Perspectives

La fin de la démocratie en Grande-Bretagne

On ne recommanderait habituellement pas aux travailleurs et aux jeunes de lire Hansard, la transcription officielle des débats parlementaires britanniques. Mais la transcription des débats de lundi dernier, intitulée «Syria: Refugees and Counter-terrorism» (Syrie: Réfugiés et contre-terrorisme), est une exception.

Le 7 septembre, le premier ministre de la Grande-Bretagne, David Cameron, a informé le parlement qu'il avait autorisé quelques mois plus tôt le meurtre extrajudiciaire de trois citoyens britanniques en Syrie.

Reyaad Khan, 21 ans, Ruhul Amin, 26 ans, et une troisième personne qui n'a pas été nommée ont été tués dans une attaque par drone de la Royal Air Force à Racca le 21 août. Trois jours plus tard, un autre citoyen britannique, Junaid Hussain, 21 ans, était tué lors d'une frappe par drone américaine, a affirmé Cameron.

La déclaration du premier ministre est sans précédent. Pour la première fois de l'histoire moderne, en dehors du contexte d'une guerre, un chef de gouvernement ne fait pas qu'admettre, mais se vante d'avoir autorisé l'assassinat de citoyens britanniques.

Malgré tout, cette révélation – sinistre dans toutes ses ramifications juridiques et politiques – n'a suscité aucune réaction, et encore moins d'opposition, de la part de ceux qui étaient présents.

La dirigeante par intérim du Parti travailliste, Harriet Harman, a remercié le premier ministre de l'avoir informée plus tôt dans la journée, lui demandant uniquement s'il pouvait «confirmer qu'il s'agit de la première fois que cela a été fait dans l'époque moderne?» et si l'avis juridique du ministre de la Justice sanctionnant l'attaque allait être publié.

Cameron a confirmé à l'«honorable et bien renseignée députée» que le recours au meurtre d'État constituait, en effet, «un nouvel écart» à la norme, un écart que «nous répéterons...»

Pas même cette réponse menaçante n'a suscité de réaction de la part de l'opposition. Angus Robertson (Parti national écossais) a seulement critiqué le fait que «l'on n'avait pas fait connaître la déclaration d'avance», tandis que Caroline Lucas (Parti vert) a réagi comme si rien de particulièrement important n’était survenu.

De la même façon, le candidat «de gauche» à la direction du Parti travailliste, Jeremy Corbin, a prudemment évité de faire référence aux révélations extraordinaires du premier ministre. Son silence est mille fois plus révélateur que ses âneries démagogiques et indique combien Corbyn fait aussi bien partie de «l'État dans l'État» que ceux auxquels il prétend s'opposer.

Cette scène est d'autant plus grotesque qu'elle se déroule l'année du 800e anniversaire de la Grande Charte (Magna Carta), qui a tout récemment fait l'objet d'une importante exposition commémorative à la bibliothèque nationale du Royaume-Uni, la British Library.

La Grande Charte de 1215 a défini des limites aux pouvoirs répressifs de l’État et a affirmé les droits juridiques fondamentaux des citoyens: «Aucun homme libre ne sera arrêté, ni emprisonné ou dépossédé de ses biens, ou déclaré hors-la-loi, ou exilé, ou lésé de quelque manière que ce soit, pas plus que nous n’emploierons la force contre lui, ou enverrons d’autres pour le faire, sans un jugement légal de ses pairs ou selon les lois du pays.»

Le contenu universel de la Charte devait trouver une expression politique, intellectuelle et constitutionnelle dans la Guerre civile anglaise (1641-1649), le Siècle des Lumières et les Révolutions américaines et françaises au 18e siècle. À travers d’immenses soulèvements politiques et sociaux, le concept des «droits de l’homme» inaliénables contre les décrets exécutifs a été établi comme la caractéristique essentielle qui sépare la gouvernance démocratique de la dictature militaire et de l'État policier.

Bien sûr, la bourgeoisie britannique a régulièrement violé ce principe. Elle a une longue et sanglante histoire, particulièrement en Irlande. Mais, même dans ce pays, sa politique meurtrière était faite sous couvert et toujours officiellement niée.

Ce n’est plus le cas. Le lundi 7 septembre, Cameron a orchestré l’équivalent d’un cambriolage à la British Library et a aspergé la Charte d'essence, pendant que son auditoire regardait en acquiesçant en silence.

Les références du premier ministre à la planification «méticuleuse» qui a précédé l’attaque par drone et à l’attente du «meilleur moment» pour frapper réfutent l’affirmation selon laquelle ses actions étaient motivées par le désir de protéger le public britannique contre une menace terroriste imminente.

Mais, même si les allégations contre Khan et Amin étaient véridiques, cela ne changerait rien au fait que le meurtre sans pitié et extralégal d’un citoyen est un acte passible de destitution, un «crime et délit majeur».

La peine de mort a été abolie au Royaume-Uni en 1965. Si le nom de tous ceux qui apparaissent sur une photo avec un fusil ou qui font de la propagande contre la politique britannique peut être inscrit sur une «liste d’assassinat» – sans qu'aucune accusation ne soit présentée, et sans parler d’un jugement de la cour pour confirmer ces accusations – à la discrétion d’une poignée de ministres et de leurs espions, que reste-t-il des procès en bonne et due forme? Qui sera le prochain? Il n’y a absolument aucune raison de croire qu’un tel gouvernement n'utilisera le meurtre qu'à l’extérieur des frontières du Royaume-Uni.

Ce n’est pas du tout un phénomène national. La politique d’assassinat ciblée, qui a commencé en Israël, fait maintenant partie d’une tendance internationale dans laquelle les gouvernements entrent en compétition pour déterminer qui a le plus d'assassinats et la méthode la plus efficace. Des États-Unis jusqu’à la France et maintenant la Grande-Bretagne, la responsabilité exécutive est redéfinie comme la disposition à approuver le meurtre d’État.

Sous le couvert de la «guerre contre le terrorisme», la doctrine de guerre préventive a évolué dans celle de la torture préventive et maintenant du meurtre préventif.

Il n’y a pas de mur qui sépare les actions de la bourgeoisie outremer et ce qu’elle fera au pays. L’assaut sur les libertés civiles en Grande-Bretagne, incluant la surveillance étatique omniprésente, a été accompagné d’une politique du «tirer pour tuer» qui a coûté la vie à un travailleur brésilien innocent, Jean Charles de Menezes, dans le métro londonien en juillet 2005.

Il y a un parallèle au 20e siècle avec cette situation: la «Nuit des longs couteaux» d’Hitler, qui a pris place entre le 30 juin et le 2 juillet 1934. L’aspect choquant de ces événements n’était pas simplement la disposition du régime nazi à assassiner ouvertement ses opposants politiques, mais aussi l’acceptation d’une telle criminalité officielle par l’establishment politique allemand. C'est dans le contexte de ces événements sanglants que Carl Schmitt, le «juriste de la couronne» du Troisième Reich, a proclamé le concept pseudo-légal de «l’état d’exception», qui libérait l’exécutif de toute restriction juridique et qui faisait de la violence, de la torture et du meurtre, la norme.

Aujourd’hui, le capitalisme mondial est une fois de plus embourbé dans la crise économique et les inégalités sociales atteignent de sinistres proportions. Tout comme dans les années 1930, la réponse de la bourgeoisie à la menace politique posée par une classe ouvrière agitée et en colère est de se tourner vers la dictature.

(Article paru en anglais le 10 septembre 2015)

 

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