Perspectives

L’avocat d’un syndicat déclare à la Cour suprême des Etats-Unis : « La sécurité syndicale est la contrepartie de l’absence de grèves »

Les syndicats d’enseignants de Virginie-Occidentale ont annoncé hier qu’ils mettraient fin à la grève des enseignants et des employés de l’école dans l’ensemble de l’État et demanderaient aux travailleurs de reprendre le travail jeudi. Les dirigeants syndicaux ont salué un accord avec les fonctionnaires de l’État qui ne vaut rien. Il accorde une augmentation salariale inadéquate qui ne sera peut-être jamais adoptée et qui laisse intacts les coûts élevés des soins de santé qui ont entraîné une baisse continue du revenu réel des enseignants.

La tentative de mettre fin à la grève sur cette base, alors même que la grève gagne un soutien croissant de la part des enseignants et d’autres travailleurs à travers le pays, est la dernière d’une longue série de trahisons de ce genre. Elle confirme les avertissements du World Socialist Web Site tout au long de la grève que les enseignants font face non seulement aux responsables républicains et démocrates comme des ennemis acharnés, mais aussi aux organisations qui empochent les cotisations des travailleurs et prétendent représenter leurs intérêts.

Cette fonction essentielle des syndicats – de supprimer la résistance de la classe ouvrière aux attaques des grandes entreprises et du gouvernement – a été formulée explicitement le jour précédent dans les plaidoiries à la Cour suprême des États-Unis dans l’affaire Janus c. AFSCME (Fédération américaine des Employés des collectivités territoriales). L’affaire traite de la constitutionnalité des Agency fees, « frais d’agence », des syndicats – terme qui désigne le fait que dans certains États les syndicats peuvent prélever des cotisations sur les salaires même aux fonctionnaires qui décident de ne pas adhérer à un syndicat.

Dans son argumentation devant le tribunal, David Frederick, l’avocat représentant l’Union locale 31 de l’AFSCME dans l’Illinois, a déclaré : « La chose clé qui a été négociée dans cette convention collective pour les frais d’agence est une limitation de la grève. Et ceci est vrai dans de nombreuses conventions collectives. »

Frederick a poursuivi : « Les frais sont la contrepartie. La sécurité du syndicat est la contrepartie de l’absence de grèves. » Si le tribunal prend la décision de revenir sur la jurisprudence précédente qui autorisait les États à imposer des frais d’agence, a-t-il averti, « vous pouvez soulever un spectre inimaginable d’agitation sociale dans tout le pays ».

L’argument est on ne peut plus clair : la stabilité financière de l’appareil syndical est essentielle pour empêcher la montée de l’opposition de la classe ouvrière. Cette déclaration extraordinairement franche a été faite devant l’un des plus importants instruments d’État de la classe dirigeante, la Cour suprême. Cela a montré à quel point les syndicats sont conscients de leur rôle de police industrielle pour le compte des élites des grandes entreprises américaines et de ses institutions étatiques.

La position de l’AFSCME devant le tribunal a été soutenue par l’État de l’Illinois, qui est l’un des 20 États qui permettent des conventions collectives exigeant des frais d’agence. L’avocat de l’État l’Illinois, David Franklin, a fait valoir que l’État avait « intérêt […] à pouvoir travailler avec une contrepartie stable, responsable et indépendante disposant de ressources suffisantes pour être partenaire avec nous ». L’objectif de ce partenariat « responsable » est souligné par la situation dans l’Illinois, où l’État a mis en place des mesures d’austérité impitoyables, et s’est appuyé sur les syndicats pour imposer des coupes budgétaires dans l’éducation publique, les soins de santé et les salaires des travailleurs de l’État.

La relation entre les syndicats et l’État décrite par Frederick et Franklin s’applique à l’ensemble de l’AFL-CIO (Confédération syndicale). Au cours des quatre dernières décennies, les syndicats ont travaillé systématiquement pour supprimer toute opposition organisée à la contre-révolution sociale menée par la classe dirigeante américaine.

En 2017, il n’y a eu que sept cessations du travail impliquant plus de 1000 travailleurs, le deuxième plus petit nombre depuis au moins 1947. Le plus bas fut en 2009, la première année du gouvernement d’Obama, immédiatement après l’effondrement financier de 2008 et le renflouement de Wall Street par le gouvernement. Le nombre de travailleurs impliqués dans des arrêts de travail à grande échelle est passé d’une moyenne de 1,5 million par an dans les années 1970 à 70 000 cette décennie (et seulement 25 000 l’année dernière), soit une baisse de plus de 95 pourcent.

Cette même période, des années 1980 à aujourd’hui, a vu une énorme concentration de revenus et de richesse chez l’élite dirigeante. La part du revenu national pour la moitié inférieure de la population est tombée de 20 pourcents en 1980 à 12 pourcent en 2014, tandis que la part du revenu pour le 1 pourcent supérieur est passée de 12 à 20 pourcent. La richesse et le revenu sont encore plus concentrés dans le 0,1 et 0,01 pourcent de la population.

