Le gouvernement espagnol se sert des attentats de Paris pour s’en prendre aux libertés civiles

Le premier ministre espagnol Mariano Rajoy a participé, aux côtés d’autres chefs d’Etat, à la marche officielle organisée à Paris en défense de la « liberté d’expression » le dimanche 11 janvier, suite à l’attentat terroriste contre Charlie Hebdo,

Sa présence là était un comble d’hypocrisie. En tant que ministre de la Justice (1996-2004) du gouvernement droitier de José María Aznar (Parti Populaire, PP), Rajoy avait interdit deux journaux basques. Il dirige actuellement un autre gouvernement du PP qui profite de la moindre occasion pour réprimer les droits démocratiques.

Le PP s’est servi de l’attentat parisien pour faire adopter de nouveaux amendements à deux textes de lois actuellement soumis au congrès: la Loi de sécurité citoyenne et le Code de procédure pénale (CPC). Rajoy a convoqué une réunion au « plus haut niveau » avec le Parti socialiste (PSOE), le principal parti d’opposition, pour parvenir à un accord sur les modifications proposées.

Un amendement à l’article 573 du CPC vise à punir « d’une peine d’emprisonnement d’un à huit ans tous ceux qui accèdent tous les jours ou régulièrement aux services de communication en ligne ou qui se procurent ou possèdent des documents qui visent ou qui, en raison de leur contenu, conduisent à inciter d’autres à décider de rejoindre une organisation ou un groupe terroriste. »

En d’autres termes, quiconque accède à des sites Internet qui sont considérés soutenir le terrorisme pourrait se retrouver en prison.

C’est n’est là que l’un des changements apportés par le gouvernement PP à la CPC. Un autre changement, préparé avant les attaques, légitimera la surveillance de masse. La police et les services de sécurité seront en mesure d’écouter les téléphones portables et d’intercepter des communications électroniques sans l’autorisation d’un juge, d’utiliser de fausses identités sur l’Internet et de poser des dispositifs électroniques de surveillance. Ils pourront collecter sans leur consentement ou celui d’un juge et sans présence d’un avocat l’ADN de personnes arrêtées et installer un logiciel pour extraire de l’information d’un ordinateur personnel. Les circonstances dans lesquelles cela sera permis sont tellement floues qu’on pourra l’appliquer à n’importe qui.

Le gouvernement est en train de faire adopter la Loi de sécurité citoyenne, communément appelée « loi bâillon », qui représente l’attaque la plus vaste contre les droits démocratiques depuis la dictature du général Francisco Franco qui dura de 1939 à 1977.

Avec cette loi, rejetée par 82 pour cent des Espagnols, le gouvernement essaie d’empêcher et de réprimer les manifestations de masse échappant au contrôle des partis de l’establishment ou la bureaucratie syndicale.

Le gouvernement utilise aussi les attentats de Paris pour imposer une autre loi qui autoriserait le ministère de l’Intérieur à compiler les données des passagers aériens. L’Espagne est en train de discuter avec d’autres Etats européens la mise en œuvre de cette base de données identique à celle existant déjà aux Etats-Unis, au Canada et en Australie.

L’Espagne prépare cette loi depuis décembre 2013 mais elle avait été reportée en raison de l’opposition de la Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures liée au parlement européen, qui a jugé qu’elle violait les droits civiques des passagers aériens.

La nouvelle base de données, introduite également dans d’autres pays européens, comprendra plus que les informations apparaissant sur les passeports: date de réservation du vol; date prévue du voyage; itinéraire complet du voyage; numéro de téléphone et adresse électronique du passager; mode de paiement (espèces ou carte de crédit); fréquence de ses déplacements; agence qui a traité les billets; données d’embarquement du passager; annulation du voyage; nombre de sièges occupés dans l’avion; s’il voyage seul ou accompagné et s’il a enregistré ou non des bagages. La police pourra accéder à toutes ces données.

Le jour même où Rajoy défilait à Paris soi-disant pour défendre la liberté d’expression, le juge de la Cour suprême Javier Gómez Bermúdez autorisait le dépôt d’une plainte pénale contre l’humoriste espagnol Facu Díaz par l’association de victimes du terrorisme Dignité et Justice, organisation étroitement alignée sur les tenants de la ligne dure au PP.

