Sanders et la feinte vers la gauche de la politique capitaliste

Quatre jours avant la première élection de la primaire présidentielle, Bernie Sanders, le prétendu « socialiste démocratique», avait dans le New Hampshire une avance de plus de 15 pour cent sur la favorite pressentie à l’investiture démocrate, l’ancienne secrétaire d’État Hillary Clinton.

Le premier sondage national pris après l’arrivée presque à égalité de Sanders et Clinton dans l’Iowa, a montré que le sénateur du Vermont avait fait un bond à l’échelle nationale et qu’il était juste derrière Clinton (42 contre 44 pour cent). Si cela se confirme dans les prochains sondages, ce serait le signe d’un changement remarquable de sentiment politique par rapport à il y a trois mois où Clinton battait encore Sanders 61 contre 30 pour cent.

Le soutien croissant pour Sanders signale un changement radical dans l’environnement politique aux États-Unis et par conséquent dans le monde. Il est d’autant plus remarquable dans un pays où les idées socialistes ont été supprimées et exclues du discours politique officiel pendant trois quarts de siècle.

Ces trois dernières décennies en particulier ont vu baisser de façon extraordinaire le niveau de la culture politique, même par rapport aux normes de la politique américaine. L’environnement politique a été tout à fait stagnant, dominé par une glorification incessante de la richesse et par l’exclusion de tout ce qui ressemble à une véritable opposition. Chaque discours présidentiel sur l’État de l’Union, y compris celui du président Obama le mois dernier, comprenait l’assurance inévitable que les choses allaient bien en Amérique.

Les grands médias ont perfectionné l’art de créer une opinion publique artificielle sans aucun rapport avec les vrais sentiments de la grande majorité de la population et d’utiliser ensuite ce prétendu consensus public pour justifier la politique réactionnaire de la classe dirigeante. Le large soutien à Sanders et la crise de la campagne de Clinton, prétendument imbattable, ont pris l’ensemble de l’establishment politique et médiatique par surprise et ont mis en évidence le caractère frauduleux de ce qui passe pour l’opinion publique.

Particulièrement remarquable est la radicalisation chez les jeunes, qui s’étaient rangés à 84 pour cent du côté de Sanders, contre14 pour cent à Clinton, dans les ‘caucus’ de l’Iowa. Sanders mène devant Clinton par des écarts similaires chez les votants probables de 30 ans et moins aux primaires démocrates du New Hampshire, selon les sondages les plus récents.

Catherine Rampell, auteure de chroniques au Washington Post, admettait à contrecœur le 5 février que la génération actuelle des jeunes, à laquelle elle appartient, « aime Sanders non pas malgré son socialisme, mais à cause de lui... Beaucoup d’entre nous sont également entrés sur le marché de l’emploi au moment où le capitalisme débridé est apparu pour faire exploser l’économie mondiale. Peut-être pour cette raison, cette génération semble effectivement préférer le socialisme au capitalisme. »

Le soutien pour Sanders est entièrement lié à ses professions d’hostilité intransigeante vis-à-vis de l’aristocratie financière dominant la société américaine. Dans le débat du New Hampshire le 4 février au soir, Sanders a de nouveau déclaré que « le modèle d’affaires de Wall Street est une fraude, » tout en réitérant sa critique de Clinton pour avoir accepté des millions en contributions de campagne et honoraires de conférencier de Goldman Sachs et d’autres grandes institutions financières. Toute la première heure du débat a été consacrée à une discussion sur le rôle néfaste de la grande entreprise et à la question de savoir si les grandes banques devaient être « découpées » pour éviter une répétition du krach de 2008 à Wall Street.

