Perspectives

La fin de l’Europe libérale

L’historien Heinrich August Winkler a décrit l’histoire de l’Allemagne comme un « long chemin vers l’ouest. » Par « ouest » le social-démocrate veut dire la démocratie parlementaire, les droits humains et civiques – tels qu’ils ont été définis par les révolutions américaine et française – le compromis de classe et l’équilibre social.

Après avoir suivi un long Sonderweg (chemin particulier), selon l’interprétation de Winkler, l’Allemagne a fini par arriver à l’« ouest » grâce à la constitution de 1949, la réunification non violente de 1991 et l’intégration dans l’Union européenne, ce qui a finalement conduit à la paix du continent européen.

La conception de l’« ouest » de Winkler était toujours idéologiquement motivée et occultait fortement la réalité. Si, toutefois, les récents événements étaient évalués en fonction de ses critères, alors l’Allemagne et l’Europe ont ces derniers mois parcouru rapidement le « chemin vers l’ouest » en sens inverse. La culture politique a subi presque du jour au lendemain une transformation brutale. L’Europe social-démocrate et libérale s’est effondrée.

Partout, les élites dirigeantes sont en train de virer rapidement à droite. On voit monter le chauvinisme, la xénophobie, le militarisme et les appels à l’Etat fort. Cela ne s’applique pas seulement aux partis émergents d’extrême-droite comme le Front national en France, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), le Parti de la Liberté autrichien (FPÖ), le parti hongrois Fidesz ou le parti polonais Droit et Justice (PiS) mais aussi à tous les partis traditionnels, y compris ceux soi-disant de gauche.

Des publications de la pseudo-gauche comme International Viewpoint, édité par le Secrétariat unifié pabliste, sont parmi les voix dominantes du chœur réclamant l’intervention de l’Etat et la guerre impérialiste au nom d’une prétendue défense des droits de la femme.

En Allemagne, suite au battage médiatique orchestré autour d’événements survenus la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne et qui rappelle les campagnes antisémites des nazis, les partis politiques et les médias ont déclenché une campagne d’incitation au racisme contre les réfugiés. Gouvernement et partis d’opposition cherchent à se surpasser les uns les autres dans les appels à plus de police et au durcissement des lois; le parti La Gauche (Die Linke) surclasse les autres en la matière.

En France, le gouvernement PS (Parti socialiste) a imposé un état d’urgence permanent en menaçant de retirer, dans la pure tradition du régime de Vichy, la citoyenneté aux délinquants condamnés d’origine étrangère.

Les frontières sont rétablies partout en Europe, et le système Schengen est quasiment mort. Les conflits entre membres de l’UE ne cessent de s’amplifier. Le premier ministre français, Manuel Valls, a prévenu au Forum économique mondial de Davos que l’Union européenne faisait face à un danger de « dislocation » dans « les mois qui viennent ». Son homologue néerlandais, Mark Rutte, a dit qu’il restait à l’UE « six à huit semaines pour réussir à gérer la crise des réfugiés. » Le journal conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung écrit, « Jamais auparavant la fin de l’UE n’a été aussi réaliste qu’aujourd’hui. » 

Les élites dirigeantes européennes sont d’accord lorsqu’il s’agit de renforcer les capacités militaires, de mener des guerres au Moyen-Orient et en Afrique et de déployer l’armée à l’intérieur. Mais même là, l’unité de l’Europe ne devrait pas être considérée comme acquise. Compte tenu de l’accroissement des antagonismes nationaux, ce n’est qu’une question de temps avant que les chars ne soient envoyés aux frontières entre les Etats membres. Soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y a le risque qu’une nouvelle guerre éclate au cœur de l’Europe.

Le million et quelque de réfugiés arrivé en Europe l’an dernier, soit 0,2 pour cent de la population totale de l’UE (508 millions) est le prétexte et non la cause du virement politique vers la droite. Ce virement n’est pas le produit d’un sentiment largement répandu dans la population, comme aiment à le représenter les médias, mais l’expression d’une rébellion des élites dirigeantes. Celles-ci cherchent systématiquement à attiser des sentiments réactionnaires en recourant aux médias et aux partis officiels.

Les raisons véritables de cette rébellion d’en haut sont les contradictions sociales, économiques et politiques explosives qui se sont accumulées depuis l’effondrement, il y a 25 ans, de l’Union soviétique et du bloc soviétique en général, en particulier depuis la crise financière internationale de 2008. L’impérialisme allemand a joué un rôle crucial dans ces développements.

L’Allemagne a impitoyablement exploité sa suprématie économique afin de pousser ses rivaux à la faillite et de s’assurer l’hégémonie en Europe. Elle s’est servie de l’euro pour imposer des mesures d’austérité sans merci aux pays plus faibles d’Europe méridionale et orientale; celles-ci ont ruiné leurs économies, jeté des millions de personnes dans la misère et volé toute perspective d’avenir aux jeunes.

Un coup d’oeil rapide jeté sur les statistiques économiques européennes suffit à révéler le caractère trompeur de l’idée que l’Europe pourrait s’unir harmonieusement et pacifiquement sur une base capitaliste.

