1968: grève générale et révolte étudiante en France

Quatrième partie: Comment la JCR d’Alain Krivine a couvert la trahison du stalinisme (2)

Ceci est la quatrième partie d’une série d’articles sur les événements de Mai et Juin 1968 en France. La première partie traitait de l’évolution de la révolte étudiante et de la grève générale jusqu'à son apogée à la fin de mai. La deuxième partie examinait la façon dont le Parti communiste et le syndicat CGT aidèrent de Gaulle à reprendre le contrôle de la situation. La troisième partie et la présente partie discutent le rôle des pablistes. La dernière partie de cette série traitera de l’OCI (Organisation communiste internationaliste) de Pierre Lambert.

Une couverture pour le stalinisme

Les staliniens du Parti communiste français et de la CGT avaient bien l’esprit rebelle de la jeunesse en horreur et ils haïssaient les groupes étudiants qu’ils traitaient de « gauchistes » et de « provocateurs » ; mais d’un point de vue politique ceux-ci ne les dérangeaient pas trop. Les actions anarchistes d’un Cohn-Bendit menaçaient tout aussi peu la domination des staliniens sur la classe ouvrière que l’engouement des maoïstes pour la révolution culturelle en Chine et pour la lutte armée.

Et les pablistes se gardèrent bien d’entrer en conflit avec les staliniens. Ils ne prirent pas une seule initiative politique qui ait accentué l’opposition entre les travailleurs et les dirigeants staliniens et qui leur aient rendu la vie difficile. Au plus fort de la crise, alors que les travailleurs refusèrent les accords de Grenelle et que la question du pouvoir était posée, la JCR a empêché que les staliniens ne se retrouvent le dos au mur. Alain Krivine et Daniel Bensaid ont publié, vingt ans après les événements, une rétrospective de 1968 qui, bien qu’elle tente d’enjoliver le rôle de la JCR, est de ce point de vue extrêmement révélatrice. [11]

La JCR participa aux deux grandes manifestations par lesquelles les sociaux-démocrates et les staliniens avaient réagi à l’aggravation de la crise politique : le meeting de masse au stade Charléty organisé par le syndicat étudiant UNEF, la CFDT (Confédération française démocratique du travail) et le PSU (Parti socialiste unifié) le 27 mai et la manifestation de masse du PCF et de la CGT, le 29 mai.

Le rassemblement au stade Charléty devait préparer le terrain pour un gouvernement de transition sous la direction du politicien bourgeois expérimenté qu’était Pierre Mendès-France, qui avait entre-temps pris sa carte au PSU. Un tel gouvernement aurait eu pour tâche de prendre le contrôle de la grève, de rétablir l’ordre et de préparer de nouvelles élections.

Même une partie de la presse de droite était d’avis à ce stade que seul un tel gouvernement de « gauche » pouvait sauver l’ordre existant. Le journal quotidien économique Les Echos écrivait le 28 mai qu’il n’y avait plus le choix qu’entre réforme et révolution ou « anarchie » pour reprendre les termes de ce journal. Sous le titre « Il faudra bien en sortir » cette publication faisait le commentaire suivant : « Plus personne ne songe vouloir désormais obéir à personne ni croire en personne. Jusqu’alors la CGT apparaissait comme un bastion de l’ordre et de la discipline. Or, voici, qu’elle est ébranlée et investie par une infanterie mutinée dont elle avait sous-estimé la révolte. Les dirigeants syndicaux sont débordés par des grévistes qui ne croient plus aux promesses de quiconque. Et surtout pas à celles du gouvernement… La réforme oui, la chienlit non, avait dit, naguère, le général dans une formule malheureuse. Aujourd’hui on a à la fois la réforme et l’anarchie sans que l’on puisse prévoir laquelle des deux finira par l’emporter. »

Le PCF était à l’époque prêt à participer à un gouvernement bourgeois. Son secrétaire général, Waldeck Rochet, avait proposé le 27 mai un rendez-vous afin de déterminer immédiatement les conditions d’une « relève du pouvoir gaulliste par un gouvernement populaire et d’unité démocratique avec la participation communiste sur la base d’un programme commun ». Pour ceux qui connaissaient la terminologie stalinienne, il n’y avait pas de doute possible que par « gouvernement populaire d’unité démocratique » les staliniens entendaient un gouvernement bourgeois défendant la propriété bourgeoise.

