Cent ans depuis la mort de Franz Mehring

Il y a cent ans, le 28 janvier 1919, Franz Mehring, l'un des principaux théoriciens marxistes de son temps, mourrait à l'âge de 72 ans. Les maisons d’édition des sections du Comité international de la IVe Internationale – Mehring Verlag et Mehring Books – portent son nom.

Franz Mehring était le plus important historien du mouvement ouvrier allemand. Il a écrit une histoire de la social-démocratie allemande en quatre volumes, une histoire de l'Allemagne depuis la fin du Moyen Âge et la première biographie complète de Karl Marx, publiée à l'occasion du 100e anniversaire de la naissance du fondateur du socialisme scientifique, un an avant la mort de Mehring. Elle a été traduite en de nombreuses langues et reste un texte clé qui vaut la peine d'être lu.

Une histoire de la littérature allemande, que Mehring a cherché à plusieurs reprises à achever, n'a été abandonnée que parce que d'autres tâches plus urgentes sont intervenues. Cependant, ses essais sur des questions littéraires, qui constituent deux volumes de ses œuvres, donnent un aperçu de la littérature allemande des 18e et 19e siècles.

Mehring possédait une connaissance approfondie de l'histoire et de la littérature et a joué un rôle indispensable dans l'éducation de centaines de milliers de travailleurs aux principes fondamentaux du marxisme, aux traditions de leur mouvement, à l'histoire prussienne et à la littérature allemande classique. Il les immunisa ainsi contre les mythes nationalistes, le militarisme et le culte prussien qui prédominaient dans les milieux bourgeois dits éduqués.

Les œuvres (loin d'être complètes) de Mehring, qui ont été publiées par Dietz Verlag en République démocratique allemande (Allemagne de l'Est) dans les années 1980, comprennent 15 volumes. Il a écrit pour plusieurs publications sociales-démocrates, dont Vorwärts, l'organe central du parti, et Die Neue Zeit, son fleuron théorique reconnu internationalement. De 1902 à 1907, il a été rédacteur en chef du Leipziger Volkszeitung, qui offrait une plate-forme à Rosa Luxemburg et aux autres représentants de l’aile gauche du Parti social-démocrate (SPD). Ses propres articles portaient sur des questions politiques, historiques, philosophiques et culturelles contemporaines et prenaient souvent la forme d'une polémique.

Jusqu'en 1895, Mehring a également dirigé l'association Freie Volksbühne (Scène populaire libre) à Berlin, qui a été fondée en tant que première organisation politico-culturelle de masse pour les travailleurs, dans le but de donner aux travailleurs pauvres accès à l'éducation et à la vie culturelle. Aux côtés de classiques comme ceux de Goethe et Schiller, la Volksbühne a interprété des œuvres d'auteurs socialement critiques de l'époque, dont Henrik Ibsen et Gerhart Hauptmann.

En 1902, Mehring a publié une partie du fonds littéraire de Marx et Engels, une étape pionnière dans l'étude de l'histoire du socialisme qui sera poursuivie en Union soviétique dans les années 1920. De 1906 à 1911, il a enseigné à l'école principale du SPD à Berlin.

École du SPD en 1907

Contrairement à Georgi Plekhanov, Karl Kautsky et d'autres théoriciens marxistes de l'époque, qui se sont tournés vers la droite à l'approche de la guerre et qui se sont opposés à la révolution prolétarienne en Russie en 1917, Mehring s’est radicalisé avec l'âge. Déjà en 1905, il avait accueilli avec enthousiasme la Révolution russe de cette année-là et soutenu Rosa Luxemburg dans le débat sur la grève de masse qui avait éclaté au SPD. En 1917, il a apporté son soutien inconditionnel à Lénine et aux bolcheviks.

En Allemagne, Mehring émergea comme l'un des leaders de la gauche révolutionnaire du SPD. Au congrès du parti de Dresde en 1903, il a été vivement dénoncé par l’aile droite du parti après avoir déclaré son soutien aux opposants marxistes d'Edouard Bernstein dans le débat sur le révisionnisme. Cependant, les chefs du parti August Bebel et Karl Kautsky étaient encore prêts à le défendre à ce stade.

