Un quart de siècle depuis la sortie du film de Steven Spielberg

La réussite de «La liste de Schindler»

La liste de Schindler de Steven Spielberg a fait ses débuts dans les cinémas il y a 25 ans. Il a remporté le prix du meilleur film, avec six autres distinctions, aux Academy Awards en mars 1994.

Le film, dans sa version restaurée, est projeté dans certains cinémas américains. Nous publions ci-dessous la critique qui a été publiée le 10 janvier 1994 dans l’International Workers Bulletin, un prédécesseur du World Socialist Web Site.

Dans un récent entretien accordé à NBC News, Spielberg a exprimé sa profonde inquiétude face à la montée actuelle non seulement de l'antisémitisme, mais aussi de la «xénophobie» et du «racisme». Il a suggéré que «c'est peut-être le moment le plus important pour rediffuser ce film, c'est peut-être encore plus important aujourd'hui de rediffuser la Liste de Schindler qu’en 1993, 1994, quand le film est initialement paru. Je pense qu'il y a plus en jeu aujourd'hui qu'à l'époque.»

«Quand la haine collective s'organise et s'industrialise, il s'ensuit un génocide», a dit le directeur. «Nous devons le prendre plus au sérieux aujourd'hui que nous ne l'avons fait en une génération.»

* * * * *

Ben Kinglsey et Liam Neeson dans La liste de Schindler

La liste de Schindlern'est pas un grand film, mais à bien des égards, il est extraordinaire. Et c'est l'un des rares qui mérite un large public.

Le film de Steven Spielberg suit les activités d'Oskar Schindler (Liam Neeson), un industriel allemand des Sudètes et membre du parti nazi, qui se rend à Cracovie, dans le sud de la Pologne, après la guerre éclair de l'armée allemande. Son but ? Faire un magot en tant qu'entrepreneur militaire. Il invite les officiers de l'armée allemande à de somptueux repas pour les séduire. Sur la base de ce que le spectateur voit en premier, qui est Schindler ? Un manipulateur, un trafiquant, un bon vivant, un coureur de jupons.

Il profite des Juifs persécutés, maintenant regroupés dans le ghetto, et obtient un appartement, un capital d'investissement, une usine, un directeur, une main-d'œuvre. Lorsqu'il dit à sa femme Emilie (Caroline Goodall) qu'il lui manquait quelque chose dans toutes ses entreprises antérieures, dont la plupart ont été des échecs, elle suggère que l'ingrédient manquant est peut-être la chance. Non, dit-il, jubilant et menaçant, «La guerre».

Schindler est comme beaucoup d'autres d'une certaine espèce sociale. Ce n'est pas un antisémite ou un idéologue. Il voit la situation en Pologne comme l'occasion de saisir sa chance. Dans la représentation de la poursuite obstinée de Schindler de la richesse, au détriment du reste de l'humanité, le film est d'une efficacité remarquable. Mais, après tout, en tant qu'observateur d'un certain milieu social (pour ne pas dire d'un milieu auquel il appartenait) dans les années 1980, Spielberg en sait beaucoup sur l'égoïsme et la cupidité.

Dans une scène révélatrice, Schindler est obligé de mettre fin à un rendez-vous avec l'une de ses amies pour se rendre à la gare et sauver son directeur d'usine et comptable – le cerveau même de l'opération –, Itzhak Stern (Ben Kingsley) qui a été placé dans un convoi en direction du camp de concentration à tort. Schindler est indigné. «Et si j'étais arrivé cinq minutes plus tard ?» demande-t-il à Stern. «Et moi, où en serais-je?»

Elina Löwensohn et Ralph Fiennes dans La liste de Schindler

L'assassinat nazi des Juifs européens, bien qu'il ait eu des causes matérielles bien précises, est un événement, dans sa pure irrationalité et horreur, qui défie presque toute reconstitution artistique. C'est tout à l'honneur de Spielberg d'avoir mis en scène la liquidation du ghetto et le fonctionnement du camp de travail forcé de Plaszow d'une manière véritablement convaincante. Sa tendance à exagérer ou à être sentimental est très largement, mais pas entièrement, contenue.

