Vadim Rogovin et la sociologie du stalinisme

Le 18 septembre marquait 20 ans depuis le décès de l’historien et sociologue marxiste soviétique Vadim Zakharovich Rogovin. Il aurait eu 81 ans.

À partir de 1990, Rogovin a commencé à publier ce qui allait devenir une série en sept volumes sur le stalinisme et l'opposition socialiste, dirigée par Léon Trotsky, à la dégénérescence bureaucratique de l'URSS. Elle porte le titre: «Was There an Alternative?»(Y avait-il une alternative) Cette série est un ouvrage de savoir historique inégalé et une contribution majeure à la lutte contre la falsification de l'histoire. Une grande partie a été écrite alors que Rogovin luttait contre un cancer en phase terminale.

Deux des volumes de «Was There an Alternative?» sont disponibles en anglaischez Mehring Books (et un autre qui sera publié prochainement) et ils démontrent que les Grandes Purges de 1933-1938 étaient une forme de génocide politique dont l'objectif premier était d'exterminer Trotsky, le trotskysme et toutes ces personnalités politiques, intellectuels et travailleurs ayant des liens avec l’héritage socialiste du pays. Contrairement au récit officiel en Union soviétique et en Occident, Rogovin a prouvé que les purges de Staline n’étaient pas le fruit d'un fou ou le résultat inévitable de la révolution, mais la réaction sanglante de la bureaucratie à une puissante opposition marxiste.

Rogovin a insisté sur le fait que sans comprendre la Terreur – ses origines et ses conséquences – il était impossible de comprendre la nature de la société soviétique ou la dissolution ultime de l'URSS par le Parti communiste au cours de la dernière décennie du XXe siècle. Pour lui, 1936-1938 et 1989-1991 étaient des périodes indissolublement liées de l'histoire soviétique. La restauration du capitalisme a exigé de nouvelles falsifications de l'histoire soviétique.

Durant la mise en oeuvre de la perestroïka, il a été largement affirmé que le marché représentait une forme supérieure de socialisme, une forme fondamentalement démocratique, anti-bureaucratique et anti-stalinienne. Ce mensonge était nécessaire parce qu'il n'y avait pas de soutien de masse aux réformes procapitalistes en URSS. Au contraire, comme l'ont noté les universitaires Peter Reddaway et Dmitri Glinski, au cours de la période qui a précédé la perestroïka, «la dissidence était très répandue et concernait surtout le fossé qui séparait les dirigeants et les dirigés, et la recherche de la justice sociale plus que la réduction, et encore moins le démantèlement, de l'économie socialiste».

Dans l'introduction du deuxième volume de sa série, «The State and the Opposition» «L'État et l'Opposition», Rogovin a noté:

Une particularité de la contre-révolution réalisée par Staline et ses complices était qu'elle se déroulait sous le couvert idéologique de la phraséologie marxiste et d'innombrables serments de fidélité à la Révolution d'octobre... Naturellement, une telle contre-révolution exigeait des conglomérats de mensonges et de falsifications sans précédent dans l'histoire, la fabrication de mythes toujours nouveaux...

Tout comme les staliniens, les anticommunistes modernes utilisent deux types de mythes: idéologiques et historiques. Sous les mythes idéologiques, nous avons à l'esprit de fausses idées, orientées vers l'avenir, c'est-à-dire des pronostics et des promesses illusoires. Ces sortes de produits de fausse conscience révèlent leur caractère mythologique lorsqu’on les confronte à la réalité. Les mythes qui font appel non pas à l'avenir, mais au passé sont une autre affaire. En principe, il est plus facile d'exposer ces mythes que des pronostics anti-scientifiques et des projets réactionnaires. Comme les mythes idéologiques, les mythes historiques sont le produit d'intérêts de classe immédiats... produits d'ignorance historique ou de falsification délibérée – c'est-à-dire la dissimulation de certains faits historiques, l'exagération tendancieuse et l'interprétation déformée d'autres faits. Il n'est possible de réfuter ces mythes qu'en réhabilitant la vérité historique la représentation honnête des faits et des tendances du passé.

