Perspectives

Le retour du militarisme allemand en Europe de l’Est

L’armée allemande (Bundeswehr) joue un rôle de plus en plus important dans le déploiement de l’OTAN en Europe de l’Est, dont on se sert ouvertement pour préparer une guerre contre la Russie.

Des membres du génie allemand ont construit le 10 juin, en coopération avec des soldats britanniques, un pont militaire de plus de 300 mètres sur la Vistule dans le cadre des manœuvres en cours Anaconda 2016, le plus vaste exercice militaire de l’OTAN depuis la fin de la guerre froide. Peu de temps après, les chars lourds de l’OTAN franchissaient le pont et roulaient en direction de la frontière russe.

Depuis quelques jours, les sites Internet de la Bundeswehr diffusent articles et vidéos de propagande documentant le mouvement des troupes allemandes vers l’Europe de l’Est. Ils portent des titres comme « Exercice Anakonda 2016 – les pionniers de Minden en route vers la Vistule », « La dernière ligne droite vers le sommet de l’OTAN », Dragoon Ride II – La chevauchée des dragons vers la Baltique », « En convoi vers la Baltique – Arrivée pour l’exercice Coup de Sabre » et « Obusiers dans la Baltique – Le déplacement commence. »  

Les articles donnent un aperçu du développement du contingent allemand à l’Est. Dans le cadre des manoeuvres « Présence persistante », « la 3ème batterie du bataillon d’artillerie 295, sous le commandement du capitaine P. a pris son départ pour effectuer des exercices et des activités d’entraînement en Lituanie. » Quant à l’actuel exercice naval « Baltops » en mer Baltique (45 vaisseaux, 60 avions et 4.000 soldats de 14 pays différents), la marine allemande y participe avec neuf unités, dont le navire de soutien de combat « Berlin », la frégate « Saxe » et le P-3C « Orion », un avion de patrouille maritime conçu pour la chasse anti-sous-marins.

Le « journal de marche » d’un certain capitaine Bumüller de la 12ème brigade blindée d’Amberg donne un aperçu de la marche provocatrice « Dragoon Ride II » décrite comme une « massive marche terrestre à travers la Pologne » à destination de l’Estonie et à laquelle participe la Bundeswehr avec 16 véhicules. Selon les médias, rien que cette année, la Bundeswehr a expédié en Europe de l’Est un total de 5.000 soldats.

On ne peut exagérer la signification historique et politique du déploiement allemand. Le 22 juin marquera le 75ème anniversaire de l’opération Barbarossa, l’attaque de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie, qui a coûté la vie à 40 millions de citoyens soviétiques et fut menée comme une guerre d’extermination dans toute l’Europe de l’Est. Chaque mètre carré que les chars écrasent et que les soldats allemands piétinent de nouveau rappelle la sinistre mémoire des crimes passés de l’impérialisme allemand. Les nazis s’étaient initialement servi de la Pologne occupée comme base de lancement pour leur invasion de l’Union soviétique. Plus tard, ils y construisirent leurs camps d’extermination.

Après la défaite de l’Allemagne nazie et après que fut connue toute l’ampleur de l’Holocauste, l’Allemagne fut pendant longtemps obligée de se soumettre à une retenue militaire. La situation commença à changer il y a vingt-cinq ans avec la dissolution de l'Union soviétique et la réunification allemande. Ces deux dernières années, la classe dirigeante allemande a complètement laissé tomber sa rhétorique pacifiste d’après-guerre. Elle est revenue à une politique étrangère agressive qui présente des parallèles sinistres avec celle de 1941.

Selon un article paru dans Die Welt, un nouveau livre blanc sur la Défense, qui prévoit le déploiement de la Bundeswehr à l’intérieur du pays et d’autres missions à l’extérieur, ne qualifie plus la Russie de « partenaire » mais au contraire de « rival ». Ce qui inquiète particulièrement le gouvernement allemand c’est le recours grandissant à « des instruments hybrides visant à brouiller la frontière entre guerre et paix » et à la « sape subversive des autres Etats. »

Mais ces formules ne décrivent pas la réalité. L’attitude militariste de Moscou n’est pas progressiste et accroît le danger de guerre. Mais en Europe de l’Est ce n’est pas la Russie qui est l’agresseur, qui « sape les Etats » et « brouille la frontière entre guerre et paix », mais les puissances occidentales. Début 2014, en Ukraine, Washington et Berlin ont organisé, en étroite collaboration avec des forces fascistes, un coup d’Etat contre le président pro-russe Viktor Ianoukovitch. Depuis, l’Allemagne s’est servi de la réaction à caractère principalement défensif de la Russie pour renforcer systématiquement son armée et passer à l’offensive.

