L'Ontario invoque la clause dérogatoire antidémocratique pour annuler une décision de la cour

Le premier ministre de l'Ontario, Doug Ford, a annoncé lundi qu'il utilisera la «clause dérogatoire» pour annuler une décision judiciaire selon laquelle la Loi sur l'amélioration des administrations locales (loi 5), adoptée à la hâte par son gouvernement, viole les droits «garantis» par la Charte canadienne des droits et libertés de la Constitution.

Les mesures de Ford – y compris une promesse qu'il n'hésitera pas à abroger les droits démocratiques à l'avenir pour imposer son programme réactionnaire propatronal – représentent un pas de plus vers des formes autoritaires de gouvernement, et doivent servir d'avertissement à la classe ouvrière.

En invoquant la clause dérogatoire (article 33 de la Charte des droits et libertés), qui n'a presque jamais été invoquée et qui est très controversée, Ford et son gouvernement progressiste-conservateur nouvellement élu démontrent qu'ils répondront par la répression à toute contestation de ce que Ford appelle son «mandat» de gouverner.

L'annonce par Ford qu'il convoquait l'Assemblée législative en session mercredi pour promulguer la «clause dérogatoire» a été faite en réponse à une décision de la Cour supérieure de l'Ontario rendue lundi dernier. Le juge Edward Belobaba a conclu que la décision du gouvernement de l'Ontario de réduire le conseil municipal de Toronto de 47 à 25 membres élus au cours d'une campagne électorale violait à la fois la garantie de liberté d'expression des électeurs et la garantie de la Charte des candidats. Il a ordonné que les élections municipales, prévues pour le 22 octobre, se déroulent comme prévu lorsque la campagne a officiellement commencé plus tôt cet été, avec 47 circonscriptions au lieu de 25.

Ford a réagi rapidement. Plutôt que de se concentrer sur l'appel devant les tribunaux, il a annoncé que son gouvernement deviendra la troisième juridiction canadienne à utiliser la clause dérogatoire antidémocratique. Introduit en même temps que la Charte, en 1982, l'article 33 permet aux gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux de suspendre, c'est-à-dire de violer les droits et libertés garantis par la Charte. Le gouvernement fédéral ne l'a jamais invoqué. Le Québec – dont l'élite politique, à la fois indépendantiste et fédéraliste, a refusé d'appuyer le rapatriement et la réforme de la Constitution de 1982 – l'a invoqué plus d'une dizaine de fois, y compris en limitant les droits des minorités linguistiques; et la Saskatchewan, à deux reprises.

Tout porte à croire que, loin d'être réticent à rompre avec les précédents, Ford s'est emparé de la décision du juge Belobaba pour briser le tabou politique sur l'utilisation de la «clause dérogatoire».

Lors de la conférence de presse de lundi, le premier ministre a agi d'une manière qui fait écho au président américain Donald Trump, se présentant comme la voix du peuple et la seule autorité constitutionnelle légitime contre une magistrature non élue et non responsable. «J'ai été élu. Le juge a été nommé. Il a été nommé par une seule personne», a déclaré Ford. Il a poursuivi en avertissant que son gouvernement utilisera «tous les outils à notre disposition» pour mettre en œuvre son programme. «Je veux aussi qu'il soit clair, a dit Ford, que nous sommes prêts à utiliser de nouveau l'article 33 à l'avenir. Nous prenons position.»

Le programme de lutte des classes de Ford est inséparable de l'attaque de son gouvernement contre les droits démocratiques. Ni l'un ni l'autre ne peut être combattu avec succès par la classe ouvrière en faisant appel à n'importe quelle section de l'establishment bourgeois et à ses institutions, qu'il s'agisse des tribunaux, des partis d'opposition libéraux et néo-démocrates ou des syndicats procapitalistes.

Les tribunaux ont entériné de nombreuses lois antigrèves au cours des dernières décennies, tout en donnant leur approbation à une vaste expansion des pouvoirs de surveillance de l'État et à la réduction des droits démocratiques au nom de la «guerre contre le terrorisme».

Quant aux représentants du NPD et du Parti libéral à l'hôtel de ville de Toronto et à l'Assemblée législative de l'Ontario, ils ont aidé à mettre en œuvre des réductions dévastatrices des dépenses publiques, tout en récompensant les grandes entreprises et les riches par des subventions et des réductions d'impôt.

Le fait que Ford soit prêt à violer les droits constitutionnels pour vaincre l'opposition au sein de la bourgeoisie souligne qu'il dirige un gouvernement d'extrême droite qui est violemment hostile à la classe ouvrière. Si Ford est prêt à se donner tant de mal pour faire face à une décision judiciaire et à son opposition à ses plans de réorganiser le conseil municipal de Toronto, y compris ceux qui sont alignés à son propre Parti progressiste-conservateur, il n'est pas difficile d'imaginer comment il réagira face à une opposition de masse de la classe ouvrière.