Comment Rogovin en est-il venu à écrire «Was There an Alternative ?» Une réponse complète à cette question doit attendre la première biographie intellectuelle sérieuse de Rogovin. Un tel effort, sans aucun doute, donnerait vie aux liens entre le défunt chercheur soviétique et la Révolution russe qu'il a défendue jusqu'au bout. Cet article examine le développement de Rogovin dans le domaine de la sociologie soviétique, et finalement son combat contre elle.

Avant d'écrire «Was There an Alternative?», Rogovin a travaillé pendant de nombreuses années, quoique dans des circonstances très difficiles, sur l'analyse sociologique du stalinisme. En 1977, il devient chercheur au prestigieux Institut de sociologie de Moscou, après avoir étudié et enseigné l'esthétique pendant les deux premières décennies de sa carrière. Rogovin est entré dans le domaine de la sociologie afin de trouver un cadre dans lequel il pourrait enquêter sur le problème des inégalités sociales.

Son intérêt pour cette question est né des conclusions qu'il a tirées à la suite de la révélation officielle des crimes de Staline par Nikita Khrouchtchev dans un discours prononcé en 1956 devant le 20e Congrès du parti, «Sur le culte de la personnalité et ses conséquences». Rogovin, dont le grand-père a péri dans les purges, voulait comprendre les fondements sociaux et politiques du bain de sang perpétré par Staline. Après la mort de Staline en 1953, il a réussi à avoir accès aux anciens numéros de Pravda, le journal officiel du Parti communiste, qui se trouvaient dans une section à accès très limité de la bibliothèque. Ils documentaient les débats politiques des années 1920 et la lutte acharnée de Trotsky et de l'Opposition de gauche contre Staline.

Trotsky a insisté sur le fait que Staline était à la tête d'une réaction nationaliste et bureaucratique contre la Révolution d'octobre. Comprenant les luttes égalitaires et révolutionnaires de la classe ouvrière internationale comme une menace mortelle, le régime stalinien naissant s'est battu pour obtenir sa propre position privilégiée, a supprimé la démocratie au sein du parti et a trahi les luttes révolutionnaires dans le monde. Trotsky a écrit que si la classe ouvrière ne renversait pas la bureaucratie, le capitalisme serait restauré et les conquêtes de la Révolution d'octobre liquidées.

Cette critique a convaincu Rogovin que l'inégalité était la clé pour comprendre la nature de la bureaucratie soviétique. Il a donc concentré ses recherches sociologiques sur la stratification des modes de vie et de consommation, dans le but d'établir la relation entre la politique gouvernementale et la différenciation sociale. Il croyait que cela révélerait la façon dont la défense de la position de la bureaucratie déformait la société soviétique.

Rogovin a travaillé dans des conditions extrêmement difficiles. La définition officielle de la structure sociale soviétique niait l'existence même de l'élite du Parti communiste. En plus d'être l'objet de censure, la sociologie soviétique était dominée par une combinaison d'empirisme et de divers courants théoriques anti-marxistes. Dans les années 1970, le mouvement dissident soviétique, lequel est apparu pendant le «dégel» de Khrouchtchev, avait fortement évolué vers la droite et était devenu de plus en plus anticommuniste. Rogovin était dégoûté par ces positions.

Plus important encore, le régime stalinien avait physiquement exterminé Trotsky et l'Opposition de gauche. Elle a massacré les anciens bolcheviks et a violemment réprimé tous ceux qui avaient un lien avec l'héritage socialiste révolutionnaire du pays. Les difficultés de Rogovin étaient enracinées dans l'histoire. Il était impossible de se déclarer ouvertement favorable au trotskysme, et encore moins d'affirmer que son programme de recherche était enraciné dans l'analyse de Trotsky de l'URSS.

