Le retour de la « question allemande »

« La question allemande est de retour, » écrivait le New York Times la semaine dernière, c'est-à-dire la question de savoir comment garder le contrôle sur l’Allemagne et comment l’empêcher de dominer l’Europe et de la détruire, comme dans la Seconde Guerre mondiale. De nombreux articles ont paru également dans la presse française, italienne, britannique et américaine accusant Berlin de chercher à dominer l’Europe et de la soumettre à sa discipline.

Le journal conservateur français Le Figaro a écrit que la France traversait une « zone de turbulences antigermaniques » et qu’« une partie de la classe politique française, des souverainistes au Front de gauche, en passant par les socialistes et des membres de Les Républicains, a attaqué l’Allemagne sur son attitude au sein de l’Union européenne ».

La gauche et la droite attaquaient furieusement le « diktat allemand, » écrit Le Figaro qui a lui-même accusé le gouvernement allemand d’imposer à un petit État membre des conditions qui autrefois n’auraient pu être imposées que par la force des armes.

Dans les médias italiens, il était question de torture organisée par l’État et de mégalomanie germanique.

Dans le Financial Times de Londres, Wolfgang Münchau a accusé les créanciers de la Grèce d’avoir « détruit la zone euro que nous connaissons et démoli l’idée d’une union monétaire comme étape vers une union politique démocratique. » Il a ajouté, « par là, ils sont revenus aux luttes nationalistes des puissances européennes du 19e et du début du 20e siècle. »

Dans le Telegraph, le maire de Londres Boris Johnson parlant pour la droite des tories [conservateurs], a accusé « les Allemands » d’avoir produit « un document à couper le souffle par sa candeur et sa brutalité. » Il a ajouté: « Si la Grèce veut rester dans la monnaie unique européenne, Athènes doit se prosterner dans un acte d’abaissement, comme un chien... Ces propositions de Schäuble sont tyranniques. Elles doivent être combattues farouchement. »

Le sociologue Jürgen Habermas a dit au Guardian que le gouvernement allemand avait « perdu au jeu en une nuit tout le capital politique qu’une Allemagne meilleure avait accumulé en un demi-siècle – et par ‘meilleur’ je veux dire une Allemagne caractérisée par une plus grande sensibilité politique et une mentalité post-nationale. »

Menace de Grexit

Ces attaques virulentes visent les conditions humiliantes que l’Allemagne a imposées au gouvernement grec. Berlin n’était pas prêt à accepter une offre de mesures austéritaires drastiques d’Athènes représentant plus de €13 milliards, élaborée en collaboration avec Paris. Le gouvernement Merkel voulait plus: le transfert d’actifs de l’État d’une valeur de 50 milliards d’euros sur un fonds fiduciaire contrôlé par l’Allemagne. Et il a menacé la Grèce de l’exclure temporairement de la zone euro.

L’hebdomadaire d’informations Der Spiegel signale cette semaine que le ministre allemand des Finances, Wolfgang Schäuble, avait délibérément formulé les conditions si durement pour que le gouvernement grec ne puisse pas les accepter, rendant un Grexit inévitable. Schäuble n’avait pas compté avec le fait que le chef du gouvernement grec et leader de Syriza, Alexis Tsipras, capitulerait de toute façon.

L’exclusion de la Grèce de la zone euro était un tabou que Paris et Rome ne voulaient pas voir brisé. Un Grexit créerait un précédent qui changerait entièrement le caractère de l’UE et de la zone euro. Une communauté d’États qui, dans la forme au moins, est basée sur l’unanimité ou la majorité des décisions, serait devenue une alliance lâche dominée par l’Allemagne.

Berlin aurait désormais déterminé qui appartiendrait à la zone euro et qui en serait exclu. Et il aurait accru la pression sur les gouvernements français, italien et d’autres ayant des problèmes budgétaires pour qu’ils se soumettent aux règles allemandes, leur supprimant toute marge de manœuvre politique face à la montée des tensions sociales.

Le président François Hollande s’est pour cette raison présenté après le sommet de l’euro, comme l’architecte d’un « compromis » ayant empêché un Grexit et préservé l’unité de l’Europe, même s’il avait, avec la chancelière allemande Angela Merkel et le président du Conseil européen, Donald Tusk, fait pression sur le premier ministre grec toute la nuit pour qu’il accepte les mesures d’austérité sévères de l’Allemagne.

Le retour de l’Allemagne à la politique de grande puissance 

Le World Socialist Web Site et le Partei für Soziale Gleichheit (Parti d’égalité socialiste PSG) ont mis en garde contre le fait que la classe dirigeante allemande revenait à ses traditions agressives et militaristes.

