’autre de l’Etat. Par ses actions, la classe dirigeante prouve sans cesse non seulement son mépris, mais aussi son hostilité à l’égard de formes démocratiques de gouvernement.

Cela signifie que la défense de la démocratie est une question révolutionnaire. Il faut s’opposer aux méthodes d’Etat policier de la classe dirigeante par la mobilisation indépendante de la classe ouvrière contre l’aristocratie patronale et financière et les institutions de son Etat.

(Article original paru le 11 décembre 2014)

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