Arsène Tchakarian (1916-2018): la lutte résistante du groupe Manouchian

2e partie: Qui a livré le groupe Manouchian?

Dans les années 1980, alors que la colère ouvrière montait contre les mesures d’austérité et les fermetures d’usines du gouvernement PS-PCF dirigé par François Mitterrand, une vive polémique a éclaté sur l’attitude du PCF envers le Groupe Manouchian. La veuve de Manouchian, Mélinée, et le frère de Marcel Rajman (fusillé au Mont-Valérien), Simon Rajman, ont accusé le PCF d’avoir abandonné le groupe Manouchian, qui se savait traqué par la police.

En 1943, les membres du groupe Manouchian avaient demandé à être exfiltrés vers les villes de la zone Sud pour y continuer la lutte; le PCF s’y est opposé. Alors qu’on leur ordonnait de mener des actions de plus en plus dangereuses, Manouchian avait fait part de ses inquiétudes à sa femme. Parlant des dirigeants du PCF, il lui a dit: «Je crois qu'ils veulent nous mener à la mort».

Dans la lettre à sa femme écrite peu avant son exécution par la Gestapo, Manouchian a écrit: «Je pardonne à tous ceux qui m'ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal, sauf a celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et à ceux qui nous ont vendus», faisant vraisemblablement allusion à la direction du PCF.

Le film de Mosco Boucault sorti en 1983 «Des terroristes à la retraite», interdit d’antenne pendant deux ans sous la pression des groupes officiels de la résistance, a donné raison à l’accusation formulée par Manouchian et répétée après sa mort par Mélinée.

Louis Gronowski, un officier de liaison entre Duclos et la direction des FTP-MOI, y défend froidement la décision de sacrifier le Groupe Manouchian: «Par mesure de sécurité, on a envoyé des militants se cacher (...) Mais il fallait qu'il en reste pour combattre. Oui, dans chaque guerre il y a des sacrifiés.»

Dans ce débat, Tchakarian est intervenu pour défendre le PCF. Dans un livre publié en 1986, Les franc-tireurs de l’Affiche Rouge, il a opposé aux accusations de Mélinée Manouchian la thèse de la seule responsabilité de Boris Holban, chef militaire des FTP-MOI parisiens avant Manouchian, dans leur chute. Tchakarian a écrit encore deux autres livres sur les FTP-MOI, Les Fusillés du Mont-Valérien en 1991 et en 2012, Les commandos de l’Affiche Rouge.

Derrière ces tentatives de justifier l’attitude du PCF envers le groupe Manouchian, il y avait, et il y a encore, des intérêts puissants. Ayant trahi les luttes révolutionnaires à la Libération et la grève générale de Mai 68, le PCF était devenu une pierre angulaire du régime capitaliste. En présentant la résistance comme une lutte de libération purement nationale, compatible avec les agissements des représentants de l’impérialisme français, le PCF cherchait à subordonner les sentiments antifascistes spontanés des travailleurs aux politiques réactionnaires du PS et de l’ex-vichyste Mitterrand.

Mettre en cause l’action du PCF dans la Résistance et son hostilité envers les trotskystes, par contre, c’était mettre en cause la politique de sauvetage des bourgeoisies collaborationnistes menée par les staliniens à travers l’Europe de l’Ouest, et soulever la question d’une alternative historique au capitalisme européen.

Les tendances petite-bourgeoises qui ont rompu avec le Comité international de la Quatrième Internationale ont joué un rôle considérable pour maintenir l’obscurité relative qui plane sur les circonstances de la mort du groupe Manouchian. La Ligue communiste révolutionnaire pabliste et l’Organisation communiste internationaliste de Pierre Lambert avaient adopté la fausse perspective nationaliste de soutenir l’Union de la gauche PS-PCF, ou d’une alliance nationaliste social-démocrate et stalinienne, comme à la Libération. Dans leurs écrits sur le groupe Manouchian, ils se sont efforcés de ne pas troubler leurs alliances avec le PS et le PCF.

Sous ces conditions, la question de pourquoi les chefs du PCF et des FTP ont décidé de sacrifier le groupe Manouchian n’est toujours pas pleinement éclaircie. Il y a toutefois peu de doute que cette décision s’inscrivait dans le contexte du génocide politique dirigé par Staline contre l’opposition marxiste et internationaliste au sein du mouvement communiste, qui a culminé, après la campagne de mensonges des Procès de Moscou, dans l’assassinat de Trotsky.