Mais le PCF craignait aussi que Mitterrand et Mendès-France puissent former un gouvernement sans eux. C’est pourquoi ils organisèrent le 29 mai, avec la CGT, une manifestation de masse avec le mot d’ordre de « gouvernement populaire ». Ce mot d’ordre était une concession à l’état d’esprit révolutionnaire dans les entreprises, bien que le PCF ne songeât absolument pas à une prise de pouvoir révolutionnaire et ne voulait qu’un gouvernement de coalition avec Mitterrand ou d’autres politiciens bourgeois.

La JCR participa à la manifestation du PCF et de la CGT avec le mot d’ordre de « Gouvernement populaire, Oui ! Mitterrand Mendès-France, Non ! », soutenant de cette façon la manœuvre du PCF. Krivine et Bensaïd écriront plus tard sur ce mot d’ordre de la JCR : « La formule jouait sur l’ambiguïté. Elle opposait un gouvernement populaire que les secteurs les plus combatifs pouvaient interpréter comme issu de la grève et de ses organes à un gouvernement de personnalités politiciennes. Sans rejeter frontalement un gouvernement de coalition des partis de gauche, elle se donnait pour cible les personnalités sans attaches précises avec le mouvement ouvrier et susceptibles d’utiliser leur autonomie institutionnelle pour les combines de collaboration de classes… La formule de ‘gouvernement populaire’, malgré son flou délibéré, avait l’avantage de désigner un gouvernement des partis de gauche sans entrer dans des considérations plus précises. » [12]

En d’autres mots, la formule de la JCR devait faire croire aux « secteurs les plus combatifs » qu’une coalition bourgeoise de gauche avec participation du PCF serait « issue de la grève et de ses organes ». C’est là un aveu qui les démasque. Au moment où la crise révolutionnaire atteignait son paroxysme, où la CGT perdait son autorité, où De Gaulle disparaissait de la scène, à un moment donc où il aurait été nécessaire de prendre position ouvertement et de façon résolue, la JCR jouait avec les « ambigüités » et cultivait un « flou délibéré ». Elle esquivait la question décisive, celle de savoir qui avait le pouvoir dans l’État. La revendication d’un « gouvernement populaire » qu’elle avait empruntée aux staliniens jouissait bien d’une grande popularité, mais elle restait générale et n’engageait à rien. Le Parti communiste entendait par là un gouvernement de coalition avec les sociaux-démocrates et les radicaux bourgeois et dont la tâche principale eût été de maintenir l’ordre existant. Rien ne leur était plus étranger qu’une prise de pouvoir révolutionnaire. Les pablistes ne remirent jamais cela en question et s’alignèrent sur les staliniens.

Qu’aurait dû faire la LCR ?

La LCR ne disposait de toute évidence pas des forces nécessaires pour prendre le pouvoir. Mais il y a beaucoup de précédents dans l’histoire qui montrent que des marxistes révolutionnaires, même s’ils étaient minoritaires ont lutté pour leur programme et ont pu y gagner la majorité de la classe ouvrière.

En Russie, les bolchéviques de Lénine étaient bien inférieurs en nombre aux menchéviques et aux sociaux-révolutionnaires. Mais en Octobre 1917 ils réussirent, par une politique habile et basée sur les principes, à gagner la classe ouvrière et à prendre le pouvoir. Trotsky, qui a vécu en exil en France de 1933 à 1935, avait pris une part active à la vie de la section française et avait fait des propositions détaillées, montrant comment celle-ci pouvait lutter pour un programme révolutionnaire en tant que minorité. La question centrale était, là encore, la question de l’indépendance politique de la classe ouvrière vis-à-vis des appareils réformistes et aussi, plus tard, des appareils staliniens, et la construction d’un parti révolutionnaire indépendant.

Lorsque Lénine revint d’exil en avril 1917, il sonna la charge contre l’attitude conciliatrice prise en Russie par les bolchéviques vis-à-vis du gouvernement provisoire bourgeois dans lequel les menchéviques et les sociaux-révolutionnaires avaient des ministres. Il insista sur une opposition inconditionnelle et un programme qui aspirait à la prise du pouvoir par les soviets.