La montée de Sanders est une réponse à des décennies de guerre et de réaction qui ont abouti à l’effondrement financier de 2008 et à ses effets dévastateurs sur les conditions sociales aux États-Unis. Au fur et à mesure que les conséquences de la crise mondiale du capitalisme se faisaient sentir – destruction des emplois bien rémunérés, politiques d’austérité des gouvernements capitalistes dans le monde, développement des forces d’Etat policier pour réprimer l’opposition de la classe ouvrière et guerres sans fin de l’impérialisme américain – des dizaines de millions de travailleurs et de jeunes ont commencé à tirer des conclusions de plus en plus radicales.

Il y a des signes de panique dans la campagne de Clinton et l’establishment du Parti démocrate en général. Non pas qu’ils considèrent Sanders comme une menace pour le capitalisme ou la domination politique de l’élite patronale et financière. La classe dirigeante connait le « socialiste indépendant » du Vermont depuis longtemps. Pendant des décennies, d’abord à la Chambre des représentants, puis au Sénat, il a participé aux caucus du Parti démocrate, soutenant chaque candidat démocrate à la présidentielle et chaque administration démocrate.

Toujours traité avec respect, on l’a considéré comme un atout politique précieux, offrant une couverture de gauche au Parti démocrate et répandant l’illusion que ce parti capitaliste de droite était en quelque sorte un parti progressiste du peuple.

Mais la crédibilité des démocrates comme parti populaire a été massivement minée par sept ans d’administration Obama. Dans cette situation, le grave danger pour la classe capitaliste américaine est l’émergence d’un mouvement politique en dehors du système bipartite, qui remette en question la domination des super-riches sur tous les aspects de la société américaine. Bernie Sanders n’est pas le héraut d’un tel mouvement, mais un faux prophète, qui n’est ni authentiquement socialiste, ni véritablement indépendant.

Le Parti de l’égalité socialiste évalue l’importance de la campagne Sanders non par ses promesses de campagne, ou les illusions de ceux qui le soutiennent maintenant, mais sur la base d’une analyse marxiste des rapports de classe objectifs et d’une perspective internationale fondée historiquement.

La montée du « socialiste » du Vermont n’est pas un phénomène purement américain, mais l’expression américaine d’un processus international. Dans tous les pays, sous l’impact de la crise économique mondiale du capitalisme, la classe dirigeante a mis en avant des partis bourgeois de « gauche » pour détourner l’opposition de masse dans une direction inoffensive. Tel est le rôle de figures comme Jeremy Corbyn, le chef nouvellement élu du Parti travailliste britannique, de Podemos en Espagne, qui manœuvre actuellement pour former un gouvernement avec les sociaux-démocrates discrédités. Dans les cas extrêmes, comme en Grèce, la « gauche » a été mise au pouvoir sous la forme du gouvernement Syriza et chargée de la responsabilité d’imposer aux masses une politique d’austérité capitaliste.

Léon Trotsky, le co-leader de la Révolution d'Octobre 1917 en Russie, a expliqué comment la classe dirigeante manipule le système politique dans le cadre de la démocratie bourgeoise. « La bourgeoisie capitaliste se dit : », écrivait-il, « je susciterai, quand j'en aurai besoin, des partis d'opposition qui disparaîtront aussitôt après avoir rempli leur mission en donnant à la petite bourgeoisie l'occasion de manifester son indignation sans causer le moindre préjudice au capitalisme. » (Terrorisme et communisme, Chapitre 3, La démocratie : la dégénérescence impérialiste de la démocratie).

Si l’aristocratie financière américaine pensait que Sanders représentait une vraie menace pour ses intérêts, elle ne le mettrait à la télévision nationale pour qu’il prononce ses jérémiades devant un public de masse. L’élite dirigeante a plus d’un siècle d’expérience dans l’utilisation de tels personnages pour manipuler le sentiment de masse et protéger le système de profit contre un défi venu d’en bas. Cela comprend les efforts de partis tiers comme le Parti populiste dans les années 1890, le Mouvement progressiste au début du 20e siècle, le Parti agraire ouvrier de Robert La Follette dans le Wisconsin dans les années 1920 (et des groupes connexes dans le Minnesota et le Dakota) et le parti progressiste de Henry Wallace en 1948. Toutes ces campagnes étaient tôt ou tard dissoutes et rentrèrent dans le Parti démocrate.