De plus, la capacité de la Quatrième Internationale (FI), le mouvement trotskyste mondial fondé en 1938, à établir des contacts avec Rogovin ou d'autres personnes comme lui avait été profondément minée par l'impact néfaste du pablisme. Cette tendance révisionniste, développée sous l'influence de Michel Pablo et Ernest Mandel, a rejeté la perspective d'un mouvement révolutionnaire indépendant de la classe ouvrière en URSS ou ailleurs. Les pablistes soutenaient que les trotskistes devaient travailler à la réforme de la bureaucratie du Parti communiste. Partout dans le monde, les pablistes ont liquidé des sections de la FI et ont chargé leurs cadres de travailler au sein des mouvements staliniens, sociaux-démocrates et syndicalistes existants. Ils ont rejeté toute tentative de faire revivre le trotskysme authentique dans le bloc soviétique. Pendant les périodes de crise révolutionnaire en URSS et en Europe de l'Est, ils ont apporté leur soutienà des sections de la bureaucratie du Parti communiste, ainsi qu'aux forces nationalistes et même de droite. Ainsi, Rogovin travaillait en grande partie dans l'isolement.

À la fin des années 1970 et au début des années 1980, lui et d'autres sociologues ont mené un certain nombre d'études sur les conditions de vie dans le pays qui ont révélé de profondes contradictions dans la structure socio-économique de l'URSS. D'une part, l'inégalité avait diminué en Union soviétique; ce qu'on appelait le nivellement des salaires restreignait la différenciation des revenus officiels – en particulier par rapport au niveau élevé qu'elle avait atteint dans les années 1930 et 1940 sous le régime de Staline – pour la majorité de la population. Au même moment, cependant, un vaste système secondaire de distribution légale, semi-légale et illégale de biens, de services et de richesses créait une série d'inégalités entre les professions, les industries, l'affiliation politique, la situation géographique, les groupes d'âge, etc. D’importantes sections de la population souffraient d'une pauvreté abjecte. En 1983, une enquête représentative à l'échelle nationale menée auprès d'un échantillon de 10.000 personnes a révélé qu'un tiers des répondants n'avaient pas accès à au moins un service public de base et, dans bien des cas, à aucun service public. Les données sur les revenus de la bureaucratie du Parti communiste n'étaient pas publiées.

Dans son travail, Rogovin a insisté sur le fait que la façon irrationnelle et injuste dont les ressources étaient allouées aux différentes couches sociales alimentait les efforts individuels pour améliorer le niveau de vie par d'autres moyens, c'est-à-dire l'économie souterraine, l’extorsion et la corruption. Cela a entraîné une différenciation sociale accrue et des ressentiments sociaux croissants.

En 1983, Rogovin a rédigé un rapport qui a fini entre les mains du Parti communiste de Moscou. Toutes les recherches de l'Institut de sociologie n'étaient pas envoyées aux autorités locales. Quelqu'un où Rogovin travaillait voulait que son analyse soit portée à l'attention de ceux qui étaient plus haut placés.

Dans cet ouvrage, Rogovin soutenait que le problème fondamental de l'URSS était «l'approfondissement de la différenciation socialement injustifiée des revenus et des commodités de la vie». «Les travailleurs rencontrent régulièrement des cas d'enrichissement non mérité par la tromperie et l'arnaque de l'État et du peuple. Certains groupes de la population ont les moyens de subvenir à leurs besoins à une échelle dépassant toute norme raisonnable et en dehors de leur rapport à la production sociale. (...) Il n'existe pas de contrôle systématique des sources de revenus et de l'acquisition de biens de valeur», a-t-il écrit.

Dans une déclaration remarquable, l'inégalité, a-t-il insisté, et non le nivellement des salaires, exprimait «en substance, la structure sociale de la société [soviétique].»

Rogovin a appelé à la mise en place de déclarations de revenus, en vertu desquelles les gens seraient tenus de déclarer le montant de leur revenu total, et non seulement leur salaire officiel, afin que le gouvernement et les chercheurs puissent réellement connaître la répartition réelle des revenus. Il a plaidé pour la mise en place d'un «revenu maximum socialement garanti» pour lutter contre les «inégalités injustifiées».