Dans le cadre de ce programme, les bolchéviques se servirent d’une tactique qui accentuait le gouffre entre les travailleurs et leurs dirigeants réformistes et les aida à rompre avec ceux-ci. Ils mirent les sociaux révolutionnaires et les menchéviques au défi de rompre avec la bourgeoisie libérale et de prendre eux-mêmes le pouvoir. Les partis de la démocratie petite-bourgeoise n’étaient pas capables de former un gouvernement indépendant de la bourgeoisie, mais Trotsky commenta plus tard cette expérience dans le « Programme de transition » en disant que « la revendication des bolchéviques adressée aux menchéviques et aux sociaux-révolutionnaires : ‘rompez avec la bourgeoisie, prenez le pouvoir !’ eut une précieuse valeur éducatrice pour les masses. La résistance opiniâtre des menchéviques et des sociaux-révolutionnaires à une prise de pouvoir… les condamna définitivement aux yeux du peuple et prépara la victoire des bolcheviques » [13]

En 1968, la JCR aussi aurait dû exiger que le PCF et la CGT, s’appuyant sur la grève générale, prennent le pouvoir. Liée à une agitation systématique contre le cours conciliateur des staliniens vis-à-vis des partis bourgeois, cette revendication aurait possédé une grande force politique. Elle aurait intensifié le conflit entre les travailleurs et les dirigeants staliniens et les aurait aidés à rompre avec ces derniers. Mais les pablistes étaient à mille lieues de mettre les staliniens dans l’embarras au moyen d’une telle revendication. Au plus fort de la crise révolutionnaire, ils ont confirmé qu’ils étaient un appui fiable de la bureaucratie stalinienne.

Les pablistes ne pouvaient pas simplement ignorer le rôle contre-révolutionnaire des staliniens alors même que la presse bourgeoise en parlait ouvertement. Pierre Frank accusa donc le PCF et la CGT en juin 1968 d’avoir « ainsi trahi dix millions de grévistes pour chercher à recueillir cinq millions de bulletins de vote ». Il compara même « cette trahison de la direction du PCF » à la trahison historique de la social-démocratie allemande : « Si cette direction n’a pas été jusqu’à agir à la manière des Noske et des Ebert contre la révolution allemande de 1918-19, c’est parce que la bourgeoisie n’en a pas eu besoin, mais sa conduite envers les ‘ gauchistes ‘ ne laisse aucun doute qu’elle est disposée à le faire le cas échéant. » [14]

Mais en mobilisant toute leur énergie politique pour monter des actions aventureuses et en faisant des étudiants l’avant-garde révolutionnaire, les pablistes évitaient délibérément la question décisive : la construction d’une nouvelle direction révolutionnaire sous forme d’une section de la Quatrième Internationale. Ils firent en sorte de ne pas remettre en question la domination politique exercée par les staliniens. Le cours liquidateur d’adaptation au stalinisme préconisé par Pablo et qui avait conduit en 1953 à la scission au sein de la Quatrième Internationale, constituait encore en 1968 le cœur de la politique pabliste. Les pablistes n’appelèrent ni à la rupture avec les staliniens ni ne s’engagèrent pour la construction de la Quatrième Internationale. Au lieu de cela, ils firent comme si les actions de la jeunesse pouvaient spontanément surmonter la trahison des staliniens et résoudre la crise de la direction prolétarienne. Ils devinrent ainsi le principal obstacle au développement d’une véritable avant-garde révolutionnaire.

En 1935, Léon Trotsky avait pris fait et cause pour la construction de comités d’action afin de s’opposer au Front populaire qu’il désignait comme « une coalition du prolétariat et de la bourgeoisie impérialiste représentée par le Parti radical ».

« Chaque groupe de deux cents, cinq cents ou mille citoyens qui adhèrent au Front populaire dans la ville, le quartier, l’usine, la caserne, la campagne doit, pendant les actions de combat, élire son représentant dans les comités d’action locaux. Tous ceux qui participent à la lutte s’engagent à reconnaître leur discipline » écrivit-il. « Il est vrai que peuvent prendre part aux élections des comités d’action non seulement les ouvriers, mais les employés, les fonctionnaires, les anciens combattants, les artisans, les petits commerçants et les petits paysans. C’est ainsi que les comités d’action peuvent le mieux remplir leur tâche qui est de lutter pour conquérir une influence décisive sur la petite bourgeoisie. En revanche, ils rendent très difficile la collaboration de la bureaucratie ouvrière avec la bourgeoisie. » Trotsky insistait sur le fait qu’« Il ne s’agit pas d'une représentation démocratique de toutes et de n'importe quelles masses, mais d’une représentation révolutionnaire des masses en lutte ». « Le comité d’action est l’appareil de la lutte ». C’était selon Trotsky « l’unique moyen de briser la résistance antirévolutionnaire des appareils des partis et des syndicats. » [15]

