Perspective

Le New York Times appelle à des poursuites contre les responsables de la torture

L'éditorial publié lundi dans le New York Times, intitulé « Poursuivez en justice les tortionnaires et leurs patrons », marque une nouvelle étape de la crise déclenchée par la publication du rapport de la Commission du renseignement du Sénat sur la torture autorisée par l'administration Bush

Le langage de l'éditorial est remarquablement franc dans sa condamnation de la torture pratiquée dans les prisons secrètes de la CIA sous l'administration Bush. Une section clé déclare:

« Les Américains avaient connaissance de bon nombre de ces actes depuis des années, mais le résumé de 524 pages du rapport de la Commission du renseignement du Sénat élimine tout doute résiduel quant à leur caractère dépravé et illégal. En plus de nouvelles révélations à propos de tactiques sadiques telles que ‘l'alimentation rectale’, des vingtaines de détenus ont subi le waterboarding [la baignoire], la pendaison par les poignets, le confinement dans un cercueil, la privation de sommeil, les menaces de mort ou les tabassages brutaux. En novembre 2002, un détenu qui a été enchaîné à un sol en béton est mort d’‘hypothermie présumée’ ».

Ce sont tout simplement là des crimes. Ils sont interdits par la Loi fédérale qui définit la torture comme le fait d’infliger délibérément « de la souffrance physique ou mentale ». Ces crimes sont aussi interdits par la Convention contre la torture, le traité international que les Etats-Unis ont ratifié en 1994 et qui exige des poursuites en justice contre tout acte de torture.

Le quotidien le plus influent des Etats-Unis a, en fait, déclaré que l'administration Bush était un gouvernement criminel.

Le Times écrit que « toute enquête crédible devrait inclure l'ancien vice-président Dick Cheney, son chef de cabinet David Addington, l'ancien directeur de la CIA George Tenet, John Yoo et Jay Bybee, les avocats du Bureau du Conseil juridique qui ont rédigé ce qui a pris le nom de ‘mémos sur la torture’ ».

L'éditorial ne nomme pas le président George W. Bush comme un de ceux qui devraient être inculpés et traduit en justice, mais la logique est inéluctable, Bush est le plus haut en grade des « patrons » de la torture. Cheney lui-même a déclaré publiquement que Bush était pleinement informé des activités de la CIA détaillées dans le rapport du Sénat.

Comment expliquer cet éditorial? Le directeur de publication et les rédacteurs du New York Times ne sont pas des innocents politiques, il n'y a rien dans le rapport du Sénat dont ils n'aient pas été au courant. En fait, le Times a joué un rôle significatif dans la suppression de rapports sur la torture et d'autres actes criminels de l'administration Bush.

Si le Times appelle à des poursuites criminelles contre des dirigeants de cette administration, c'est parce que (1) ses rédacteurs savent que les crimes documentés dans le rapport du Sénat ne représentent qu'une fraction des activités anticonstitutionnelles de l'administration Bush; (2) ils craignent que ces violations flagrantes de la loi n'aient gravement miné la légitimité de la politique étrangère américaine et affaibli la position de Washington dans le monde; et (3) ils sont profondément inquiets de ce que fouler aux pieds de façon irresponsable les normes constitutionnelles et démocratiques peut avoir des conséquences fatales pour la stabilité et la légitimité politique de l'ordre social duquel dépendent leurs richesses et leurs privilèges.

Depuis plus de trois décennies, depuis l'administration Carter, les gouvernements américains successifs ont fait de la défense des droits humains la justification principale de la politique étrangère américaine partout dans le monde. Ceci a toujours été frauduleux, étant donné que Washington maintenait les relations les plus étroites avec des dictatures droitières brutales – l'Iran sous le Shah, l'Arabie Saudite, l'Egypte sous Mubarak, l'Indonésie sous Souharto, de nombreux régimes s’appuyant sur des escadrons de la mort en Amérique latine – qui ont servi les intérêts américains pendant la Guerre froide et après. Cependant, les activités révélées dans le rapport du Sénat vont bien plus loin que la simple hypocrisie.