Durant son spectacle comique d’octobre, Díaz était apparu, dans un sketch télévisé de trois minutes et demi, déguisé en membre cagoulé du groupe séparatiste basque ETA, mais avec en toile de fond des logos du PP. L’humoriste avait alors annoncé que le PP allait se dissoudre en raison des centaines de cas de corruption liés au parti.

Le gouvernement a été aidé et soutenu par les médias qui ont contribué à susciter un climat d’islamophobie dans le but d’imposer ces mesures antidémocratiques.

Au lendemain de la mort, lors d’un assaut, des responsables de l’attaque contre Charlie Hebdo, Saïd et Chérif Kouachi, le quotidien droitier ABC a publié à la Une un article intitulé, « La vengeance de la France ».

Le journal pro Parti socialiste El País s’est lourdement engagé dans cette campagne raciste. L’historien Antonio Elorza y a écrit un article où il déclare que les attentats de Paris n’avaient rien à voir avec « l’impérialisme, les humiliations, etc. » En réalité, écrit-il « nous devons reconnaître que le terrorisme djihadiste répond à une idéologie basée sur les textes sacrés de l’islam. »

Un autre article d’opinion, « L’extrême Sud de la Catalogne contrôlé par les imams, » de Valentí Puig, reproche aux musulmans d’aggraver la « surcharge » du système de santé et d’éducation espagnol en faisant venir leurs familles et une improvisation excessive de la discrimination positive en matière de logement et de subventions alimentaires aux établissements scolaires. « Il est possible », déclare Puig, « que la Généralité [Generalitat de Catalogne, le gouvernement régional] ait été plus occupée à « catalaniser » les immigrants musulmans qu’à contribuer à résoudre le dilemme que la Catalogne partage avec l’Espagne et la plus grande partie de l’Europe… Ceci dépasse la pauvreté ou le ressentiment social parce qu’en réalité, c’est une déclaration de guerre de l’islam à l’Occident. »

Le vice-directeur d’El País, Luis Prados, se plaint de l’absence de protestations de masse en solidarité avec la France face aux attentats, alors que, dit-il, l’Espagne, pays où des milliers de gens avaient protesté spontanément l’an dernier contre le meurtre du chien de l’infirmière atteinte par le virus Ebola, avait elle aussi subi des attaques terroristes, une dictature. Il a conclu en disant, « Il est tragiquement frappant, en fin de compte, que les Espagnols semblent accorder si peu de valeur à la liberté. »

Contrairement à ce qu’affirme Prados, les travailleurs et les jeunes ont à maintes reprises montré qu’ils étaient prêts à s’opposer à l’attaque des libertés civiles, comme lors des protestations de masse contre l’actuelle Loi de sécurité citoyenne.

Les travailleurs espagnols se rappellent très bien comment, le 11 mars 2004, un PP dirigé par le premier ministre José María Aznar avait tenté de se servir des attaques d’al-Qaïda à Madrid pour en accuser l’ETA et détourner l’attention de ce que beaucoup considéraient comme une conséquence de la décision d’Aznar de soutenir en 2003 la guerre des Etats-Unis en Irak, à laquelle s’opposaient 90 pour cent de la population.

Selon une étude réalisée par le Real Instituto Elcano, un groupe de réflexion aligné sur la politique étrangère espagnole, seuls 45 pour cent soutiennent la participation de l’Espagne à la guerre contre l’EI au Moyen-Orient. Félix Arteaga, principal analyste de cet institut, est contraint d’admettre que même cette estimation est « très élevée si l’on tient compte de la singularité de la culture stratégique espagnole, » c’est-à-dire le sentiment antimilitariste généralisé.

L’actuel encouragement de l’islamophobie par les médias, en particulier par El País qui depuis le passage à la démocratie bourgeoise après la dictature fasciste de Franco, s’était des décennies durant présenté comme un journal progressiste, est le signe d’une crise profonde du régime capitaliste et d’un virement à droite de la politique espagnole et européenne.

L’establishment politique espagnol, n’ayant pas réussi à provoquer une xénophobie de masse et à faire des immigrants le bouc émissaire pour la crise capitaliste dans la classe ouvrière, cherche à inverser la situation. Se débattant avec un chômage de 24 pour cent (53 pour cent pour les jeunes) et avec une pauvreté touchant un quart de la population, il profite des attentats de Paris pour légitimer des mesures d’Etat policier dans le but d’imposer encore plus d’austérité à la classe ouvrière.

(Article original paru le 17 janvier 2015)

Loading