Avec la montée de la spéculation

Le marché obligataire international devient «surréaliste»

La valeur des obligations à rendement négatif a atteint plus de 13,4 billions $ la semaine dernière. De plus en plus nombreux sont ceux qui craignent que la politique des banques centrales – qui consiste à fournir des milliards de dollars au système financier mondial à travers différentes formes «d’assouplissement quantitatif» – soit en train de créer les conditions pour un désastre financier.

D’après des données rassemblées par Tradeweb pour le Financial Times, la masse des obligations, privées et gouvernementales, à rendement négatif a augmenté de 300 milliards $ durant la semaine dernière. L’augmentation semble avoir été déclenchée, du moins en partie, par la décision de la Banque d'Angleterre (Bank of England) de continuer l’achat d’obligations valant 60 milliards £ de dettes gouvernementales sur les six prochains mois dans une tentative de renforcer les marchés à la suite du vote Brexit pour quitter l’Union européenne.

La décision a fait chuter les rendements pendant que les prix des obligations montaient – les deux sont en rapport inverse – le rendement des obligations britanniques de 30 ans ayant atteint un plancher record de 1,3 pour cent, comparé à 2,3 pour cent il y a trois mois à peine.

La banque centrale britannique a été incapable de trouver assez de vendeurs pour toutes les obligations qu’elle tentait d’acheter le 9 août, indiquant que les investisseurs et spéculateurs des marchés obligataires s’attendent à ce que la banque centrale intervienne à nouveau, ainsi qu’à des valeurs de titres encore plus élevées.

Le marché international des obligations prend de plus en plus l’allure d’une bulle spéculative. Un rendement négatif signifie que la demande pour une obligation est tellement importante, et son prix d’achat si élevé, qu’un acheteur qui la garderait jusqu’à échéance subirait une perte.

La demande pour la dette gouvernementale allemande est si importante que 160 milliards € d'obligations coupon zéro ont été émises. Celles-ci ne rapportent pas d’intérêts et sont uniquement achetées dans l’espoir que leur prix continue d'augmenter.

Des profits importants ont déjà été réalisés tandis que le marché international d’obligations, jadis perçu comme un moyen de procurer de la stabilité au système financier mondial, ressemble de plus en plus à un casino de billions de dollars.

La hausse vertigineuse des prix des dettes gouvernementales britanniques à long terme se traduit par un taux de rendement de 31 % pour les obligations de 30 ans dans les 12 derniers mois. La montée des prix des fameux «gilts» a été si rapide que le rendement sur la maturation à plus long terme, dont l’échéance est en 2068, a presque été réduit de moitié depuis le référendum Brexit, passant de 2 à 1,06 %. Le prix de l’obligation a augmenté de 53 % cette année – le type d’augmentation normalement associé à des actions fortement spéculatives, et non pas à des titres émis par le gouvernement britannique.

Mike Amey, le gestionnaire des portefeuilles les plus solides pour l’une des plus importantes sociétés du marché obligataire, Pimco, a qualifié la vitesse du mouvement d'«époustouflant».

Un investisseur chevronné de Prudential Fixed Income, Gregory Peters, a rapporté au Financial Times que la situation était devenue «surréaliste». Il a dit qu’il «est clair que les banques centrales dominent les marchés. C’est une course vers le bas.»

Il semblerait que le négoce d’obligations ait pris la forme d’une folie, alors que tout le monde tente de maximiser les profits immédiats sans se soucier des conséquences. «On tolère trop la situation», avertit Peters. «On en parle d’une façon insouciante, mais ce n’est pas approprié. C’est extrêmement perturbateur, et s'il y a une reprise du côté fiscal, ou l’inflation, ce sera moins confortable d’être assis dans cet univers aux rendements négatifs.»

Il y a des craintes voulant que toute initiative gouvernementale qui viserait à renforcer l’économie à travers une augmentation des dépenses, ou toute autre hausse inattendue de l’inflation puissent faire augmenter les rendements des obligations et faire chuter les prix. Les spéculateurs qui ont acheté en dernier dans l’espoir de voir les prix des obligations augmenter davantage subiraient des pertes majeures.