Les révélations sur les tortures de la CIA prouvent que le gouvernement américain a clairement violé le droit international, y compris la Convention de Genève adoptée à la suite des procès de Nuremberg et de la révélation de la barbarie nazie. La révélation de ces crimes résonne à travers le monde dans une situation géopolitique de plus en plus complexe et conflictuelle. Washington est non seulement confronté à son propre conflit avec la Chine et la Russie, mais encore aux tensions accrues avec une Europe dominée par l’Allemagne, et un Japon et des puissances montantes telles l’Inde et le Brésil qui font preuve de plus en plus d’assurance.

Le défi public aux principes constitutionnels a des conséquences encore plus dangereuses sur le plan domestique puisque celui-ci mine les fondations politiques sur lesquelles la gouvernement bourgeois s’est développé pendant 200 ans aux Etats-Unis. La Constitution étatsunienne sert de base à la vaste panoplie juridique et à l’appareil d’Etat qui garantissent la propriété et la richesse de l’élite dirigeante.

Les sections de la classe dirigeante que représente le Times s’inquiètent de ce que la rupture totale avec la légalité constitutionnelle, réalisée par le gouvernement Bush, poursuivie et approfondie par Obama, menace maintenant la stabilité politique des Etats-Unis.

De plus, on peut raisonnablement supposer que le Times n’a pas résolu de citer des noms seulement à cause de la participation dans le passé de ces responsables à la torture. La concentration sur Cheney indique fortement que l’inquiétude est grande dans une partie de la classe dirigeante que l’ancien vice-président demeurât une figure centrale de la cabale puissante – impliquant des éléments de l’armée et des agences de renseignement – qui continue à fonctionner comme un « gouvernement secret » et à travailler sans relâche pour imposer une forme ou l’autre de dictature autoritaire aux Etats-Unis.

Quelles que soient les motivations précises et les calculs ayant mené à la publication de l’éditorial du Times, il ne peut y avoir aucun doute qu’un conflit politique implacable fait rage au sein de l’élite dirigeante.

En exigeant la poursuite en justice des bourreaux et de leurs patrons dans le gouvernement Bush, le Times a ouvert la boîte de Pandore par excellence. Si des inculpations devaient être prononcées, il est peu probable que le gouvernement Obama ne sorte indemne de la procédure légale et du bain de sang politique qui s’ensuivraient. Si torturer des prisonniers est un crime, assassiner des milliers de personnes à l’aide de missiles tirés par des drones est un crime plus grand encore.

Ni le Times ni les sections de l’élite dirigeante au nom desquelles il parle, veulent que cette crise ne devienne incontrôlable. Surtout, ils craignent une intervention véritablement populaire et massive dans la crise politique en cours.

Mais il n’y a pas d’autre moyen par lequel les droits démocratiques puissent être défendus. En fin de compte, les raisons de la dispute au sein de l’élite dirigeante sont de nature tactique. Cependant, dans la mesure où le conflit reste limité à cette élite, le résultat n’en sera pas plus de démocratie, mais une rupture de plus en plus flagrante avec les procédures démocratiques et une subordination complète des droits démocratiques aux appareils de renseignements policiers et militaires, menant finalement à une sorte de dictature policière et militaire directe.

La tâche de la classe ouvrière n’est pas de s’aligner sur une quelconque fraction de l’élite dirigeante, mais d’intervenir indépendamment, consciente que les attaques contre les droits démocratiques sont motivées par la décomposition et la crise du système capitaliste mondial. Ce dernier est un ordre économique fondé sur une inégalité économique toujours plus grande – la partition de la société en une minorité de super-riches au sommet et la vaste masse de la population qui lutte pour survivre – qui ne peut maintenir des formes démocratiques de gouvernement.

La classe ouvrière doit avancer la revendication de la poursuite en justice de tous ceux responsables des atrocités documentées dans le rapport du Sénat et de ceux responsables des crimes de l’impérialisme américain qui ont continué et se sont même étendus depuis la fermeture des « sites secrets » de la CIA. Cela veut dire non seulement les dirigeants du gouvernement Bush-Cheney, mais les responsables hauts placés aujourd’hui dans l’appareil du renseignement militaire, tels le directeur de la CIA John Brennan (qui faisait lui-même partie de l’appareil de torture sous Bush), les maîtres-espions de la NSA et les criminels de guerre du Pentagone et de la Maison Blanche d’Obama.

(Article original publié en anglais le 23 décembre 2014)

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