Les décisions prises ces dernières semaines d’augmenter de 130 milliards d’euros les dépenses de Défense et d’au moins 7.000 soldats l’effectif de l’armée ne sont qu’un début. L’objectif déclaré du gouvernement allemand est de faire passer progressivement les dépenses militaires à deux pour cent du produit intérieur brut, conformément aux exigences de l’OTAN.

L’hebdomadaire Der Spiegel a calculé que le budget allemand de la Défense aura « augmenté de cinq milliards et demi d’euros chaque année d’ici la date d’échéance de 2024. » Le magazine conclut, « Finalement, l’Allemagne serait de loin la plus grande puissance militaire du continent. Cela ne plaira pas à tous ses voisins européens. »

Pour le moment, l’offensive allemande est appuyée par les Etats-Unis. Le week-end dernier, le New York Times publiait une ode au retour du militarisme allemand. Il écrivait : « Il aura fallu attendre des décennies après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Mais, les alliés du Berlin d’aujourd’hui, et semble-t-il les dirigeants allemands eux-mêmes, acceptent de mieux en mieux la notion que le rôle de l’Allemagne en tant que dirigeant de fait de l’Union européenne requiert un élément militaire. » Tout ceci n’arrive « nullement trop tôt, » selon le Times. « Les Etats-Unis et d’autres – dont les spécialistes de la défense de l’Allemagne même – veulent qu’elle en fasse même plus pour la sécurité du continent et contribue d’avantage aux interventions dans d’autres régions du monde. »

Bien que Berlin soit actuellement en train d’accroître ses dépenses militaires dans le cadre de l’OTAN et déploie ses troupes à l’Est dans le contexte de l’offensive contre la Russie, menée par les Etats-Unis, il ne fait pas de doute que la lutte future pour le contrôle de l’Eurasie, du Moyen-Orient et de l’Afrique entrainera des tensions et des conflits violents entre puissances impérialistes, comme ce fut le cas avant la Première et avant la Seconde Guerre mondiale.

Un document de stratégie actuel du conseiller de la Société allemande de politique étrangère (DGAP) Joseph Braml, publié le 17 mai dans le quotidien économique Handelsblatt, reproche aux Etats-Unis de suivre « la devise de l’Empire romain (divide et impera) » et de répartir le monde en blocs « pour mieux les contrôler ». La rubrique élève cette exigence: « L’Europe, avant tout sa puissance dirigeante l’Allemagne, doit dans son propre intérêt se faire à l’image de plus en plus nette des Etats-Unis comme l’ennemi. »

Fin mai, Theo Sommer écrivant dans Die Zeit sous le titre « Ce qui unit Obama et Trump » pestait contre les forces américaines en Europe. « Le principal objectif de leur présence permanente » n’est « pas vraiment la défense de l’Europe, » s’était-il plaint. « Seule une partie infime de leur déploiement sert à dissuader la Russie, » le reste vise à « protéger, à assurer ou à imposer les intérêts américains ailleurs dans le monde. »

Sommer ajoute: « Sans leur position d’avant-poste en Europe, sans les ports, les bases aériennes, les hôpitaux et les centres de commandement en Italie, en Espagne, en Allemagne et en Turquie, les Américains seraient quasiment non opérationnels au Moyen-Orient, en Méditerranée et dans l’Arctique ». La même chose vaut pour l’Afrique, a-t-il ajouté, on pouvait aussi « se demander pourquoi le Commandement américain pour l’Afrique était basé à Stuttgart (en Allemagne). »

Sommer, rédacteur en chef de longue date de l’hebdomadaire libéral Die Zeit, et Braml, autrefois conseiller législatif de la Chambre américaine des représentants, avaient traditionnellement une orientation plus transatlantique. Leurs rubriques sont un signe que de violentes tensions sont de nouveau en train de se développer sous la surface entre les alliés d’après-guerre, au fur et à mesure que le nouveau partage impérialiste du monde entre dans une nouvelle et dangereuse phase. »

(Article original paru le 11 juin 2016)

 

 

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