Hollande, les Clinton et l'impérialisme en Haïti

Dans son livre Les Jacobins noirs, une histoire de la révolution haïtienne contre la France, C.L.R. James écrit que «les esprits honnêtes et les grands empires s'accordent mal». On n'a pas à regarder bien loin aujourd'hui pour trouver en Haïti les esprits malhonnêtes de l'empire: le président français François Hollande et les représentants de Washington et Wall Street, Bill et Hillary Clinton.

Comme ses homologues américains, Hollande est un pourvoyeur d’impérialisme des «droits de l’homme» et c’est justement ce qu’il a apporté aux Caraïbes la semaine dernière. Sa visite en Haïti, la première visite officielle d’un président français depuis la révolution de 1804, était une démonstration flagrante de cynisme.

Hollande s’est d’abord arrêté sur l’île de la Guadeloupe, qui demeure une possession de la France, pour l’inauguration d’un musée consacré à l’histoire de la traite des esclaves. Cet ouvrage commémoratif, a-t-il affirmé, «dira au monde entier que la lutte pour la dignité humaine n’est pas terminée». Le président français, dont le gouvernement a été le fer de lance des guerres illégales en Libye et en Syrie et a fourni des chasseurs au gouvernement meurtrier d’al-Sisi en Égypte, n’est pas en position de faire la morale à qui que ce soit sur la dignité humaine.

Certains s’attendaient que lors de sa visite en Haïti, Hollande aborderait la question des réparations de la France pour les énormes paiements de dette qu’elle a imposés à Haïti après la révolution de 1804 ainsi que pour l’esclavage lui-même (ce à quoi il s’était opposé en 2013 en affirmant que le «rôle funeste» de la France ne pouvait «faire l’objet de marchandage»). Mentionnant le droit des Haïtiens à la démocratie, Hollande a indiqué clairement que le but de sa visite était de favoriser les intérêts commerciaux de la France.

«Le développement est indispensable à la démocratie», a-t-il déclaré, après avoir annoncé la mise sur pied d’une commission qui discutera des occasions d’affaires des sociétés françaises par l’extraction de profits des travailleurs super exploités du pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental. «Rien ne sera laissé pour compte dans ce développement», a-t-il lancé.

Ce n’est pas seulement la main-d’œuvre bon marché qui attire les États-Unis et la France en Haïti, mais aussi les ressources minières (malgré l’absence d’un droit effectif sur l’exploitation minière), la possibilité de détourner le pays du pétrole vénézuélien et l’occasion pour les compagnies de croisière et hôtelières de faire des profits. Avant qu’il ne soit forcé de démissionner en décembre, le gouvernement haïtien du premier ministre Laurent Lamothe avait annoncé qu’il participait à la mise sur pied d’un complexe touristique qui allait avoir son propre terrain de golf et aéroport (idéal pour la jet-set multimillionnaire qui ne verrait jamais rien du reste du pays). Les 60% d’Haïtiens qui vivent avec moins de 2 dollars par jour seraient gardés à l’écart des riches par des forces de sécurité privées, des soldats de l’ONU ou la Police nationale d’Haïti.

Dans son livre Hard Choices, Hillary Clinton utilise le même langage qu’Hollande pour décrire l’attitude des États-Unis envers Haïti quand elle était secrétaire d’État: «Il était logique de recentrer notre approche sur le développement afin de mieux exploiter les forces du marché.»

Clinton décrit le Parc industriel de Caracol, construit dans le nord d’Haïti avec du financement d’USAID (Agence américaine pour le développement international), comme un hommage à la «croissance économique soutenue». Elle vante «son usine moderne de traitement des eaux usées, son nouveau réseau électrique qui dessert pour la première fois les villages avoisinants ainsi que ses nouvelles maisons, écoles et cliniques.»

En réalité, le parc industriel est construit sur des terres agricoles fertiles d’où ont été évincés les fermiers par le gouvernement et il menace de polluer les peuplements de palétuviers dont dépendent les pêcheurs locaux.

Le 8 mai, le quotidien The Guardian rapportait que des manifestations avaient éclaté en raison de la colère populaire «parce que l'électricité générée par la centrale de 10 mégawatts de Caracol n'alimentait toujours pas certains des villages avoisinants». Le journal a aussi rapporté que deux conteneurs appartenant au fabricant de vêtements coréen Sae-A Trading Co Ltd avaient été «saisis» et qu'un «casque bleu de l'ONU chilien avait été abattu».

Sae-A, le seul locataire corporatif du parc industriel jusqu'à maintenant, embauche un peu moins de 5500 Haïtiens. Quelque 60.000 emplois avaient été promis par les Clinton et le gouvernement d'Haïti au début du projet. Jonathan Katz – un journaliste qui avait joué un rôle essentiel pour localiser la source de l'épidémie de choléra de 2010 chez des soldats de l'ONU provenant du Népal – note que la construction de Caracol a coûté 55.000 $ par emploi créé jusqu'à maintenant, soit «30 fois plus par emploi que le salaire annuel moyen d'un employé de Sae-A». Sea-A a transféré ses opérations du Guatemala vers Haïti en raison d'un conflit syndical là-bas, mais aussi parce qu'on lui avait promis «des exonérations fiscales, une franchise de douane vers les États-Unis, un vaste bassin de main-d’œuvre à bon marché, des ateliers, une centrale électrique et un nouveau port», selon le New York Times.