Une résolution de la conférence du PSG notait en septembre 2014: « Les élites dirigeantes du pays, qui ont déjà par deux fois précipité le monde dans l’abîme, appellent de nouveau à un ‘leadership allemand’ et se préparent à imposer leurs intérêts impérialistes par la violence militaire... Près de 70 ans après les crimes des nazis et la défaite de l’Allemagne dans la Seconde Guerre mondiale, la classe dirigeante allemande adopte, une fois de plus, la politique impérialiste de grande puissance de l’Empire et d’Hitler. »

Le PSG et son organisation étudiante et de jeunesse IYSSE ont été violemment attaqués parce qu’ils avaient publiquement critiqué les politiciens, journalistes et professeurs qui prônent cette politique et la justifient du point de vue idéologique. Ces dernières semaines, les médias ont déclenché une véritable chasse aux sorcières contre l’IYSSE et le blogue ‘Münkler-Watch’ parce qu’ils ont démasqué des professeurs de l’université d’Humboldt, Herfried Münkler et Jörg Baberowski, comme les champions d’une politique allemande de grandes puissance. Cette campagne de dénigrement doit intimider ceux qui osent s’opposer à cette politique et à ses idéologues en Allemagne; ceux-ci rejettent toutes ces critiques comme des chimères et une théorie du complot sans aucun fondement réel.

Mais à présent, le retour de la « question allemande » est devenu une question centrale dans les médias internationaux. Après les événements de ces derniers jours, on ne peut plus nier que les élites dirigeantes du pays recherchent, comme sous l’empereur Guillaume et Adolf Hitler, la suprématie en Europe qui doit permettre à l’impérialisme allemand de jouer le rôle de puissance mondiale.

Le ministre des Finances Schäuble et le politologue Münkler sont parmi les principaux partisans de cette orientation, qui a conduit à des tensions considérables au sein du gouvernement et des partis politiques.

Au parlement, lors du vote sur les mesures de sauvetage de la Grèce, 65 démocrates-chrétiens ont refusé de suivre la chancelière, la plus grande rébellion jamais vue. Leur « non » était un vote pour un Grexit que Schäuble continue à plaider, même s’il soutient officiellement Merkel qui pour l’instant rejette une telle démarche.

Selon des journalistes bien informés à Berlin, la majorité du groupe parlementaire chrétien-démocrate soutient Schäuble. Beaucoup ont voté « oui » seulement parce qu’ils ne voulaient pas mettre en danger la position de Mme Merkel. Le Süddeutsche Zeitung a considéré que le vote était « la fin de l’omnipotence de Merkel, » et dit qu’elle a maintenant en Schäuble « un deuxième chancelier à ses côtés. »

Schäuble veut « une autre Europe, plus efficace, plus disciplinée, » écrit Heribert Prantl dans le même journal. Le but de la menace de Grexit était de « stabiliser la zone euro, faire un exemple de la Grèce et, en même temps, donner une leçon à tous les pays qui ne veulent pas respecter les règles existantes, l’Italie par exemple. »

Notant que le ministre des Finances préconisait depuis un certain temps la création d’un « commissaire de l’UE au budget qui contrôlerait strictement les budgets nationaux, » Prantl décrit la proposition comme « une sorte de dictature démocratique. » Il y « aurait moins de démocratie en Europe, mais cela apporterait plus de discipline à l’UE. » 

Schäuble et ses partisans dans la politique et les médias se battent donc pour une Europe dominée et disciplinée par l’Allemagne et qui sert de tremplin à la politique de grande puissance mondiale de Berlin. Schäuble avait déjà développé cette idée en 1994 dans le soi-disant ‘document Schäuble-Lamers’, sous le titre de « Noyau européen. » À cette époque, il proposait de réduire l’UE à un noyau dur lié à l’Allemagne, autour duquel les autres pays de l’UE seraient vaguement regroupés.

Herfried Münkler favorise également cet objectif. Dans son livre récent « La puissance du milieu » il exige que l’Allemagne assume le rôle de « maître de corvée » de l’Europe un terme qui coïncide avec l’orientation de Schäuble et jouit d’une popularité croissante dans les médias et les milieux politiques.

Münkler a plaidé dans de nombreuses interviews tout récemment en faveur d’un « noyau européen » autour duquel se grouperaient un deuxième et un troisième cercle qui auraient « moins de droits, mais aussi moins d’obligations. » Dans ce noyau, il comprend l’Allemagne, les pays du Benelux, la France et, éventuellement l’Italie.

