Perspectives

L’inégalité sociale et la désintégration de la classe moyenne américaine

Les implications des changements dans la vie sociale américaine indiqués par l’étude récemment publiée du Pew Research Center sur la forte baisse du nombre des ménages à revenu moyen sont énormes. L’étude a révélé que, selon la définition du Pew, les ménages à revenu intermédiaire ne constituaient plus, pour la première fois, une majorité de la société américaine.

Les chiffres sont remarquables. La part de la richesse nationale revenant aux ménages à revenu intermédiaire, indique l'étude, était de 43 pour cent en 2014 alors qu’elle était de 62 pour cent en 1970. La richesse médiane des ménages à revenu moyen a diminué de 28 pour cent au cours des quinze dernières années. La part de revenu allant aux ménages à revenu supérieur est passée de 29 pour cent à 49 pour cent sur ​​la même période.

Le rapport Pew n’est que la dernière d'une suite d'études pointant le fossé de classe morbide de la société américaine. L'économie américaine s’est transformée totalement au profit de l'aristocratie financière patronale dans les quatre dernières décennies. Seuls les très, très riches ont prospéré. L'Amérique est maintenant une véritable ploutocratie.

La grande majorité de la population a connu une détérioration incessante de ses revenus, allocations et conditions de vie.

Les plus pauvres ont le plus souffert. Beaucoup survivent avec presque rien. En Amérique, une personne sur 50 n'a pas de revenu du tout et dépend de coupons alimentaires. Cinquante millions de personnes sont, sur base annuelle, en situation d'insécurité alimentaire. Quinze millions de personnes aux États-Unis gagnent $10 de l'heure ou moins. En termes de pouvoir d'achat, le revenu annuel d'un salarié au salaire minium a diminué de 32 pour cent depuis 1968.

Une «journée de travail à salaire équitable» et un «emploi décent» sont, pour la plupart, choses du passé. Les travailleurs de l'industrie, syndiqués ou non, ont été durement frappés ces dernières décennies. L'expérience des travailleurs de l'automobile, dont le salaire à l’embauche a été réduit de moitié et les prestations démolies, est l’expression d’un processus général.

Une part importante de ce qu’on considérait autrefois comme une classe moyenne américaine solide fait face, comme le suggère l’étude, à une pénurie et une précarité de plus en plus grandes: cadres, administrateurs, techniciens, professionnels de la santé, ouvriers de la haute technologie et employés de bureau en tout genre.

Voilà quelques exemples de catégories socioprofessionnelles parmi les mieux loties autrefois:

La Coalition sur le personnel éducatif rapporte que dès 2009, 75 pour cent du personnel éducatif de près de 1,8 million dans l’enseignement supérieur des cursus de deux et quatre ans aux États-Unis « ont été embauchés comme vacataires sans titularisation ... Bien que la plupart des professeurs dans ces postes détienne un diplôme masters ou plus et presque tous ont au moins le baccalauréat, leur rémunération ne correspond en rien à leur formation ».

Un commentateur fait référence à « la prolétarisation croissante des carrières de juristes ». Il poursuit: « Peu à peu, le professionnel dans la tradition libérale quitte la scène. Le professionnel du droit est de plus en plus un employé – de l'Etat comme juge, procureur ou avocat commis d’office, d’une grande entreprise, ou d’un cabinet d’avocats ». Un autre parle « de perte d’autorité politique, économique et culturelle » chez les médecins.

L'élite dirigeante aux Etats-Unis et ses apologistes des médias et des syndicats ont colporté depuis les années 1950 le mythe de la « grande classe moyenne américaine ». Cela faisait partie de la lutte contre l'influence du socialisme. Un commentateur culturel a noté que le fait que la classe moyenne américaine était large et continuerait à grandir « a été l'une des réussites les plus fières de la nation» et était «également une arme contre le communisme ».

À l’apogée de la prospérité du capitalisme américain, une foule d'observateurs superficiels et intéressés proclamèrent l'échec du marxisme. Ben Wattenberg, auteur et commentateur associé aux principaux politiciens démocrates des années 1960 et 1970, affirma d'un air suffisant que contrairement à Marx, «la classe ouvrière américaine ... est devenu la classe moyenne ».

Stewart Alsop, un chroniqueur de Newsweek, commenta en 1969, «Quelque chose est arrivé dans ce pays qui, comme tout bon marxiste vous le dira, ne peut pas arriver ... le prolétariat est devenu bourgeois ».