C’est ainsi que le produit intérieur brut de l’Allemagne, qui en 2014 avoisinait les 3 billions d’euros, était sept fois plus élevé que celui de la Pologne voisine dont la population se monte à peu près à la moitié de celle de l’Allemagne. Les exportations allemandes ont été sept fois supérieures à celles de la Pologne; l’excédent commercial allemand de 220 milliards d’euros dépassait à lui seul le total des exportations polonaises,163 milliards d’euros.

Même la France qui en 2014 a exporté moins de la moitié de ce qu’a exporté l’Allemagne et dont le déficit commercial se montait à 71 milliards d’euros, et le Royaume-Uni avec un déficit commercial de 134 milliards d’euros, souffrent de l’excès de puissance de l’Allemagne.

Les contrastes sont encore plus frappants pour ce qui est des statistiques sociales. La moyenne du salaire mensuel brut des travailleurs à plein temps varie au sein de l’UE entre 306 euros en Bulgarie et 4.217 euros au Danemark; il est de 902 euros en Pologne et de 3.106 euros en Allemagne.

Ces moyennes dissimulent l’énorme gouffre social qui s’est creusé dans les différents pays. L’Allemagne par exemple doit pour une grande part sa suprématie économique à son vaste secteur à bas salaire, créé par les « réformes » de l’Agenda 2010 introduites par le gouvernement SPD-Verts de Gerhard Schröder. Des millions de travailleurs vivent à la limite du minimum existentiel et sont souvent obligés de cumuler deux ou trois emplois pour joindre les deux bouts.

Ces fortes contradictions sociales sont la véritable raison du virage à droite des élites européennes. Celles-ci savent qu’une massive explosion sociale est en train de couver sous la surface et qu’il leur reste peu de temps pour s’y préparer. Comme dans les années 1930, elles attisent le chauvinisme et la xénophobie pour faire prendre aux tensions sociales une direction droitière, renforcer l’appareil policier et mettre en place un mouvement droitier dont elles pourront se servir contre la protestation sociale, comme elles l’avaient fait dans les années 1930 avec les S.A. (sections d’assaut) nazis.

La croissance du militarisme répond au même objectif. Il n’y a pratiquement pas de guerre de l’histoire récente dont le but n’ait pas été en partie de projeter les tensions internes vers l’extérieur. En même temps, les conflits entre les grandes puissances sont très réels. La classe dirigeante allemande est depuis longtemps persuadée que ses intérêts économiques mondiaux ne peuvent être défendus que par des moyens militaires. Elle mène depuis deux ans, sous le mot d’ordre « Nouveau pouvoir, nouvelles responsabilité », une intense campagne en faveur d’une politique étrangère agressive

Actuellement, ces missions se déroulent dans le cadre d’alliances internationales, principalement de l’OTAN. Mais ceci ne durera pas. Les conflits d’intérêts entre les grandes puissances sont si profonds qu’en raison de la crise de l’économie capitaliste mondiale, elles sont inévitablement poussées vers une troisième guerre mondiale.

Seule l’intervention politique de la classe ouvrière peut empêcher une telle catastrophe. Contrairement aux élites dirigeantes, le sentiment qui règne dans les masses est surtout de gauche. Mais ce sentiment ne trouve aucune expression dans la politique officielle. Les expériences faites ces derniers temps – de la trahison de Syriza en Grèce jusqu’au soutien de Die Linke au renforcement des pouvoirs de l’Etat – ont formellement prouvé qu’il ne viendra pas d’opposition des rangs des partis officiels.

La lutte contre la guerre, le racisme et les attaques sociales et pour la défense des réfugiés et des droits démocratiques, est inséparable de la lutte contre le capitalisme et de la construction d’un parti ouvrier socialiste international. Ceci requiert la construction de sections du Comité International de la Quatrième Internationale dans toute l’Europe.

La Quatrième Internationale est la seule tendance politique à avoir toujours prévenu que l’Europe ne pouvait être unifiée sur une base capitaliste et que de nouvelles guerres sont inévitables si le capitalisme n’était pas renversé.

Léon Trostky, le fondateur de la Quatrième Internationale, avait déjà expliqué à la fin de la Première Guerre mondiale, qu’une « union économique à peu près complète et cohérente de l’Europe venue d’en haut au moyen d’un accord entre les gouvernements capitalistes n’est qu’une utopie pure et simple. » Cette analyse est désormais confirmée. Le seul moyen d’unifier l’Europe dans l’intérêt de ses peuples est par les Etats socialistes unis d’Europe.

Il y a vingt-cinq ans, David North, l’actuel président du comité de rédaction du WSWS, avait, dans un discours tenu la veille du lancement par les Etats-Unis de la première guerre du Golfe contre l’Irak, lancé cet avertissement: « Tout comme les Première et Seconde Guerres mondiales furent précédées par d’acerbes rivalités inter-impérialistes, le terrain est actuellement préparé pour la Troisième guerre mondiale. Les armes à présent utilisées contre le peuple irakien seront à l’avenir utilisées dans des conflits bien plus sanglants et plus horribles encore. » [1]

L’impérialisme américain et ses alliés européens ont depuis détruit une grande partie du Moyen-Orient, qui risque maintenant de devenir l’origine d’une nouvelle conflagration mondiale.

[1] « One of the great crimes of the twentieth century », discours prononcé à New York le 20 janvier 1991 par David North, dans: « Desert Slaughter. The Imperialist War Against Iraq », Detroit 1991, p. 246

(Article original paru le 23 janvier 2016)

 

 

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