L’Espagne renonce à faire extrader Puigdemont d’Allemagne

Hier, la Cour suprême espagnole a abandonné sa campagne pour faire extrader d’Allemagne l’ex-président régional de Catalogne Carles Puigdemont.

Puigdemont avait fui de Barcelone à Bruxelles à l’automne pendant la répression de masse lancée par Madrid du référendum d’indépendance catalane. Berlin l’avait détenu en mars et relâché sous caution en avril. Et la semaine dernière, la cour régionale du Schlwesig-Holstein avait tranché que son extradition était possible, mais uniquement pour cause de malversation des fonds publics ayant financé le référendum et non pas pour rébellion, chef d’accusation plus grave.

Le juge Pablo Llarena a publié hier une déclaration qui critique la cour allemande. Epinglant son «manque de souci» face à des actions qui «auraient pu renverser l’ordre constitutionnel espagnol», Llarena a accusé la cour du Schleswig-Holstein d’avoir outrepassé ses compétences en se fondant sur des «positions non clarifiées.»

Toutefois, Llarena a choisi de ne pas attaquer cette décision en justice. Il a indiqué que Madrid ne ferait pas appel de la décision devant la Cour européenne de justice. Il a également retiré les mandats d’arrêt européens lancés par Madrid contre Puigdemont et d’autres responsables catalans qui ont fui avec lui pendant la répression en Catalogne.

Les mandats d’arrêt espagnols contre Puigdemont pour rébellion et pour malversation sont toujours en place. «Carles Puigdemont pourra voyager librement hors d’Espagne sans crainte d’être détenu», a conclu le journal social-démocrate El Pais.

Puigdemont a dit sur Twitter que c’était «la preuve de l’immense faiblesse» des chefs d’accusation contre les nationalistes catalans et a appelé à la libération des détenus politiques catalans. Le président catalan actuel, Quim Torra, a aussi réagi à la décision de Llarena en appelant à la «libération de tous les détenus nationalistes et le retour des exilés cet après-midi.»

Mais le procureur ne projette ni de libérer les responsables catalans détenus par Madrid, dont le vice-président Oriol Junqueras, ni de pardonner ceux qui ont fui avec Puigdemont. Sous María José Segarra, la procureure du nouveau gouvernement PSOE, Madrid gardera le cap fixé par l’ancien gouvernement de droite du Parti populaire (PP). Segarra prépare l’argument qu’à cause de la décision allemande, les détenus «risquent de s’enfuir» et qu’il faut donc prolonger leur détention.

Le gouvernement social-démocrate minoritaire et ses soutiens dans Podemos, le parti de pseudo gauche lié à Jean-Luc Mélenchon en France, détiennent toujours Junqueras, plusieurs autres ministres catalans, et deux dirigeants d’associations catalanes, Jordi Sànchez and Jordi Cuixart. Le PSOE et Podemos ont présenté cyniquement leur transfert vers des prisons en Catalogne comme une avancée démocratique. Les prisonniers sont inculpés de rébellion et risquent 30 ans de prison.

Ces conflits sont les retombées au sein de l’élite dirigeante espagnole de la crise provoquée en Catalogne par une décennie de mesures d’austérité européennes après le krach de 2008. Sur fond de conflits entre Madrid et Barcelone sur comment organiser les coupes sociales dictées par Bruxelles, les nationalistes catalans ont lancé un référendum d’indépendance pour tenter de contrôler la colère sociale et d’attiser les divisions nationales entre les travailleurs espagnols. Madrid a réagi par une répression brutale d’électeurs pacifiques qui a entraîné l’hospitalisation de presque 1.000 personnes.

Sous Mariano Rajoy, le PP a incité une hystérie fascisante et tenté de mater la crise par la terreur, en utilisant l’article 155 de la Constitution de 1978 pour imposer un régime non-élu en Catalogne.

