Des dizaines de personnes tuées lors de manifestations contre l'austérité et la répression au Soudan

Au moins 27 personnes ont été tuées et 219 blessées lors de manifestations contre le gouvernement soudanais du président Omar al-Bashir. Des centaines d'autres personnes ont été arrêtées dans le cadre d'une répression brutale des manifestations contre la hausse du coût des produits de première nécessité, dont le pain.

Parmi les personnes arrêtées figuraient 14 dirigeants d’une coalition de l’opposition, les Forces nationales de consensus, dont son dirigeant, Farouk Abu Issa, âgé de 85 ans, qui est en mauvaise santé, un dirigeant du Parti communiste soudanais, ainsi que des dirigeants des partis Baas pan-arabes et nasséristes. Les autorités ont également bloqué des sites de réseaux sociaux et perturbé les services Internet pour empêcher les manifestants de communiquer.

Vendredi, les forces de sécurité ont lancé des gaz lacrymogènes sur des centaines de manifestants, à la suite des prières devant une mosquée d'Omdurman, dans l'agglomération de Khartoum.

Manifestants devant le siège en feu du parti au pouvoir, le Parti national du Congrès

Les manifestations avaient commencé le 19 décembre, suite au triplement du prix du pain et des pénuries de carburant dans la ville d'Atbara (nord-est) où des manifestants ont incendié les locaux du parti au pouvoir, le Parti national du Congrès. Atbara est connue comme la «ville de l’acier et du feu» en raison de son importance historique pour le réseau ferroviaire et de la présence d’un syndicat combatif de travailleurs des chemins de fer, démantelé sous le régime militaire dans les années 1980.

Les manifestations se sont rapidement propagées dans les principales villes du Soudan, y compris dans la région riveraine du nord – réputée être le bastion du régime – et dans la capitale, Khartoum, où des manifestants ont incendié les locaux du parti, à Dongola. En 24 heures, les manifestations ont dégénéré en une opposition plus généralisée à des années d’austérité, de difficultés économiques et de suppression des droits démocratiques les plus élémentaires qui rendent la vie intolérable à la plupart des Soudanais, en particulier aux jeunes. À Khartoum, l'âge moyen des manifestants serait en gros de 17 à 23 ans.

Deux jours après le début des manifestations, le gouvernement a imposé couvre-feu et état d'urgence dans plusieurs villes, déployant l'armée à travers le pays. Il a ordonné à la police d'utiliser des gaz lacrymogènes partout où il y avait de grandes foules, en sorte que même les supporters quittant le stade de Khartoum après un match de football ont été pris pour cible par des tirs de gaz lacrymogène.

Plus tôt cette semaine, alors que des milliers de personnes manifestaient pacifiquement au centre de Khartoum dans un mouvement décrit comme le plus important mouvement de ce genre, appelant à l'éviction du régime et du président Bashir au pouvoir depuis un coup militaire en 1989, les forces de sécurité ont tiré à balles réelles pour empêcher les manifestants d'atteindre le palais présidentiel. L'Association des Professionnels soudanais avait appelé à la manifestation de mardi « pour diriger nos voix et notre force vers le renversement de ce régime qui nous a dévastés et a divisé le pays ».

Les travailleurs soudanais et les paysans pauvres sont confrontés à une hausse massive des prix, l'inflation atteignant près de 70 pour cent en septembre dernier. Selon un rapport de Reuters fait le mois dernier sur les prix de vente dans les marchés, le kilo de farine avait augmenté de 20 pour cent, la viande de bœuf de 30 pour cent et les pommes de terre de 50 pour cent.

Alors que les prix flambent, la demande de liquidités est énorme ; cela entraîne des files d'attente des heures durant aux guichets automatiques qui souvent sont à court d’argent. Cette situation fait suite à la forte dévaluation de la livre soudanaise par le gouvernement en octobre et à la politique de la banque centrale de restreindre la masse monétaire pour soutenir la monnaie et empêcher une ruée bancaire, entraînant un resserrement des liquidités et un manque de liquidités.

Les gens ont été forcés de se tourner vers le marché noir, mais étant donné que la livre a perdu au moins 25 pour cent de sa valeur par rapport au dollar américain au cours du dernier mois, les coûts sont devenus exorbitants.

La brutalité du gouvernement n'a fait qu’encourager les manifestations. Jeudi, le Réseau des Journalistes soudanais a annoncé que ses membres entamaient une grève de trois jours en solidarité avec les manifestants et en opposition à la répression gouvernementale. Les journalistes ont vu régulièrement les journaux saisis par les forces de sécurité, et ceux qui couvraient les manifestations subir passages à tabac et arrestations.

L'Association des Professionnels soudanais, qui regroupe des médecins et d'autres professionnels, a entamé une grève nationale lundi, affirmant que l'arrêt de travail avait pour objectif de « paralyser » le gouvernement et de le priver de revenus très nécessaires.