Développement social et morales sociétales, 1984, de Vadim Rogovin et Nina Naumovas [Photo: Rogovin, Naumova]

Ailleurs, Rogovin soutenait en outre que l'inégalité était au centre de la baisse de la productivité du travail en URSS. Dans un ouvrage cosigné avec Nina Naumova, «Développement social et morales sociétales», il a soutenu que la crise socio-économique à laquelle l'URSS était confrontée tenait au fait que les inégalités s'accentuaient dans la société soviétique; les gens travaillaient mal en Union soviétique non pas parce que leur travail était mal rémunéré par rapport aux autres, mais parce que leur engagement dans la production sociale avait été érodé par une intensification des inégalités sociales qui ne figurait pas dans les statistiques officielles.

En 1983, l'année même où Rogovin a rédigé son rapport critique sur l'état de l'inégalité en URSS qui a fini entre les mains des autorités moscovites, une autre sociologue, Tatiana Zaslavskaïa, publiait un rapport, tenu secret au début, puis diffusé dans la presse occidentale, préconisant une transition vers des «méthodes économiques de gestion», c'est-à-dire des réformes fondées sur le marché. Un aspect central de cette politique était centré sur l'accroissement de l'inégalité dans l'indemnisation des travailleurs afin de stimuler la production. Zaslavskaïa a fait remarquer à l'époque que de telles réformes seraient contrées par ce qu'elle a décrit comme étant «les groupes de travailleurs les plus apathiques, les plus âgés et les moins qualifiés».

En quelques années, Zaslavskaïa allait devenir l'une des principales conseillères de Mikhaïl Gorbatchev et l'une des principales architectes des réformes promarché de la perestroïka. En 1986, elle est nommée à la tête de l'Association soviétique de sociologie. Ses positions ont été largement adoptées par la discipline.

Tatiana Zaslavskaïa et Mikhaïl Gorbatchev en 1989 au Congrès des députés du peuple. [Photo: RIA Novosti]

En revanche, les vues de Rogovin étaient fréquemment, et de plus en plus, l'objet de vives critiques. En 1985, une discussion a eu lieu à l'Institut de sociologie au sujet d'un rapport produit par Rogovin et son équipe de recherche sur le mode de vie soviétique. Dans ce rapport, Rogovin a ouvertement critiqué l'impact anti-égalitaire de l'économie souterraine et le transfert des richesses par l'héritage. Il a été vivement critiqué par certains des meilleurs chercheurs de l'Institut, qui n'étaient pas d'accord avec son contenu et s'inquiétaient de la réaction qu'il pourrait recevoir des autorités. Au cours de la discussion, l'un d'eux a fait remarquer:

[blockquote]Le rapport de l'auteur présenté ici comporte deux lacunes fondamentales: 1) il n'est pas suffisamment autocritique 2) les auteurs, et en particulier Rogovin lui-même, ne pensent pas de façon appropriée au destinataire du présent rapport. Le rapport va aux plus hauts niveaux [du Parti communiste] et l'émotion superflue n'est pas nécessaire. La prochaine critique [que j'ai] concerne «l'inégalité injustifiée». En principe, il ne peut y avoir une telle chose.

[…] Dans la note au TsK KPSS[Comité central du Parti communiste] (...), les recommandations[que vous faites] exigent le plus grand soin dans la manière dont vous les abordez, en particulier celles qui concernent la «troisième économie» et les impôts sur les successions. [Il devrait y avoir] un minimum de vues catégoriques et un maximum de propos conciliants.[/blockquote]

Au fil de la décennie, Rogovin a commencé à adopter une position de plus en plus critique à l'égard de la perestroïka, dont les conséquences économiques dévastatrices se faisaient de plus en plus sentir. Plutôt que d'apporter la prospérité aux masses, les réformes de Gorbatchev ont créé une crise totale dans le secteur public de l'économie, exacerbant les pénuries généralisées de nourriture, de vêtements et autres produits de première nécessité. La croissance économique a reculé à partir de 1986. En 1989, l'inflation a atteint 19 %, érodant ainsi les gains de revenu réalisés par la population au cours des années précédentes. Comme l'a noté le chercheur John Elliot, «si l'on tient compte des coûts supplémentaires, le revenu réel par habitant et les salaires réels ont probablement diminué, en particulier pour la moitié inférieure de la population. Ces coûts comprenaient: la détérioration de la qualité et l'indisponibilité des marchandises; la prolifération de canaux de distribution spéciaux; l'allongement des lignes et du temps d’attente; un rationnement de plus en plus répandu; la hausse des prix et des taux d'inflation dans les magasins non publics (par exemple, les prix collectifs des marchés agricoles étaient presque trois fois plus élevés que dans les magasins publics en 1989); la stagnation de la fourniture des soins médicaux et éducatifs; et le développement du troc, des autarcies régionales et du protectionnisme local.»