Les pablistes ont repris la revendication des comités d’action en 1968. Le 21 mai, la JCR distribua un tract prenant fait et cause pour la formation de comités de grève dans les entreprises et de comités d’action dans les facultés et dans les quartiers. Ce tract appelle à la constitution d’un gouvernement ouvrier et souligne que « le pouvoir que nous voulons doit être issu des comités de grève et des comités d’action des travailleurs et des étudiants ». Mais l’adaptation des pablistes aux staliniens et au radicalisme petit bourgeois privait cette revendication de tout contenu révolutionnaire. Séparé de la construction d’une nouvelle direction révolutionnaire, elle n’était rien de plus que l’accompagnement radical d’une politique opportuniste. [16]

Trotsky contre Pierre Frank

Ce n’était pas la première fois que Pierre Frank jouait un tel rôle politique. Il avait déjà été critiqué avec véhémence pour des raisons similaires par Trotsky en 1935 et finalement exclu du mouvement trotskyste. A l’époque, il avait dirigé avec Raymond Molinier un groupe autour de la publication La Commune, qui aspirait à une alliance avec des courants centristes, en particulier avec la Gauche révolutionnaire de Marceau Pivert. Pivert quant à lui, était un centriste invétéré. En paroles, il tendait vers la révolution tandis que dans sa pratique il constituait le flanc gauche du gouvernement du Front populaire qui étouffa la grève générale en 1936.

Trotsky rejetait de façon inflexible tant le centrisme de Pivert que les manœuvres de Molinier et Frank. « L’essence de la tendance pivertiste réside précisément en cela: accepter les mots d’ordre ‘révolutionnaires’ mais ne pas en tirer les conclusions nécessaires qui sont la rupture avec Blum et Zyromski [social démocrate de droite], la création d’un nouveau parti et de la nouvelle Internationale. Sans elles, tous les mots d’ordre ‘révolutionnaires’ sont nuls et inopérants. » Il reprochait à Frank et Molinier d’avoir « cherché avant tout à conquérir la sympathie de la ‘Gauche révolutionnaire’ par des manœuvres personnelles, des combinaisons en coulisses et surtout en renonçant à nos mots d’ordre et à notre critique ouverte des centristes » [17]

Dans un autre article, Trotsky qualifiait l’attitude de Molinier et de Frank de crime politique. Il leur reprochait de cacher leur programme et de présenter « aux ouvriers de faux passeports. C’est un crime! » Il insista pour dire que la défense du programme révolutionnaire avait priorité sur l’unité d’action: « ‘Journal de masse ’? L’action révolutionnaire? Regroupement? Des communes partout? Très bien, très bien, …Mais le programme d’abord !... » [18]

« Sans le nouveau parti révolutionnaire, le prolétariat français est voué à la catastrophe, » poursuivait-il. «Le parti du prolétariat ne peut pas ne pas être international. La IIe et la IIIe Internationale sont devenus les plus grands obstacles pour la révolution. Il faut créer une nouvelle internationale, la IVe. Il faut proclamer ouvertement sa nécessité. Ce sont les petits bourgeois centristes qui s’arrêtent à chaque pas devant les conséquences de leur propre pensée. L’ouvrier révolutionnaire, lui, peut être paralysé par son attachement traditionnel à la IIe ou à la IIIe internationales, mais, dès qu’il aura compris la vérité, il passera directement sous le drapeau de la IVe. C’est pourquoi il faut présenter aux masses un programme complet. Avec des formules équivoques, on ne peut servir que Molinier, qui, lui sert Pivert, lequel à son tour couvre Léon Blum. Et ce dernier travaille de toutes ses forces pour [le fasciste] de la Rocque…» [19]

Trente ans plus tard, Pierre Frank n’avait toujours tiré aucun enseignement du conflit avec Trotksy. Il était, en 1968, bien plus à droite encore qu’en 1935. Cette fois, il ne rechercha pas seulement l’unité avec les centristes à la Marceau Pivert, mais aussi avec les anarchistes, les maoïstes et autres tendances droitières. L’accusation d’avoir commis un crime politique, lancée à l’époque par Trotsky, était encore plus justifiée en 1968. Les pablistes constituaient l’obstacle décisif sur le chemin de la jeunesse et des travailleurs vers le marxisme révolutionnaire.