Un ancien commandant des F.T.P. du Nord, Roger Pannequin a critiqué la décision du PCF de minimiser le rôle des résistants immigrés après la guerre: «C'est véritablement pour des raisons nationalistes étroites que l'on a fait disparaître les particularités des groupes immigrés. Cela permettait d' ajouter le ‘F’ a F.T.P. pour faire F.T.P.F. Or il n'y a jamais eu de F.T.P.F. Il faut y insister. Le ‘F’ n'est venu qu'après la Libération, parce qu'il fallait démontrer qu'on était nationaliste bon teint.»

Pannequin a évoqué les manœuvres cyniques du PCF pour faire oublier le pacte Staline-Hitler, y compris son usage des MOI: «Quand il fallait un communiqué, c’étaient les gars de la M.O.I qu'on envoyait au casse-pipe [ ... ]. C' est pour faire oublier la trahison, la politique de collaboration non avouée, mais réelle avec les hitlériens que l'on a donne l'ordre de foncer tête baissée en 1942, que l'on a exécuté les missions les plus insensées et avec, en première ligne, les immigrés».

La direction stalinienne n’a pas arrêté sa chasse aux trotskystes des années 1930 pendant la guerre. La lutte contre le trotskysme a primé pour elle sur la lutte contre les nazis et Vichy. Avertis selon l’ex-dirigeant Auguste Lecoeur dès août 1943 des sympathies trotskystes de Manoukian, que la direction stalinienne aurait pu confondre avec Manouchian, les chefs du PCF auraient été prêts à tout pour écraser le danger de l’émergence mouvement résistant de masse, ouvrier et anti-stalinien.

Le chef de la résistance stalinienne, Jacques Duclos, s’était formé au travail clandestin en participant à la traque par Staline de la IVe Internationale qui s’est soldée par l’assassinat de Trotsky en 1940, après ceux de ses secrétaires Léon Sedov, Rudolf Klement et Erwin Wolf.

Ces assassinats se sont poursuivis pendant la guerre, comme en témoigne celui du trotskyste italien Pietro Tresso. Connu sous le nom de Blasco, c’était membre fondateur du Parti communiste italien avec Gramsci. Il avait rejoint l’Opposition de Gauche et militait au sein du mouvement trotskyste en France quand il fut arrêté par la police vichyste en 1942.

Après une évasion de la prison de Puy-en-Velay organisée par la résistance, avec plusieurs dizaines d’autres prisonniers, Blasco est mort en octobre 1943, assassiné sur ordre du PCF et très vraisemblablement de Staline lui-même. Trois autres trotskystes, Pierre Salini-Ségal, Abram Sadek et Jean Reboul, furent éliminés avec lui, alors qu’ils faisaient partie du maquis FTP Wodli en Auvergne.

Alors qu’il faisait assassiner Blasco et ses camarades, le PCF se décidait à «sacrifier» le Groupe Manouchian, en lui ordonnant de rester à Paris alors qu’il le savait filé par la police française.

Le sort de Tchakarian à la fin de sa vie illustre comment le stalinisme désarme les travailleurs aujourd’hui face à la montée de l’extrême-droite, favorisée par l’ensemble de l’élite dirigeante.

En 2005, Tchakarian accepta la Légion d’honneur, dont il fut fait officier en 2012, par Nicolas Sarkozy, le président de droite qui pratiquait l‘ouverture vers le FN néofasciste, l’héritier politique de Vichy. En avril 2017, il est fait commandeur de la Légion d’honneur par le gouvernement Hollande, qui avait voulu établir dans la constitution la déchéance de nationalité, mesure maniée contre les Juifs et les résistants par le régime de Vichy.

La renommée de l’action du groupe Manouchian est néanmoins, malgré la confusion créée par le PCF, pleinement méritée.

Son internationalisme et ses liens avec l’Opposition de Gauche attireront dans la période à venir de plus en plus l’attention des jeunes et des travailleurs en lutte. Alors que la faillite du régime politique français devient toujours plus manifeste, sur fond de la plus grande crise capitaliste depuis les années 1930, son engagement communiste, sa lutte et son sacrifice constituent toujours un exemple de courage et de détermination révolutionnaires.

Fin.

Voir également:

1er partie: l’itinéraire politique et l’action militaire des résistants

Des terroristes à la retraite (film de Mosco Boucault,sur YouTube)

Lettre de Missak Manouchian à sa femme Mélinée (21 février 1944)

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