Le Times rapporte qu’Hillary Clinton et son chef de cabinet, Cheryl Mills, ont «convoqué» les responsables de Sae-A à l’ambassade américaine à Séoul durant une visite officielle au cours du printemps 2010. Woong-ki Kim, le président de Sae-A, a considéré pendant des années la possibilité d’établir une usine à Haïti, mais il a finalement reculé devant la hausse prévue du salaire minimum de 3,75 à 5 dollars par jour.

Bien que Caracol soit vanté comme un moyen de rétablir l’économie après le séisme de 2010 – son emplacement ayant été choisi en partie dans le but de déplacer les travailleurs loin du sud du pays qui avait été dévasté – l’exploitation de la main-d’œuvre bon marché haïtienne pour l’industrie du textile n’est pas chose nouvelle. La loi adoptée par les États-Unis pour encourager les investissements dans le pays caribéen, HOPE I (Haitian Hemispheric Opportunity through Partnership Encouragement Act), et son extension HOPE II, autorisent les importations sans tarifs douaniers à partir d’Haïti. Les deux lois ont été votées lorsqu’Hillary Clinton était au Sénat.

Après que Clinton soit devenue secrétaire d’État, un câble diplomatique envoyé de l’ambassade américaine en avril 2009 pour préparer sa visite indiquait qu’ «un autre message clé sera de souligner l’importance d’assurer qu’on rende disponibles l’espace industriel et l’infrastructure pour les investisseurs, et que le climat d’entreprise et d’investissement général doit s’améliorer afin que les investisseurs saisissent les opportunités créées par HOPE 2».

Évidemment, Clinton n’était pas seule dans ce travail. Un télégramme de février 2010 provenant du Département d’État divulgué par WikiLeaks détaillait une visite après le tremblement de terre de douze sénateurs et représentants qui étaient tous démocrates, à l’exception d’un seul. La Présidente de la Chambre des représentants d’alors, Nancy Pelosi a maquillé le sens de ses propos mais, sur un ton menaçant digne de la mafia, elle a dit au président René Préval que «nous aimerions entendre qu’Haïti se dirige ailleurs. Si tel est le cas, vous recevrez encore plus de soutien, et nous voyons cela comme une opportunité de vous être encore plus utile».

Lors de ce même voyage, un accord de tutelle pour les dons provenant de l’étranger a été signé, et peu de temps après, Bill Clinton a été nommé vice-président de la Commission intérimaire pour la reconstruction d'Haïti

Au début du mois, Jonathan Katz a rédigé dans Politico un long rapport sur la complexité et le caractère secret de l’implication de Clinton en Haïti. Il écrit: «Il y a la Fondation Clinton, qui a envoyé 36 millions de dollars en Haïti depuis 2010, mais aussi les 55 millions dépensés par l’entremise du Fonds Haïti Clinton-Bush, puis les 500 millions en engagements faits à travers l’organisme Clinton Global Initiative’s Haiti Action Network. Du côté d’Hillary, il y a sa propre diplomatie, le Bureau du Département d’État du coordonnateur spécial d’Haïti, puis l’ambassade américaine à Port-au-Prince, ainsi que l’Agence de Développement international américain, dont l’administrateur se rapportait à elle».

Certaines des activités des Clinton ont été purement vénal, telle que l’implication de Bill Clinton dans un luxueux hôtel Marriott de Port-au-Prince, pour lequel il a recruté comme investisseur le PDG de Digicel, Denis O’Brien.

Il y a eu de nombreuses manœuvres politiques réactionnaires. Katz résume comment, lors de la course présidentielle de 2012, Hillary Clinton est venue en aide à Michel Martelly – un ancien partisan de la dictature brutale des Duvalier qui dirige actuellement par décret après son refus de s’entendre avec le Sénat haïtien sur une loi électorale. Lors du premier tour de scrutin, Martelly s’est trouvé au troisième rang et ne s’est pas qualifié pour le tour suivant. Katz décrit comment Clinton a rencontré les trois premiers candidats et a ensuite «confronté un Préval récalcitrant». Le deuxième candidat, Jude Célestin, a ensuite abandonné la course et Martelly a remporté le deuxième tour d’une élection avec un taux de participation de seulement 23 pour cent.

Dans son essai, Katz note qu’ «au cours du siècle dernier, ce sont les Américains et non les Français qui ont remodelé à maintes reprises le paysage politique à Haïti». L’intervention de Hollande marque un point tournant dans cette histoire, l’élite dirigeante française revenant sur la scène de certains de ses crimes les plus abominables. Dans Hard Choices, Clinton écrit du prédécesseur d’Hollande, Nicolas Sarkozy, qu’il «était déterminé à réaffirmer la place de la France comme puissance mondiale de premier ordre et qu’il était impatient d’assumer une plus grande responsabilité internationale, ce que j’ai pu constater en Libye».

Même si les impérialismes français et américain peuvent bien avoir un conflit d’intérêts en Haïti, ils sont tous deux d’implacable ennemis des travailleurs et paysans haïtiens.

(Article paru d'abord en anglais le 18 mai 2015)

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