Le Parti communiste soudanais a publié un communiqué appelant les groupes d'opposition à poursuivre les manifestations, déclarant: « Nous exhortons le peuple soudanais à poursuivre ses manifestations jusqu'à ce que le renversement du régime soit couronné de succès».

Les plus grands partis politiques du pays, Umma et l’Unioniste démocratique, exigent également le retrait de Bashir.

Bashir, qui a parlé de la crise pour la première fois lundi, a tenté de minimiser les manifestations comme étant uniquement dues à la frustration économique. Il a refusé d'augmenter les subventions pour le pain, affirmant qu'il ne se « rendrait pas à [ses] ennemis ». Il affirma que « certains mercenaires qui servent les intentions de nos ennemis extérieurs exploitent la pénurie de certaines marchandises pour saboter notre pays » et avertit les gens qu’ils devaient ignorer « les tentatives d'attiser la frustration ».

Son assistant et dirigeant adjoint du parti au pouvoir, Faisal Hassan Ibrahim, a déclaré que les manifestations étaient « coordonnées et organisées » et que deux des personnes tuées lors des manifestations dans la ville d'Al-Qadarif appartenaient aux forces armées, ce qui a conduit au déploiement de l'armée à travers le pays.

Le fait que l'élite dirigeante soudanaise ait réagi avec tant de férocité à ces manifestations témoigne de la profondeur de la crise économique et politique. Le Soudan, pays de plus de 40 millions d'habitants, ne s'est jamais remis de la sécession du Sud-Soudan en 2011, après près de 30 ans de guerre civile. La guerre a été largement orchestrée par les États-Unis dans le but de perturber l'influence économique croissante de la Chine dans la Corne de l'Afrique. À la suite de la sécession, le Soudan a perdu les trois quarts de sa production de pétrole, source essentielle de devises.

Bien que le Soudan ait enduré de lourdes sanctions imposées par les Etats-Unis dans les années 1990 à la suite d’allégations de Washington que Khartoum soutenait le terrorisme international, les relations américano-soudanaises se sont quelque peu rétablies. L’année dernière, l’administration Trump a levé les sanctions, en grande partie à cause de pressions des monarchies du Golfe, notamment l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, après que le Soudan a envoyé un millier de fantassins combattre avec la coalition saoudienne au Yémen. Il y eu promesse d’investissements saoudiens après la rupture des relations diplomatiques entre le Soudan et l'Iran en janvier 2016.

Néanmoins, Washington a posé des conditions à une normalisation complète des relations, de sorte que l’économie soudanaise n’a connu que très peu de retombées, et il y eut des conflits entre différentes factions de la clique dirigeante.

En janvier, le gouvernement a adopté des mesures d'austérité, notamment la réduction des subventions sur le blé, l'électricité et d'autres biens essentiels, provoquant une montée en flèche des prix et un mouvement de protestations que le gouvernement n’a réussi à réprimer que par l’arrestation de centaines de personnes.

En avril dernier, le ministre des Affaires étrangères Ibrahim Ghandour qui serait en faveur du respect des conditions américaines a été limogé pour avoir pointé l'ampleur de la crise économique à laquelle le gouvernement était confronté. Il avait déclaré au Parlement que son ministère se trouvait dans une crise financière et avait besoin de 30 millions de dollars pour couvrir ses dépenses. « Les diplomates soudanais n'ont pas reçu leurs salaires et le règlement des loyers des missions diplomatiques a lui aussi été retardé » avait-il dit.

Bashir peut compter sur le soutien des dictateurs de la région, qui craignent tous pour leurs régimes bancals. L’Égypte a rapidement exprimé son soutien, alors que le Qatar aurait offert «tout ce qui était nécessaire pour aider le Soudan à surmonter cette épreuve…». Le Qatar et les États du Golfe qui constituent une source de financement importante pour le Soudan depuis la sécession du Sud-Soudan, de même que la Turquie, rivalisent pour exercer leur influence dans la Corne de l'Afrique.

Plus tôt ce mois-ci, on a dépêché Bashir à Damas pour y tâter le terrain chez le président syrien Bachar al-Assad, de la part de Riyad et d'Abou Dhabi. Cela faisait partie d'un effort plus large visant à réduire l'influence de Téhéran dans ce pays déchiré par la guerre, dans des conditions où les États du Golfe ont perdu de leur influence au Liban, en Syrie et en Irak.

Les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Norvège et le Canada ont publié une déclaration commune exprimant leur préoccupation face à l'utilisation de balles réelles contre les manifestants et appelant toutes les parties à éviter la violence, ou la destruction de biens, affirmant le droit du peuple soudanais à manifester pacifiquement et à exprimer ses «griefs légitimes».

(Article paru en anglais le 29 décembre 2018)

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