Les entreprises privées nouvellement créées disposaient d'une grande marge de manœuvre pour fixer les prix parce qu’elles ne faisaient face à peu ou aucune concurrence du secteur public. Elles fixaient le plus haut prix que le marché pouvait tolérer, ce qui a entraîné une augmentation substantielle de l'inégalité des revenus et de la pauvreté, les couches les plus vulnérables de la population étant les plus durement touchées. Les changements ont été si graves qu'Elliot soutient que «les inégalités de revenus étaient en fait devenues plus grandes en URSS qu'aux États-Unis». À la fin des années 1980, les deux tiers de la population soviétique avaient un revenu inférieur au «niveau décent» officiellement recommandé de 100 à 150 roubles par mois. Dans le même temps, on estime que l'économie souterraine à elle seule a produit entre 100.000 et 150.000 millionnaires à la fin des années 1980. Au début des années 1990, un quart de la population, soit 70 millions de personnes, était démunie selon les estimations officielles soviétiques. Les grèves des mineurs et d'autres signes de mécontentement social ont éclaté dans tout le pays.

Les sociologues étaient intimement conscients du mécontentement croissant de la population. La bureaucratie du Parti communiste leur a demandé de l'aider à gérer la situation. En 1989, le directeur de l'Institut de sociologie a reçu une demande des plus hautes instances du Parti communiste. On lui a demandé de répondre à une lettre d'un membre de la base du parti qui exprimait une hostilité extrême envers les «élites» du pays. L'auteur de la lettre a décrit le parti comme étant dominé par un «noyau opportuniste» et a appelé les masses ouvrières à mener une «guerre de classe» contre leurs politiques. La division idéologique du Comité central du Parti communiste voulait que le directeur de l'Institut réponde à la lettre parce que les sentiments qui y étaient exprimés étaient «très répandus (représentatifs) parmi la classe ouvrière».

L'économiste et sociologue soviétique Genady Lisichkin

Dans ces circonstances, Rogovin a été la cible de critiques dans l'un des médias du pays pour des articles qu'il écrivait contre la promotion de l'inégalité sociale. Depuis le milieu des années 1980, il s’était fait le défenseur de la mise en œuvre de déclarations de revenus qui obligeraient les gens à déclarer la totalité de leurs gains, des impôts progressifs et un revenu maximum déclaré par la société. D'après la quantité de correspondance positive qu'il recevait de la part de lecteurs, il était clair que ses opinions résonnaient dans la population, un fait noté par les universitaires occidentaux de l'époque. Dans un débat médiatique public avec l'économiste Gennady Lisichkin, ce dernier a accusé Rogovin de vouloir renforcer la main de la bureaucratie et a laissé entendre qu'il était un stalinien. Il était prétendument coupable de «luddisme», de prédication religieuse, de fausses citations de Marx pour justifier ses arguments, de vouloir que l'État ait le pouvoir de déplacer les gens «comme du bétail», de défendre un système de distribution déficitaire basé sur des «cartes de rationnement», souffrant d’infantilisme «de gauche», et d’être un «démagogue» et un «communiste de guerre». Il a tenté de relier Rogovin à la force même à laquelle il était le plus hostile, le stalinisme. La responsable de l'Association soviétique de sociologie, Tatiana Zaslavskaïa, a ouvertement approuvé les positions de Lisichkin.

Les désaccords entre Rogovin et d'autres universitaires au sujet de la perestroïka se sont transformés en un conflit féroce au sujet de l'histoire soviétique et de la nature du stalinisme. Rogovin a identifié une relation entre les supporteurs des réformes promarché et la falsification historique. Il y avait un effort de plus en plus répandu pour lier l'égalitarisme au stalinisme, la lutte pour l'égalité avec la répression politique. Dans «Was There an Alternative?», Rogovin a souvent parlé du fait que l'évolution vers une économie de marché s'accompagnait de la propagation de mythes sur l'histoire soviétique. C'était l’un de ces mythes.