Finalement, les pablistes firent porter la responsabilité de la trahison stalinienne et de leur propre échec à la classe ouvrière elle-même. Krivine et Bensaïd écrivirent vingt ans après : « La faiblesse des forces révolutionnaires organisées au début du mouvement peut être imputée aux méfaits du stalinisme et de la social-démocratie. Mais, à moins de verser dans un idéalisme forcené, elle exprime aussi, fût-ce de façon déformée, un état plus général de la classe ouvrière, de ses courants combatifs, de ses avant-gardes naturelles dans les entreprises et les syndicats. » Il y avait bien eu des contradictions entre la dynamique de la lutte et le parti communiste poursuivaient-ils « Mais ces phénomènes restent marginaux… Les grévistes voulaient dans leur masse régler un contentieux social, secouer le joug d’un régime autoritaire. De là à la révolution, il y avait encore de la marge. » [20]

Vingt ans plus tard, Krivine était encore plus net : « Certes, à la direction de la JCR, nous ne savions pas jusqu’où irait le mouvement » écrit-il dans son autobiographie. « Mais nous savions assez précisément où il n’irait pas. C’était une révolte d’une ampleur inégalée mais ce n’était pas une révolution : pas de programme, ni d’organisations crédibles prêtes à prendre le pouvoir. » [21]

Cette manière d’argumenter est caractéristique de l’opportunisme pabliste. Trotsky l’a une fois qualifié dans son conflit avec le POUM de « philosophie de l’impotence » « qui tente d’accepter les défaites comme des maillons nécessaires dans la chaîne d’une évolution surnaturelle » et « qui est absolument incapable ne serait-ce que de soulever la question des facteurs concrets, tels que les programmes, les partis, les personnalités qui sont les organisateurs de la défaite. » [22]

La LCR aujourd’hui

Le ministre français de l’intérieur de l’époque, Raymond Marcellin, fit interdire la JCR et l’organisation qui lui succéda, la LCR, à deux reprises: le 12 juin 1968, lorsqu’il dissout en tout douze organisations de gauche et le 28 juin 1973, après qu’eut lieu une lutte violente avec la police à l’occasion d’une manifestation antifasciste à Paris. Mais les éléments les plus clairvoyants de la classe dominante savaient, dès 1968, que la LCR ne représentait pas une menace pour l’ordre bourgeois et qu’on pouvait compter sur elle en période de crise.

Après le reflux de la vague révolutionnaire de 1968, la LCR et les organisations avec lesquelles elle collaborait à l’époque, devinrent un terrain de recrutement fertile pour les partis établis, les médias bourgeois, les universités et l’appareil d’État. On trouve ainsi d’anciens membres de la LCR qui occupent des chaires de philosophie dans les universités (Daniel Bensaïd), on les trouve à des postes dirigeants au Parti socialiste (Henri Weber, Julien Dray, Gérard Filoche, etc.) et dans les rédactions de la presse bourgeoise.

Edwy Plenel, ancien de la LCR et qui est parvenu à la direction du journal Le Monde, écrit dans ses mémoires : « Je ne fus pas le seul : nous sommes bien quelques dizaines de milliers qui, ayant été peu ou prou engagés dans les années 1960 et 1970 à l'extrême gauche, qu’elle fût ou non trotskyste, avons renoncé aux disciplines militantes et portons un regard parfois critique sur leurs illusions, sans pour autant abandonner une fidélité à nos colères initiales et sans taire notre dette envers ces apprentissages.» [23]

L’anarchiste Cohn-Bendit est devenu le mentor politique et l’ami intime de Joschka Fischer, qui fut ministre allemand des Affaires étrangères de 1998 à 2005. Quant à Cohn-Bendit, il dirige actuellement le groupe des Verts au parlement européen. Il fait partie de l’aile droite de ce parti qui a lui-même opéré un fort virage à droite.

Le maoïste Alain Geismar fut en 1990 responsable de l’Inspection générale de l’Education nationale et occupa ensuite le poste de secrétaire d’Etat dans divers ministères dirigés par des socialistes. On doit également aux maoïstes la création de Libération, un quotidien influent. Ce journal fut fondé en 1973 comme organe de presse maoïste et eut pour directeur de publication le philosophe Jean Paul Sartre.

