La France s’oppose à l’accord commercial TTIP sur fond de tensions UE-USA

De profondes tensions économiques entre les États-Unis et l’Europe ont ressurgi mardi, quand Paris a proposé de mettre fin aux pourparlers entre les USA et l’Union européenne, et l’UE a imposé une amende de milliards d’euros à Apple pour non-paiement d’impôts.

Peu après la critique ce week-end du vice-chancelier allemand Sigmar Gabriel contre le Partenariat Transatlantique d’Investissement et de Commerce (TTIP, TAFTA), les responsables français ont à leur tour attaqué le projet d’accord de libre échange euro-américain voulu par Washington.

Hollande a déclaré : « Les discussions en ce moment-même sur le traité entre l’Europe et les États-Unis ne pourront pas aboutir à un accord d’ici la fin de l’année. […] La France préfère regarder les choses en face et ne pas cultiver l’illusion qui serait celle de conclure un accord avant la fin du mandat du président des États-Unis ».

« Il n’y a plus de soutien politique de la France à ces négociations », a déclaré le secrétaire d’État chargé du commerce extérieur sur RMC. « Les Américains ne donnent rien ou alors des miettes […] Ce n’est pas comme ça qu’entre alliés on doit négocier ».

« Les relations ne sont pas à la hauteur entre l’Europe et les États-Unis. Il faut reprendre plus tard sur de bonnes bases », a-t-il ajouté, proposant d’apporter « un coup d’arrêt clair, net, définitif » aux négociations afin de les reprendre sous de meilleures conditions à une date indéterminée.

Le même jour, l’UE a annoncé qu’elle imposerait une amende allant jusqu’à 13 milliards d’euros à Apple, qui n’aurait pas payé d’impôts à son siège social européen en Irlande. Ce qui a provoqué la colère des dirigeants et du Trésor américains. Apple et l’Irlande feront appel de cette décision.

La Commission européenne accuse l’Irlande d’avoir permis à Apple de soustraire des dizaines de milliards d’euros à l’impôt ; en contrepartie, Apple aurait promis de garder des emplois en Irlande. Le taux d’imposition des sociétés est fixé à 12,5 pour cent en Irlande, mais Apple aurait payé un taux de 1 pour cent en 2003 et 0,005 pour cent en 2014.

Il y a peu de doute qu’Apple a participé à l’évasion fiscale typique de l’aristocratie financière mondiale, révélée notamment lors de l’affaire Panama Papers, à une échelle massive. Apple dispose de réserves d’environ 230 milliards de dollars et a évité de payer des impôts américains sur 181 milliards de dollars de profits. Toutefois, ce qui a provoqué la décision de l’UE n’est pas une très hypothétique probité fiscale – les sociétés européennes connaissent très bien les paradis fiscaux d’Europe, dont l’Irlande, le Luxembourg, et la Suisse – mais des conflits croissants avec les USA.

Le Trésor américain a déclaré que la décision sur Apple pourrait menacer « l’esprit important de partenariat économique qui existe entre les USA et l’UE ».

Peter Kenny du Global Markets Advisory Group a dit au Guardian que cette décision est « le fer de lance, une décision très importante », car elle concernerait de nombreuses sociétés européennes qui se domicilient en Europe afin d’échapper aux impôts américains. « Impossible de savoir si le verdict sera confirmé lors de l’appel, mais nous savons que la vie des sociétés américaines en Europe est en train de changer ».

De puissantes rivalités inter-impérialistes ancrées dans les structures mêmes du capitalisme mondial, qui deux fois au siècle passé ont explosé en guerre mondiale, refont surface. Presque une décennie après l’éruption de la crise des hypothèques subprimes américaines et le krach de 2008 qui en a résulté, il n’y a aucune perspective de relance durable à l’horizon. L’Europe stagne, le chômage de masse s’éternise, et une crise bancaire actuellement centrée en Italie menace d’éclater ; la bourgeoisie européenne se trouve incapable de négocier le partage des profits avec Wall Street et Washington.