On a préparé et discuté publiquement de la mobilisation de parachutistes et de blindés de l’armée contre la Catalogne. Le PP a soutenu des manifestations anti-catalanes d’extrême-droite où l’on chantait l’hymne de l’ancien dictateur fasciste Francisco Franco, «Cara al Sol», et a dit que Puigdemont pourrait subir le même sort que Lluis Companys, fusillé par Franco. Le chef des armées espagnoles, le général Fernando Alejandre, a traité la Catalogne de menace militaire.

Mais cette atmosphère ultra-réactionnaire a été victime de la montée de l’opposition ouvrière en 2018. Sur fond de grèves d’enseignants américains, de métallos allemands et turcs, de cheminots français et britanniques, les travailleurs des ports, des aéroports, des transports et du commerce se sont mobilisés. Les travailleurs espagnols sont à la pointe d’une grève internationale contre l’homme le plus riche au monde, le P-DG d’Amazon, Jeff Bezos.

Face aux grèves et aux manifestations à Barcelone pour la libération des détenus politiques catalans, l’ascendant est revenu aux sections de la bourgeoisie qui prônaient une politique moins ouvertement fascisante et plus prudente en Catalogne. En mai, Podemos et ses alliés au parlement ont abandonné leur soutien tacite au gouvernement minoritaire du PP et ont installé le PSOE au pouvoir.

Le PSOE a continué la politique militariste et austéritaire du PP, en se couvrant d’appels de pied en direction de la bourgeoisie catalane et des classes moyennes aisées. Il n’a pas touché aux crédits massifs alloués à l’armée et n’a proposé qu’un ralentissement minime de l’austérité sociale, mais il a proposé une nouvelle ligne sur les questions nationale et de genre. Le premier ministre Pedro Sanchez a proposé d’adopter un nouveau statut d’autonomie en Catalogne, nommé de nombreuses femmes ministres, et soutenu des manifestations «oui c’est oui» sur le consentement sexuel.

De puissantes fractions de la bourgeoisie européenne considèrent manifestement que la réaction officielle sur l’extradition de Puigdemont correspond à la stratégie plus habile de Sanchez.

Selon la Süddeutsche Zeitung, «le nouveau chef social-démocrate de l’Espagne, Pedro Sanchez, sera vraisemblablement satisfait de la décision du juge Llarena de s’abstenir de pousser à une extradition. Sanchez est taraudé par un énorme problème. Si on avait extradé Puigdemont pour lui imposer une sentence de 30 ans de prison, le séparatisme catalan aurait un martyr de plus. Puigdemont prisonnier serait un obstacle énorme à une négociation avec les séparatistes, ce que Sanchez lui-même dit qu’il veut faire.»

En même temps, les conflits explosifs dans l’élite dirigeante espagnole continuent à monter sur la proposition de Sanchez de faire adopter par référendum un nouveau statut d’autonomie catalane. Alors que le porte-parole du PP, Rafael Hernando dénonçait le PSOE pour avoir négocié avec des «populistes, des séparatistes et les héritiers d’ETA», le groupe terroriste basque, Sanchez compte continuer les négociations avec les séparatistes, car la crise catalane «ne se résoudra que par un vote.»

Dans ce contexte explosif, le sort des nationalistes catalans ciblés par Madrid reste incertain. Cela souligne avant tout la trajectoire de la bourgeoisie espagnole et de toute l’Union européenne vers une politique toujours plus réactionnaire et répressive, à laquelle seule une lutte politique consciente des travailleurs à travers l’Europe peut combattre.

Si la cour du Schlwesig-Holstein n’a pas extradé Puigdemont et si ce dernier ne croupit pas actuellement dans une prison espagnole, ce que sa décision a révélé avant tout est l’énorme développement d’un Etat policier européen. Les moyens légaux et policiers nécessaires pour surveiller, arrêter et extrader les hommes politiques, y compris ceux qui font face à des accusations draconiennes et infondées, existent et fonctionnent à travers l’Europe.

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