Certaines images se démarquent. Lors de l'assaut meurtrier contre le ghetto en mars 1943, alors que les éclairs et le rugissement des armes automatiques sont visibles et audibles en arrière-plan, un officier SS joue calmement une pièce sur un piano dans un appartement saccagé. Deux autres officiers apparaissent sur le pas de la porte. On demande, est-ce Bach ? Non, non, non, dit l'autre, pendant qu'il fait une courte pause de mitraillage de Juifs, pour profiter de la musique, c'est Mozart.

Dans l'une des séquences les plus puissantes et les plus révélatrices du film, une femme juive avertit haut et fort les autorités nazies que les fondations d'un bâtiment qu'elles érigent dans le camp de travail sont défectueuses et doivent être réparées. Interrogée sur ses qualifications pour faire une telle critique, elle répond fièrement qu'elle est diplômée universitaire et ingénieur. Le commandant du camp nazi, Anion Goeth (Ralph Fiennes), répond: «Un juif instruit. Comme Karl Marx lui-même», et ordonne son exécution sur-le-champ. Puis il ordonne à ses subordonnés, avec un sourire sardonique, de démolir le bâtiment et de le reconstruire, comme elle l'avait dit.

Un groupe d'enfants, sachant qu'ils sont sur le point d'être envoyés dans un camp de la mort, se cachent. Un jeune garçon regarde dans toutes les cachettes qu'il connaît; chacune est occupée. Enfin, en désespoir de cause, il se laisse tomber par l'un des trous des latrines. Il se tient dans les excréments jusqu'à la poitrine. Plusieurs enfants s'y trouvent déjà. Une fille dit en colère, il n'y a pas de place pour toi ici, c'est notre place.

Le film dépeint efficacement l'efficacité banale et bureaucratique des fonctionnaires nazis. Avant chaque horreur, des tables et des chaises sont dressées, des babillards sont installés, des noms appelés. Lorsqu'on demande de récupérer des ouvrières de Schindler, qui ont été envoyées par erreur à Auschwitz, un officier allemand de haut rang s'y oppose principalement en raison de la paperasserie que cela implique.

Liam Neeson, Anna Mucha et Olaf Lubaszenko

La liste de Schindler expose également de manière honnête et consciencieuse les aspects économiques et commerciaux des activités nazies en Pologne et en Europe de l'Est. Les affaires continuent, voire prospèrent, à mesure que l'Holocauste prend de l'ampleur. L'appel d'offres concurrentiel a lieu, les contrats sont signés. Les meurtres de masse, c'est clair, ont offert des retours sur investissement spectaculaires. Le film révèle que l'industriel allemand occupait une position privilégiée dans l'univers nazi. Nous voyons des officiers de l'armée et des SS se prosterner devant des gens comme Schindler, obéissant à ses ordres. Cela montre très clairement que la stratification sociale de la société bourgeoise «normale» a continué de fonctionner et a été accentuée par la domination hitlérienne.

Que Spielberg en soit conscient ou non, son film pose la question suivante: si vous supprimez toutes les restrictions à l'entreprise capitaliste, si vous réduisez les gens à rien d'autre que des producteurs de plus-value, qu'avez-vous ? Le fascisme: allemand, américain ou de n'importe quelle variété nationale.

La transformation de Schindler est bien entendu au centre du film. D'employeur d'esclaves et vraisemblablement nazi plus ou moins loyal, Schindler devient le défenseur et le sauveur de ses employés juifs. Spielberg lui fait observer la liquidation du ghetto du haut d'une colline à dos de cheval. Cette vision l'horrifie de toute évidence. Il réfléchit et décide que sa vie doit prendre une autre direction.

Schindler manœuvre pour entretenir son usine lorsque les Juifs sont envoyés au camp de Plaszow et obtient en outre l'autorisation de créer son propre «sous-camp», déplaçant les ouvriers juifs dans ses installations. Plus tard, alors que le camp de travail est sur le point d'être fermé et que tous ses prisonniers sont envoyés à Auschwitz, Schindler parvient à installer une autre usine en Tchécoslovaquie et achète le sursis de chacun de ses ouvriers sur ses bénéfices.

Liam Neeson, Joachim Paul Assböck et Grzegorz Damiecki dans La liste de Schindler

La relation entre l'individu et le moment historique est un problème auquel le film revient plusieurs fois. Les activités de Schindler au début du film ne sont pas particulièrement extraordinaires. Ce sont des pratiques commerciales normales. C'est le contexte historique qui fait ressortir leur monstruosité sous-jacente et, par conséquent, l'inhumanité sous-jacente des relations sociales dans la société capitaliste.