En 1991, Zaslavskaïa a cosigné un livre qui affirmait que les problèmes de l'Union soviétique résidaient dans le fait qu'à la fin des années 1920, elle avait abandonné la Nouvelle politique économique (NEP), au cours de laquelle le gouvernement avait relâché le contrôle de l'État sur l'économie et restauré les relations commerciales dans une certaine mesure, afin de relancer l'économie sous des conditions d’isolement, de retard et de quasi-effondrement économique dus à des années de guerre. Un compte-rendu unilatéral et historiquement malhonnête de la NPE, cet ouvrage ne contenait aucune discussion sur la lutte politique qui a eu lieu pendant la NPE entre Staline et l'Opposition de gauche au sujet de la croissance maligne de l'inégalité, de la bureaucratisation de l'État et de l'économie et de l'écrasement de la démocratie interne dans le parti. Le livre a sauté cette histoire parce qu'il aurait passé à travers l'un des principaux arguments avancés à l'époque en faveur de la perestroïka, à savoir que les relations commerciales étaient intrinsèquement en contradiction avec les intérêts de la bureaucratie du Parti communiste. Le récit du livre sur la politique du travail sous Staline était également faux. Il a insisté sur le fait qu'au cours des années 1930, l'enthousiasme révolutionnaire était la principale méthode utilisée pour stimuler les gens à travailler, ignorant le fait que l'inégalité des revenus augmentait considérablement à cette époque. Comme l'a souligné le spécialiste Murray Yanowitch, sous Staline, la «lutte pour l'égalité» a été étiquetée d’«invention des trotskistes, des zinovievistes, des boukharinistes et autres ennemis du peuple».

Dans les années 1980, des sociologues et d'autres universitaires partisans de la perestroïka ont cherché à imprégner ces politiques d'une mission humanitaire, en insistant sur le fait que les réformes du marché permettraient au «facteur humain», qui avait été écrasé sous le poids de la stagnation bureaucratique, de se relever. Le «facteur humain» a été défini comme le désir de reconnaissance personnelle de l'homme par le biais d'une récompense matérielle différenciée. C'était supposément le principal moteur de l'activité humaine. Dans la mesure où la politique salariale officielle de l'URSS a conduit à une répartition relativement égalitaire des ressources sociales avec des salaires nivelés entre travail qualifié et non qualifié, elle a volé en éclats face au désir de l'homme de voir sa propre contribution reconnue. L'inégalité croissante des revenus, rendue nécessaire par les exigences du développement socio-économique, s'inscrivait dans le processus «d'humanisation du socialisme». L'argument a été avancé que l'augmentation de la stratification sociale apporterait ultimement une véritable «justice socialiste».

Comme l'affirmait Tatiana Zaslavskaïa en 1990, «Malgré toutes ses limites, le marché «classique» est, en fait, une institution économique démocratique (et donc anti-bureaucratique). Dans le cadre de ses relations d'échange, tous les participants sont au moins formellement égaux; personne n'est subordonné à personne d'autre. Les acheteurs et les vendeurs agissent dans leur propre intérêt et personne ne peut les forcer à conclure des marchés qu'ils ne veulent pas conclure. Les acheteurs sont libres de choisir les vendeurs qui leur permettront d'avoir des biens aux conditions les plus avantageuses, mais les vendeurs peuvent aussi choisir les acheteurs offrant le meilleur prix.»

Pour faire valoir cet argument, les universitaires se sont appuyé sur la définition soviétique officielle du socialisme – «de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail – qui était inscrite dans la Constitution du pays de 1936. C'est ce qu'on appelait aussi la constitution de Staline.