Le nombre de grèves [en rouge] par rapport à la part du 1 pourcent le plus riche dans le revenu national [en bleu]

Les syndicats ont été indispensables pour effectuer ce transfert de richesse de la classe ouvrière aux riches. Ce n’est pas principalement une affaire de corruption de la part de responsables syndicaux individuels. De cela, il y en a beaucoup, comme en témoigne le scandale qui a éclaté dans le syndicat des Travailleurs unis de l’automobile (UAW) impliquant des paiements des constructeurs automobiles aux dirigeants de l’UAW responsables des négociations des accords collectifs. Cette corruption est cependant une expression de la nature et de la fonction des organisations elles-mêmes.

Les années 1980, à la suite du licenciement et la mise sur la liste noire des contrôleurs aériennes du syndicat PATCO par Reagan, furent une décennie de résistance de la classe ouvrière aux fermetures d’usines, aux licenciements massifs, aux réductions de salaires et au démantèlement des syndicats. Mais les syndicats ont assuré la défaite de chacune des centaines de batailles dans les mines ; dans l’automobile, la sidérurgie, les transports et les abattoirs, et parmi les enseignants et autres travailleurs du secteur public. Ils ont saboté ces luttes afin de saper la combativité de la classe ouvrière et faciliter la transformation des syndicats en des entités corporatistes dépendant des grandes entreprises et de l’État.

Au cours des grandes luttes de classe des années 1980, la Workers League (Ligue ouvrière des États-Unis), prédécesseur du Parti de l’égalité socialiste, a joué un rôle central dans l’organisation de l’opposition aux trahisons des syndicats. Elle chercha à mobiliser les militants de base contre les dirigeants syndicaux pro-capitalistes dans le cadre d’une lutte pour développer une direction politique indépendante et socialiste de la classe ouvrière.

À la suite de ces luttes, le Comité international de la Quatrième Internationale (CIQI) a tiré des conclusions de grande portée sur la nature des syndicats. La réponse de ces organisations nationales à la mondialisation de la production et au déclin du capitalisme américain était de s’intégrer dans le cadre de la gestion d’entreprise et de l’État et de devenir des partenaires « responsables » dans l’intensification de l’exploitation des travailleurs. En échange, les dirigeants de l’appareil syndical ont été les bénéficiaires de dessous-de-table de plus en plus importants sous forme d’actions de sociétés, de contrôle des caisses mutuelles de maladie, d’accès à des caisses noires partagées avec le patronat et de pots-de-vin directs.

Les syndicats, a conclu le CIQI, ne pouvaient plus être traités « d’organisations de travailleurs ». Dans une période antérieure, lorsque les syndicats, malgré leur direction pro-capitaliste et leur subordination des travailleurs au Parti démocrate, servaient à augmenter le revenu de travailleurs ou du moins le protégeait contre des diminutions, cette catégorisation restait valable. Mais comme l’a expliqué en 1937 Léon Trotsky, le fondateur de la Quatrième Internationale, ces syndicats dans l’éventualité qu’ils « défendent les revenus de la bourgeoisie des attaques de la part des travailleurs ; s’il arrivait qu’ils mènent une lutte contre les grèves, contre la hausse des salaires, contre l’aide aux chômeurs, alors nous parlerions d’une organisation de briseurs de grève, et non d’un syndicat. »

C’est précisément le rôle des syndicats aujourd’hui, non seulement aux États-Unis, mais aussi au niveau international. Toutes ces tendances politiques de pseudo-gauches qui insistent sur le maintien de l’emprise organisationnelle des syndicats sur la classe ouvrière sont complices de leur perspective anti-ouvrière.

La grève des enseignants de Virginie-Occidentale est l’expression d’un développement beaucoup plus large. Il y a une profonde colère dans toutes les couches de la classe ouvrière au sujet de l’inégalité sociale, de la baisse des salaires, de l’augmentation des coûts des soins de santé et de toutes les manifestations multiples de la crise sociale. Le « spectre de l’agitation sociale » qui terrifie les syndicats, pas moins qu’il ne terrifie la classe dirigeante, commence à se concrétiser.

Le développement du mouvement émergent de la classe ouvrière exige la formation de nouvelles organisations – des comités d’usine, de quartier et de lieu de travail, indépendants des syndicats et des deux grands partis du patronat, démocratiquement contrôlés et responsables devant les travailleurs. La formation de tels comités marquera une immense avancée dans le développement de l’initiative des travailleurs et dans le rapprochement de leurs luttes, aux États-Unis et au plan international, pour forger une offensive commune contre la classe capitaliste et ses instruments politiques.

La formation de telles organisations est liée à la construction d’une direction politique dans la classe ouvrière pour introduire dans ses luttes un programme socialiste dirigé contre le système capitaliste et l’inégalité sociale, la répression et la guerre qu’il engendre.

(Article paru en anglais le 28 février 2018)

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