Ce raisonnement, bien sûr, était également la base de la politique de protestation de la «nouvelle gauche» et reste l’ingrédient de base de la pseudo-gauche aujourd'hui.

L'argument que l'Amérique était une société dominée par la classe moyenne a toujours été un mensonge, même au plus fort du boom d'après-guerre, et dissimulait la dureté de la lutte de classe. De telles affirmations sont à présent mises à nu par le cours de l'évolution sociale.

Les marxistes ont depuis longtemps analysé ces évolutions et prévu leurs conséquences. Il y a 17 ans, le 21 décembre 1998, en réponse à la procédure de destitution de Bill Clinton, la rédaction du World Socialist Web Site publiait une déclaration, « Est-ce-que l’Amérique glisse vers la guerre civile? » La déclaration faisait valoir que la crise à Washington venait « d'une interaction de processus politiques, sociaux et économiques complexes », et que la démocratie bourgeoise « se désagrégeait sous le poids de contradictions accumulées, de plus en plus insolubles ».

Le comité de rédaction pointa, avant tout, «la prolétarisation de vastes couches de la société américaine, la dégradation de la taille et de l'influence économique des classes moyennes traditionnelles et la croissance de l'inégalité sociale, reflétée dans les disparités stupéfiantes dans la distribution tant des richesses que des revenus ». Un grand nombre « de cols blancs, de cadres supérieurs et moyens ont été touchés par la réduction des effectifs et la restructuration des entreprises, par l’érosion dramatique de leurs salaires, de leurs avantages sociaux et de la sécurité de leur emploi ».

La déclaration poursuivait: « Le degré d'inégalité sociale sans précédent engendre pour la société des tensions formidables. Il y a un vaste fossé entre les riches et les masses laborieuses, à peine mitigé par une classe moyenne. Les couches intermédiaires qui faisaient autrefois fonction de tampon social et constituent la principale base de soutien de la démocratie bourgeoise, ne peuvent plus jouer ce rôle ».

Cette analyse était absolument correcte et les deux décennies et demies d’appropriation toujours plus grande de la richesse nationale par la fraction supérieure des super-riches sous les gouvernements Bush et Obama n’ont fait que donner plus d’âpreté et de férocité à ces «formidables tensions».

Ces changements socio-économiques sismiques ont, de façon objective et décisive, sapé le fondement de la démocratie bourgeoise. Dire qu'une classe moyenne stable est le fondement nécessaire de tout système parlementaire est un lieu commun.

Dans le cadre du délitement général, l'élite dirigeante américaine a elle-même subi une transformation. Elle dépend de plus en plus, pour sa richesse et ses privilèges, de l'escroquerie financière et de la manipulation. Une partie relativement faible de la classe moyenne supérieure a elle aussi bénéficié de la manne du marché boursier et d'autres formes de parasitisme.

L’élite dirigeante et ses représentants politiques des deux grands partis, déterminés quoi qu’il en coûte à défendre chaque centime de leur bien mal acquis, ont été de façon spectaculaire vers la droite. L'establishment américain, parfois ouvertement, parfois plus discrètement, travaille activement à établir une dictature policière. Cette poursuite réactionnaire va de pair avec le militarisme et une politique de guerre sans fin sur toute la planète.

La montée d'une composante fasciste est personnifiée par l’ignorant-milliardaire Donald Trump. Sa xénophobie et sa démagogie populiste occasionnelle font partie d'une tentative de conduire l'indignation et les craintes de sections désespérées et instables de la petite bourgeoisie en particulier dans une direction profondément réactionnaire. L'émergence d'une telle tendance est un avertissement sérieux à la classe ouvrière contre laquelle ses coups seront finalement dirigés.

La polarisation de la société américaine en une élite fabuleusement riche d’un côté et en larges sections de la population dépendant d'un salaire (au mieux) de l’autre, annonce des luttes convulsives. Les statistiques du Pew et tous les chiffres sur l'inégalité sociale grandissante mènent à cette réalité politique incontournable: il n'y a pas de solution réformiste à la crise du capitalisme américain.

La putréfaction du capitalisme américain produit non seulement des Trump et des Carson, ou encore des Obama, elle prépare une révolte de masse de la population laborieuse. Ce qui devient une rébellion ouverte des ouvriers de l'automobile contre les entreprises et le syndicat, derrière lesquels se tient l'Etat, fait partie du même moment historique. La bourgeoisie propose la pauvreté, la dictature et la guerre. La classe ouvrière trouvera par la révolution une issue hors de son impasse.

(Article paru en anglais le 12 décembre 2015)

 

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