On revient plusieurs fois sur ce point. Dans une conversation avec Stern au sujet du haïssable Goeth, Schindler dit, en effet la guerre fait ressortir le pire chez les gens; il y a probablement beaucoup de bons côtés à l'homme. En réalité, c'est le contraire qui est vrai. La guerre a fait ressortir le «meilleur» côté de Goeth, c'est-à-dire le plus essentiel. La domination fasciste a donné libre cours à la personnalité psychotique et tordue produite par la société bourgeoise.

On peut argumenter contre divers aspects du dernier tiers du film. On pourrait se demander: Spielberg suggère-t-il vraiment que nous devrions dépendre de tels individus (un opportuniste, un manipulateur sans scrupules, un employeur du travail forcé !) pour sauver l'humanité de la barbarie ? Pense-t-il vraiment que son film va inoculer les populations d'Europe et d'Amérique du Nord contre l'idéologie fasciste ?

Il ne fait aucun doute que les dernières séquences souffrent le plus du bagage artistique et intellectuel que Spielberg apporte au film. On peut presque sentir venir la finale forcément réconfortante qui entraîne les événements et les personnages, impuissants à résister, vers elle. On fait trop appel au cœur et à la sentimentalité. Au fur et à mesure que le film touche à sa fin, la vérité psychologique passe de plus en plus au second plan derrière la nécessité de faire de Schindler le porte-parole du thème central de Spielberg: ce n'est pas la richesse que vous accumulez qui compte, mais vos relations avec la société et vos semblables.

De toute évidence, Spielberg s'adresse aux membres de l'élite sociale qu'il connaît le mieux. Il demande: qu'est-ce qui compte dans tout cela ? Nous avons accumulé de vastes richesses matérielles, mais nous n'avons rien fait dans l'intérêt de l'humanité.

Bien qu'il ne parvienne peut-être pas à convaincre artistiquement, ce serait une erreur de se moquer du thème de Spielberg. Quels que soient ses motifs – la comparaison entre Schindler et les magnats du divertissement tels que feu Steve Ross et Michael Ovitz qui a été bien médiatisé, et son soutien à l'intervention américaine en Bosnie – ce ne sont pas des notions insignifiantes.

Le discrédit de l'égoïsme – la conception selon laquelle il faut voir la vie et les gens sous un autre angle que leur valeur monétaire – est essentiel pour créer un climat social très différent. Le film, sans le vouloir peut-être, condamne le caractère subjectif et cupide des opérations commerciales, qui trouve généralement son expression la plus cynique dans l'«industrie du divertissement».

De plus, la question même d'un individu qui se transforme de façon dramatique, trouvant en lui des qualités dont il n'avait jamais auparavant donné la moindre indication, dépassant toutes sortes de limites, est d'une importance considérable. Nous sommes entrés dans une période où un grand nombre de personnes, des classes sociales entières, vont subir de telles transformations.

À sa manière, sans minimiser les faiblesses importantes du film, l'élaboration de La liste de Schindler elle-même offre un aperçu à petite échelle de ce type de processus historique. Qui aurait cru que Spielberg pouvait produire quelque chose qui ressemble à une œuvre historique sérieuse ? De l'absurdité insensée de Jurassic Park à des images indélébiles de l'Holocauste en un an!

La liste de Schindler

(Et quiconque pense qu'il n'y a pas eu de saut intellectuel fait une grave erreur...)

La liste de Schindler, considérée, avec d'autres films, de pièces de théâtre, d’expositions d'art, indique le début d'un changement dans l'atmosphère culturelle.

La résurgence du fascisme en Europe, la guerre civile en ex-Yougoslavie, la croissance incessante de la pauvreté dans tous les pays avancés, la décadence générale de la société qui va à l'encontre des promesses de paix et de prospérité de l'après-guerre froide, tout cela a son impact. Il ne fait aucun doute que les artistes et les intellectuels ont de plus en plus le sentiment que quelque chose ne va pas dans la société et qu'il faut examiner la nature et les racines historiques des maux profonds. L'œuvre initiale qui en résulte ne doit pas être abordée sans esprit critique; les questions sociales et artistiques non résolues sont innombrables.

Néanmoins, un film comme La liste de Schindler est un signe encourageant, quelle que soit la trajectoire personnelle de Spielberg, et doit être traité en conséquence.

Loading