En moins de trois mois depuis l'arrivée au pouvoir de Ford, ses progressistes-conservateurs ont adopté une foule de mesures de droite, notamment des compressions à l'aide sociale, un gel de l'embauche dans les provinces, la nomination d'une commission chargée de jeter les bases de réductions de dépenses de plusieurs milliards de dollars et une loi interdisant la grève des assistants d'enseignement et de recherche diplômés de l'Université York.

En même temps, son gouvernement a cherché à cultiver un électorat d'extrême droite, en flattant la police et en cherchant à faire des réfugiés les boucs émissaires pour la crise sociale provoquée par des décennies de coupes dans le logement social et d'autres coupes effectuées par les trois grands partis.

Ford sait très bien qu'il n'a pas de mandat pour ce programme profondément impopulaire et mobilise donc tous les outils du pouvoir d'État à sa disposition pour abattre un mouvement ouvrier émergent. Sa déclaration selon laquelle il est prêt à recourir à la «clause dérogatoire» à l'avenir vise précisément une telle éventualité. En invoquant l'article 33, le gouvernement peut légalement suspendre les droits fondamentaux, criminalisant les protestations et les grèves. Il est important de noter que l'une des rares occasions où la «clause dérogatoire» a déjà été invoquée était en 1986, lorsque le gouvernement de la Saskatchewan l'a invoquée pour empêcher les travailleurs du gouvernement provincial de contester devant les tribunaux une loi brisant la grève.

Loin d'être le résultat des penchants personnels de Ford, comme le prétend largement la presse bourgeoise, l'adoption par le premier ministre de l'Ontario de méthodes de gouvernement antidémocratiques fait partie d'un processus international enraciné dans la crise capitaliste mondiale de plus en plus profonde. De l'administration Trump aux États-Unis au gouvernement d'Emmanuel Macron, qui a «normalisé» les dispositions d'urgence en France, et l'adoption par le gouvernement allemand du chauvinisme anti-immigré de l'Alternative pour l'Allemagne, les élites dirigeantes du monde entier se dispensent des normes démocratiques bourgeoises traditionnelles pour faire respecter les intérêts de l'élite des entreprises et des super-riches face à l'opposition croissante de la classe ouvrière.

Le Canada n'est nullement en dehors de ce processus. En plus de la victoire électorale de Ford en juin, un virage important vers la droite dans la politique québécoise est imminent avec la CAQ populiste de droite en tête des sondages avant l'élection provinciale du 1er octobre. Et le gouvernement libéral fédéral, qui a annoncé l'an dernier une augmentation de 70% des dépenses de défense d'ici 2026, promet maintenant aux grandes entreprises que sa mise à jour financière de l'automne sera consacrée au renforcement de la «compétitivité des entreprises».

L’évolution de l'élite dirigeante vers la droite est liée à l'aggravation de la crise à laquelle l'impérialisme canadien est confronté, ce qui s'est exprimé le plus fortement ces derniers mois dans les amères divergences commerciales qui ont éclaté entre Ottawa et Washington, le partenaire militaire stratégique le plus proche du Canada depuis plus de trois quarts de siècle. Le gouvernement Trudeau a réagi à l'imposition par Trump de tarifs d'importation sur l'acier et l'aluminium canadiens en adoptant des tarifs douaniers de représailles de 16 milliards de dollars, tarifs qui ont été approuvés par Ford et tous les partis parlementaires du Canada.

C'est Ford qui a dit clairement que, malgré la fausse propagande selon laquelle les Canadiens s'unissent pour s'opposer à Trump, la montée de la guerre commerciale et du protectionnisme économique sera liée à une vaste expansion de l'assaut contre la classe ouvrière. Ford a déclaré en juin: «Soyez certains, nous les avons dans notre mire: nous allons réduire nos impôts et devenir plus compétitifs... Nous allons descendre dans la rue à la frontière et mettre cette grande pancarte dont j'ai parlé et dire à notre voisin: “L'Ontario est prêt à faire des affaires”».

Pour mener à bien la déréglementation générale, les réductions d'impôt des entreprises et l'éviscération de ce qui reste des services publics dont Ford parle, l'élite dirigeante a besoin de structures étatiques fortes et autoritaires pour réprimer l'opposition populaire. L'invocation par Ford de la «clause dérogatoire» pour permettre à son gouvernement d'aller de l'avant avec la restructuration du gouvernement municipal de Toronto, ainsi que sa déclaration selon laquelle son gouvernement utilisera «tous les outils» pour faire appliquer son programme, doit donc être comprises comme un avertissement des méthodes dictatoriales auxquelles l'élite dirigeante aura recours dans les batailles de classe qui sont sur le point d’éclater.

(Article paru en anglais le 12 septembre 2018.)

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