Le nombre de ceux qui, en 1968, étaient des petits bourgeois radicalisés et qui ont fait rapidement carrière est tellement élevé qu’on ne peut pas simplement expliquer ce phénomène en parlant du retour « d’enfants prodigues ». C’est plutôt là le résultat du fait que les pablistes et leurs alliés, malgré leur rhétorique radicale, ont toujours défendu une perspective opportuniste et compatible avec l’ordre bourgeois.

Aujourd’hui, face à une crise économique et politique bien plus profonde que celle de 1968, on a une fois de plus besoin de la LCR. Les répercussions de la mondialisation, de la crise financière internationale et de l’augmentation des prix du pétrole ont, en France aussi, fait disparaître la marge de manœuvre pour les compromis sociaux. Le PCF et la CGT ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes ; tout juste sept pour cent des salariés sont organisés dans des syndicats. Le Parti socialiste actuel, qui fut constitué en réaction à 1968 et qui fut pendant trente ans le principal pilier du régime bourgeois, est secoué de conflits internes et se trouve en chute libre. Les contradictions sociales ont atteint un point extrême. Depuis douze ans, les vagues de grève et de protestation se succèdent.

Dans de telles conditions, l’élite dominante a besoin d’un appui à gauche qui soit en mesure de désorienter et de détourner l’attention d’une alternative révolutionnaire du nombre croissant de travailleurs et de jeunes qui ne croient plus à une solution réformiste de la crise sociale. C’est à cela que sert le « Nouveau parti anticapitaliste » que la LCR veut fonder à la fin de cette année. Son porte-parole, Olivier Besancenot qu’Alain Krivine a préparé à sa succession, fut érigé en superstar politique par les médias après qu’il ait obtenu 1,5 millions de voix lors de la dernière élection présidentielle.

La parallèle entre la JCR de 1968 et le « Nouveau parti anticapitaliste » d’aujourd’hui saute aux yeux. Cela commence avec la glorification de Che Guevara, dont Besancenot se réclame ouvertement et sur lequel il a publié un livre l’an dernier. Cela continue avec l’adaptation non critique aux courants radicaux petits bourgeois de toutes sortes : le nouveau parti est – selon les mots de Besancenot - ouvert aux ex-membres de partis politiques, aux animateurs du mouvement syndical, aux féministes, aux adversaires du libéralisme, aux anarchistes, aux communistes et aux antilibéraux. Et cela va jusqu’au rejet explicite du rapport historique au trotskysme. Un tel parti informe et éclectique du point de vue du programme et qui n’est lié à aucun principe peut être facilement manipulé et adapté à toutes les exigences de la classe dirigeante.

Les leçons de 1968 n’ont donc pas seulement un intérêt historique. A l’époque, la classe dominante avait réussi, à l’aide du stalinisme et du pablisme, à reprendre le contrôle pendant la crise révolutionnaire et à stabiliser son régime. La classe ouvrière ne se laissera pas duper une deuxième fois.

A suivre

Notes :

[11] Alain Krivine, Daniel Bensaïd, « Mai si! 1968-1988: Rebelles et repentis », Montreuil 1988

[12] ibid., p. 39-40

[13] Traduit de l’allemand: Léon Trotsky, « Programme de Transition », Essen 1997, p. 110

[14] Pierre Frank, « Mai 68 : première phase de la révolution socialiste française », http://www.lcr-rouge.org/spip.php?article1609

[15] Léon Trotsky, « Le front populaire et les comités d’action », 26 novembre 1935, http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/ouvalafrance/ovlf4.htm

[16] Traduit de l’anglais : Jeunesse Communiste Révolutionnaire, « Workers, Students », May 21, 1968, http://marxists.org/history/france/may-1968/workers-students.htm

[17] Léon Trotsky, « Qu’est-ce qu’un journal de masse? » Dans Œuvres, Tome 7, 1935 p. 175, 178. Edi Paris 1980.

[18] Léon Trotsky, « Contre les faux passeports en politique ». Dans Œuvres, Tome 7, 1935 p. 224, 229. Edi Paris 1980.

[19] ibid, p. 229-230

[20] Krivine, Bensaïd, ibid. p. 43

[21] Alain Krivine, « Ça te passera avec l’âge », Flammarion 2006, p. 103-104

[22] Traduit de l’allemand. Leo Trotzki, « Klasse, Partei und Führung », in « Revolution und Bürgerkrieg in Spanien 1931-39 », Frankfurt 1976, S. 346

[23] Edwy Plenel, « Secrets de jeunesse », Editions Stock 2001, p. 21-22

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