En 1988, Rogovin a utilisé le concept du «facteur humain» pour présenter un argument très différent. Dans un article intitulé «Le facteur humain et les leçons du passé», il a insisté sur le fait que la défense des inégalités sociales par l'élite soviétique était l'une des principales raisons pour lesquelles le «facteur humain» avait dégénéré en URSS. Les meilleurs éléments du «facteur humain» avaient été écrasés par Staline pendant la Terreur. La corruption, la désillusion, le parasitisme, le carriérisme et l'égoïsme – les traits les plus distinctifs de l'ère Brejnev – étaient le «facteur humain» créé par le stalinisme. En promouvant l'inégalité et le marché, a soutenu Rogovin, la perestroïka n'a pas marqué une rupture avec le stalinisme ou l'héritage de l'ère Brejnev, comme on l'a si souvent affirmé, mais plutôt leur réalisation encore plus avancée.

Un an plus tard, il a écrit: « Les partisans des nouvelles conceptions élitistes veulent voir la société soviétique avec un tel niveau de différenciation sociale qui existait sous Staline, mais qui s'est débarrassée de la répression stalinienne. On oublie que le caractère corrompu de ces répressions [...] découlait de l'effort de ne pas simplement contenir, mais plutôt d'anéantir physiquement toutes les forces du parti et du pays qui, bien que réduites au silence, rejetaient les fondements sociaux du stalinisme».

Après des années à étudier ces questions dans un isolement quasi total, Rogovin a finalement été en mesure d'écrire ouvertement sur ce sujet. Il a tâté le terrain en publiant tout d’abord «L.D. Trotsky sur l’art» en août 1989 dans le journal Theater. Peu de temps après, il a été suivi d'un article intitulé «Les luttes internes du parti des années 20: raisons et leçons» (The Internal Party Struggles of the 1920s: Reasons and Lessons), également publié dans une revue à l'extérieur de sa discipline, Political Education. Se rapprochant d'un forum susceptible d'être suivi par ses collègues sociologues, Rogovin a publié au début des années 1990 «L.D. Trotsky sur la NEP» dans Economic Sciences. Et enfin, quelques mois plus tard, «L.D. Trotsky sur les relations sociales en URSS» est sorti dans le journal phare de sa discipline, Sociological Research.

Le premier article de Rogovin sur le sujet dans sa discipline a passé en revue le rôle de Trotsky dans l'histoire soviétique des années 1920 et a résumé son œuvre la plus importante, «La Révolution trahie». Ceci indiquait sans équivoque de qui Rogovin tenait fondamentalement les positions qu'il avait avancées au cours de la décennie précédente.

Trotsky, cependant, continua à être diffamé par l'administration soviétique. En 1987, à l'occasion du 70e anniversaire de la Révolution russe, Gorbatchev a décrit Trotsky comme «l'hérétique de l'histoire soviétique, un homme politique trop sûr de lui, qui vacillait et trichait toujours».

En raison de du profond soutien de Rogovin pour le trotskysme et de ses efforts pour placer son travail dans la tradition de la critique du stalinisme par l'Opposition de gauche, il était de plus en plus isolé de ses collègues, dont plusieurs ont rejoint l'administration Eltsine et ont aidé à faciliter l’éventuelle mise en œuvre de la thérapie de choc, une composante clé de la restauration capitaliste en Russie. Sa discipline ne lui a jamais pardonné son intransigeance et ses principes. On ne trouvera presque aucune mention de Rogovin ou de ses contributions dans les nombreuses monographies et autres publications parues au cours des 20 dernières années sur la sociologie en URSS.

Mais l'isolement de Rogovin de la sociologie soviétique n'a pas miné sa capacité de travailler. Elle a plutôt coïncidé avec le début de la publication de l'ouvrage «Was There an Alternative ?» En 1992, Rogovin rencontra le Comité international de la Quatrième Internationale et noua des relations politiques et intellectuelles étroites avec le mouvement trotskyste mondial qui allait se solidifier au cours des années suivantes. Cette relation a été la base sur laquelle Rogovin a apporté son immense contribution à la lutte pour défendre Trotsky et la vérité historique. Deux hommages à Rogovin récemment republiés (en anglais) par David North passent en revue cette histoire.

Malgré sa mort il y a vingt ans, Rogovin poursuit par son oeuvre sa lutte pour armer la classe ouvrière d'une conscience historique.

(Article paru en anglais le 25 septembre 2018)