À présent, la poussée des aventures militaires euro-américaines, qui a masqué pendant un temps les contradictions économiques entre Washington et l’UE, a plutôt l’effet d’intensifier que d’étouffer les conflits transatlantiques.

Après l’obtention par Obama du prix Nobel de la paix en Norvège en 2009, les pays de l’UE ont lancé de nombreuses interventions avec les USA : les guerres de Libye et de Syrie, l’intervention militaire au Mali, et le putsch de 2014 qui a reversé un gouvernement pro-russe en Ukraine. Même si les pays européens ne disposaient pas des moyens de participer agressivement au « pivot vers l’Asie » de Washington contre la Chine, ils n’y ont pas été ouvertement hostiles.

Quand cette poussée de guerres s’est développée en confrontation avec la Russie et la Chine, cependant, les tensions économiques euro-américaines se sont vite déclarées. Les sanctions de l’UE contre la Russie, voulues par Washington ont dévasté le commerce euro-russe, et, l’année dernière, les grandes puissances européennes ont rejoint la Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB) chinoise malgré l’opposition de Washington.

Les conflits liés aux relations avec Pékin et Moscou pourraient coûter aux sociétés de la seule France des dizaines de milliards d’euros. Les sanctions anti-russes ont déjà forcé Total à réorganiser ses opérations pétrolières en Russie l’année dernière, et cette année Électricité de France a dû composer avec la décision de Londres de stopper un projet de centrale nucléaire à Hinkley Point.

Ces conflits s’intensifient dans un contexte d’incertitude politique liée aux élections présidentielles américaines en novembre, et au vote du Brexit en juin.

Après le Brexit, Washington a perdu son allié le plus proche sur le dossier TTIP au sein de l’UE. Gary Hufbauer du Peterson Institute for International Economics a dit à Reuters : « A mon avis, le TTIP est soit en hibernation soit mort après le Brexit ».

Les conflits économiques opposant Washington et Londres d’une part, et une UE dominée par l’Allemagne de l’autre, s’empêtrent dans des rivalités diplomatiques, voire militaires. Après le Brexit, Paris et Rome, ainsi que des forces proches de Gabriel à Berlin, ont proposé de punir le Royaume-uni en lui coupant l’accès aux marchés européens, et de développer une politique étrangère et une Europe de la défense plus indépendantes de Washington.

Les forces qui prônent une ligne dure contre Londres et plus d’indépendance diplomatique et militaire vis-à-vis Washington sont également les plus hostiles au TTIP.

Ce week-end, Gabriel a été le premier haut responsable européen à critiquer le TTIP, en déclarant qu’après 14 cycles de pourparlers, Washington et l’UE n’étaient toujours pas d’accord sur chacun des 27 chapitres du traité. Selon lui, « à mon avis, les négociations avec les États-Unis ont capoté, de fait, même si personne ne l’avoue vraiment. […] Dans les pourparlers, les USA refusent les exigences minimales européennes, et à moins que cette position ne change, je ne vois pas comment il serait possible de conclure l’accord ».

Les responsables italiens ont aussi souligné leur pessimisme quant au TTIP. En juillet, le ministre chargé du Développement économique, Carlo Calenda, a dit au Corriere della Sera : « les pourparlers prendront plus de temps que prévu […] il serait difficile de conclure un accord avant la fin du mandat du président Barack Obama à la fin de l’année ».

Dans ces mêmes milieux, on propose toujours une ligne dure contre le Royaume-uni afin de le subordonner à l’UE. Gabriel a dit que l’UE ne devrait pas « permettre à la Grande-Bretagne de garder les choses agréables de l’Europe, pour ainsi dire, sans prendre ses responsabilités ».

Stefan Kornelius a fait écho à ces sentiments mardi dans la Sueddeutsche Zeitung allemande : « Pourquoi ne pas faire de la Grande-Bretagne un exemple, même si c’est pour des raisons égoïstes ? […] Être dur avec Londres, c’est démontrer la vertu du vieux dicton de cour de récréation, qui dit que la raison du plus fort est toujours la meilleure. Et l’UE est plus forte, sans question. C’est pour cela que son goût de la domination se réveille ».

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