Dans le dernier demi-siècle, l’élite dirigeante a cherché à éviter les tentatives importantes de partis tiers de « gauche » en utilisant le Parti démocrate lui-même comme principal véhicule pour contenir et dissiper l’opposition populaire de masse à l’élite dirigeante américaine, que ce soit au sujet de la guerre de Vietnam, de l’attaque violente des luttes ouvrières dans les années 1980, des guerres sans fin au Moyen-Orient ou de la croissance vertigineuse des inégalités sociales. Eugene McCarthy et Robert Kennedy en 1968 et George McGovern en 1972 ont été suivis par Jesse Jackson en 1984 et 1988, Howard Dean en 2004, et maintenant Bernie Sanders.

Considéré dans ce cadre historique, ce qui est remarquable à propos de Sanders est la vacuité de son prétendu radicalisme. Il est beaucoup moins radical en politique intérieure que les Populistes, les campagnes présidentielles anti-Wall Street de William Jennings Bryan, ou le Parti agraire ouvrier. Dans le domaine crucial de la politique étrangère, il est pratiquement impossible de le distinguer d’Obama ou d’Hillary Clinton, et il les attaque même depuis la droite sur des questions comme le commerce avec la Chine. Lorsqu’on lui a posé directement l’an dernier la question de son attitude face à l’intervention militaire américaine à l’étranger, il a déclaré qu’il supportait les « drones, tout cela, et plus encore. »

Si Sanders gagne finalement l’investiture démocrate et la présidence, il trahira les aspirations de ses partisans de façon flagrante et à une vitesse extraordinaire. Mille excuses seront présentées pour expliquer pourquoi les guerres doivent continuer à l’étranger et pourquoi on ne peut rien faire pour freiner Wall Street sur le plan domestique.

Sanders n’est pas le représentant d’un mouvement de la classe ouvrière. Il est plutôt le bénéficiaire temporaire d’une montée d’opposition populaire qui n’en est qu’à son premier stade de différenciation sociale et de classe.

Le Parti de l’égalité socialiste se félicite de tous signes de mouvement vers la gauche et de radicalisation des travailleurs et des jeunes. Les conditions objectives de la crise capitaliste et la guerre impérialiste sont les forces motrices d’un profond mouvement à gauche dans la conscience des dizaines de millions de gens. Mais il n’y a rien de plus méprisable que de se montrer complaisant vis-à-vis des illusions qui caractérisent l’actuelle étape initiale du développement de la conscience de classe et de l’opposition populaire, et de s’y adapter. C’est là la spécialité des divers appendices pseudo de gauche de la classe dirigeante et du Parti démocrate.

Il est légitime pour les socialistes authentiques d’adopter une attitude sympathique et patiente envers la croissance de l’opposition populaire, mais il est politiquement inacceptable de s’adapter sur le plan politique au niveau de compréhension prévalent dans ce mouvement. Il est nécessaire d’exposer la contradiction entre la démagogie sociale de Sanders et son programme bourgeois, sans suggérer qu’il peut être poussé vers la gauche par une pression populaire d’en bas.

La tâche dont se charge le Parti de l’égalité socialiste est d’ouvrir une nouvelle voie au mouvement de la classe ouvrière et de jeter les bases d’un élargissement et d’un approfondissement de la radicalisation, d’une rupture définitive d’avec le Parti démocrate et d’avec toutes les formes de politique bourgeoise, et de l’établissement de l’indépendance politique de la classe ouvrière. C’est là la base essentielle de la transformation de l’opposition croissante en mouvement politique et révolutionnaire conscient pour le socialisme international. La condition préalable de cette tâche est de dire la vérité à la classe ouvrière.

(Article paru d’abord en anglais le 6 février 2016)

 

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