Les montants en question sont gigantesques. Plus tôt ce mois-ci, Fitch Ratings a estimé que si les rendements retournaient au niveau de 2011, quand ils étaient déjà à des niveaux historiquement bas à cause des programmes d’assouplissement quantitatif mis en œuvre après la crise financière de 2008, les pertes totales du marché pourraient atteindre 3.8 billions $.

La raison officielle pour la politique d’assouplissement quantitatif était que les taux d’intérêt moins élevés étaient nécessaires pour stimuler l’investissement et la consommation en baissant les coûts de l’emprunt, et ainsi empêcher l’économie mondiale de sombrer dans une dépression totale. Mais presque huit ans de cette politique n’ont pas relancé l’économie réelle, les taux d’investissement demeurant bien en dessous de leur niveau d'avant la crise financière. Aux États-Unis, par exemple, les dernières données sur le produit intérieur brut montrent que l’investissement a baissé de 9,7 % au deuxième trimestre.

Dans un commentaire publié dans le Financial Times le 12 août, Eric Lonergan, le gestionnaire de fonds chez M&G Investments, a écrit que la politique des banques centrales était basée sur une fausse théorie. Il notait qu’il n’y avait pas de preuves empiriques pour montrer que les consommateurs avaient tendance à augmenter les dépenses en fonction de taux d’intérêt moins élevés, et que quand les taux d’intérêt sont très bas, les ménages ont tendance à épargner davantage à cause de craintes par rapport à l’évolution future de l’économie. L’investissement de la part des entreprises est tout aussi peu réactif aux taux d’intérêt moins élevés.

«Les décisions d’investissement ont des conséquences financières sur plusieurs années, et sont davantage influencées par des opinions sur la croissance future et des attitudes sur le risque que par des taux mis en place du jour au lendemain par des banques centrales», écrit-il.

«Dans les dernières années, les entreprises ont réagi aux coûts d’emprunt très bas par des opérations financières peu risquées telles que des rachats d’actions, mettant potentiellement de côté la prise de risque productive.»

Lonergan ne le dit pas ouvertement, mais ses remarques indiquent la cause sous-jacente du déclin de l’investissement malgré les coûts d’emprunts réduits – la tendance persistante à la baisse du taux de profit. Ce déclin était déjà évident avant la crise de 2008 et a augmenté depuis.

Aux États-Unis, où le marché boursier a atteint des sommets à cause de bas taux d’intérêt, les profits déclinent et les sociétés du S&P 500 rapportent une réduction globale des profits pendant quatre trimestres de suite.

Le seul domaine de l’économie réelle affecté par la baisse des taux d’intérêt est l’immobilier, où des taux extrêmement bas alimentent l’émergence de bulles immobilières dans plusieurs économies importantes, créant le risque d’un nouveau krach dans le marché de l’immobilier, tout comme lors de l’éclatement de la bulle des prêts à haut risque («subprimes») il y a huit ans.

Mais les principales banques centrales du monde sont à présent prises dans un piège produit autant par les tendances fondamentales du système capitaliste mondial que par leurs propres politiques. La banque centrale américaine voudrait entraîner un retour vers des taux d’intérêt plus normaux, tandis qu’en Grande-Bretagne, le gouverneur de la Banque d'Angleterre Mark Carney a déclaré qu’il n’était pas «un partisan des taux d’intérêt négatifs», même s'il a présenté des politiques qui ont entraîné un déclin des taux britanniques.

Le degré de spéculation résultant du régime d’assouplissement quantitatif est tel que tout retour vers un semblant de normalité menace de déclencher une crise financière qui pourrait aller bien au-delà de celle de 2008.

Il y a deux semaines, l’entreprise financière suisse UBS publiait une étude citant plusieurs facteurs qui pourraient déclencher une liquidation de titres émis par le Trésor américain. Parmi les facteurs cités, il y a l’augmentation de la croissance économique et les prévisions d’inflation. Mais c’est précisément un retour vers ces conditions qui est censé être le but de la politique officielle.

Comme l'a fait remarquer un commentaire du Financial Times le mois dernier, tout virage politique assouplissant l’austérité qui détruit la vie des travailleurs partout dans le monde «entraînerait la panique» dans les secteurs des marchés mondiaux les plus performants et provoquerait une bousculade vers les sorties dans laquelle les investisseurs se dépêcheraient de liquider leurs titres. 

(Article paru d'abord en anglais le 15 août 2016)

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