Les partisans d’une Europe dominée par l’Allemagne considèrent l’imposition de la discipline à la Grèce et à l’Europe comme une condition préalable au rôle de l’Allemagne en tant que puissance mondiale. Jochen Bittner l’a clairement exprimé dans l’hebdomadaire Die Zeit. « Jamais plus, » écrit-il, l’Union européenne ne devait investir « autant d’énergie politique dans un problème relativement mineur » comme la Grèce. Il y avait « des choses plus importantes à faire. » Il devrait y avoir « de l’espace et du temps pour des défis plus importants. » Parmi ceux-ci, il voit « l’effritement des structures de l’État sur le pourtour méditerranéen, un afflux de réfugiés de proportions historiques, un gouvernement russe revanchard... et une course compétitive avec l’Asie. »

Holger Steltzner argumente dans le même sens dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung. « L’incapacité de l’UE à résoudre la crise grecque, » écrit-il, « s’oppose à un argument central du plan de sauvetage qui est la revendication du pouvoir politique de l’Europe dans le monde. » 

Conflit avec les États-Unis

Cette « revendication du pouvoir politique dans le monde » met l’Allemagne en conflit non seulement avec d’autres pouvoirs européens, mais encore avec les États-Unis. Le président Obama et les représentants de l’Administration américaine ont critiqué, à plusieurs reprises, les mesures allemandes d’austérité. Ils ont exhorté Berlin à adopter une attitude plus conciliante envers la Grèce, principalement pour des raisons géostratégiques. Ils craignent que des troubles sociaux en Grèce ne déstabilisent le flanc oriental de l’OTAN et ne place la Grèce sous l’influence de la Russie ou de la Chine.

Mais les tensions entre l’Allemagne et les États-Unis ont des causes plus fondamentales. Les deux pays s’affrontent en tant que rivaux économiques mondiaux. La vitesse à laquelle le ministre allemand de l’Économie, Sigmar Gabriel, s’est rendu à Téhéran – moins d’une semaine après la conclusion de l’accord nucléaire avec l’Iran et à la tête d’une délégation commerciale cherchant à profiter d’un essor attendu des commandes -- montre l’agressivité avec laquelle l’Allemagne défend ses intérêts économiques mondiaux.

Ceux qui critiquent Schäuble en Allemagne – les Verts, le Parti de Gauche, des sections du Parti social-démocrate (SPD) et une minorité de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) – ont simplement des différences tactiques avec le ministre des Finances. Ils craignent qu’un conflit aigu avec la France, l’Italie, la Grande-Bretagne et d’autres pouvoirs européens n’isole l’Allemagne en Europe et donc l’affaiblisse à l’échelle mondiale. Ils considèrent une UE qui fonctionne comme la condition préalable à jouer un rôle de grande puissance à l’échelle mondiale. Ils plaident pour un retour à la politique européenne d’Helmut Kohl, qui a toujours essayé d’assurer la domination allemande en Europe grâce à des compromis politiques ou des concessions financières.

Mais les conditions économiques d’une telle politique n’existent plus. La monnaie commune, à l’origine destinée à attacher l’Allemagne à l’Europe, a eu l’effet inverse. Elle a renforcé la domination économique de l’Allemagne. Une balance des comptes excédentaire de 7,5 pour cent (en hausse) du PIB donne à Berlin un excédent de pouvoir qui fait exploser l’UE dans sa forme ancienne. C’est de plus en plus clair depuis la crise financière mondiale de 2008.

Les rivaux européens de l'Allemagne répondent par des bruits de sabre. Leur critique du gouvernement allemand est en grande partie réactionnaire. Cela vaut non seulement pour les gens de droite comme Boris Johnson et Marine Le Pen, mais aussi pour ceux de la pseudo-gauche comme le chef du Front de gauche en France Jean-Luc Mélenchon.

Ces faux partis de gauche n’en appellent pas à la solidarité internationale de la classe ouvrière, ils attisent le chauvinisme anti-allemand. Ils défendent ainsi les intérêts de leur propre bourgeoisie impérialiste et exacerbent des tensions entre nations qui plongent inévitablement l’Europe dans les affrontements et les guerres, comme ceux de la première moitié du 20e siècle, une catastrophe qui ne peut être empêchée que par l’unification de la classe ouvrière européenne sur la base d’un programme socialiste révolutionnaire.

(Article paru d'abord en anglais le 22 juillet 2015)

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