Lorsque le SPD a soutenu la guerre mondiale en 1914 et conclu une trêve avec la classe dirigeante, Mehring collabora avec Luxemburg pour publier Die Internationale, qui s'opposait à la guerre dans une perspective internationaliste révolutionnaire. Le 1er janvier 1916, il a été l'un des 20 délégués à participer au premier congrès national du Groupe spartakiste.

Bien qu'il fût déjà âgé de 70 ans et malade, Mehring a été placé en détention militaire pendant quatre mois en août 1916 en raison de son opposition à la guerre. Il a été élu au parlement prussien en mars 1917. Il a remporté la circonscription berlinoise de Karl Liebknecht, qui n'a pas été autorisé à se présenter en raison d'une condamnation. En tant que membre de la Ligue spartakiste, Mehring fut fortement impliqué dans les préparatifs du congrès fondateur du Parti communiste allemand, qui a eu lieu au Nouvel An 1919, en pleines luttes révolutionnaires à Berlin. Cependant, la maladie empêcha Mehring de participer.

Deux semaines plus tard, il subit le choc d'apprendre que ses deux plus proches camarades, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, avaient été brutalement assassinés par les corps francs (Freikorps) de l'extrême droite, avec l’approbation du gouvernement du SPD. Il a survécu à Luxemburg et Liebknecht par deux semaines seulement. Mehring étudie la philologie classique à Leipzig et à Berlin et travaille comme journaliste pour divers quotidiens et hebdomadaires dans les années 1870 et 1880. Durant cette période, Mehring est, politiquement, un démocrate bourgeois. Il oscille entre libéralisme national et social-démocratie, contre lesquels il polémique régulièrement.

En 1875, il écrit une polémique contre l'historien réactionnaire de la cour prussienne Heinrich von Treitschke, qui est bien accueillie au sein du SPD. Deux ans plus tard, il publie le livre German Social Democracy: History and Lessons, qui est l'objet d'âpres critiques de la part du SPD. Dans ce livre, Mehring critique vivement Marx et les fondateurs du SPD, August Bebel, Wilhelm Liebknecht et Ferdinand Lassalle, et accuse le SPD d'inciter à la haine envers la patrie. Il obtient son doctorat de l'Université de Leipzig en 1882 sur la base d'un travail portant le même titre.

Il est révélateur de l'intégrité intellectuelle de Mehring qu'au cours du conflit intense avec le marxisme et le SPD, il accepte finalement leur supériorité, est devient marxiste et adhère au SPD.

Le premier ouvrage que Mehring écrit en tant que marxiste est La Légende de Lessing. À l'origine, il a l'intention de publier une critique en trois ou quatre articles de la nouvelle biographie d'Erich Schmidt sur Gotthold Ephraim Lessing, philosophe, dramaturge et critique d'art allemand du 18e siècle. Cependant, en cours d’écriture, la polémique prend de l’ampleur pour atteindre 20 articles, qui sont publiés dans le supplément littéraire de Die Neue Zeit de janvier à juin 1892. Ils sont soigneusement révisés avant d'être publiés sous forme de livre.

Le livre, sous-titré «Sur l'histoire et la critique du despotisme prussien et de la littérature classique», cherche à s'opposer à la tentative de coopter l'un des poètes les plus importants des Lumières allemandes et de le présenter comme un partisan de l'absolutisme prussien. Le principe central de la «Légende de Lessing» est la tentative de dépeindre l'auteur de Nathan le Sage et Minna von Barnhelm non seulement comme un contemporain de Frédéric le Grand, mais aussi comme son compagnon d'armes intellectuel, afin de donner au despotisme prussien une aura progressiste associée aux Lumières.

Franz Mehring vers 1900

Mehring démasque cette légende en utilisant sa connaissance approfondie des faits, ce qui met son adversaire bourgeois dans l'embarras. Il démontre que Lessing n'admirait pas le roi de Prusse et ne le considérait pas comme un camarade d'armes intellectuel, mais le haïssait et se rebellait contre l'ordre social féodal. Mehring présente un examen complet de l'histoire prussienne qui ne laisse aucune partie du culte prussien intact.

Friedrich Engels fait l'éloge du livre dans une lettre adressée à Mehring le 14 juillet 1893, écrivant que c'est «de loin la meilleure présentation de la genèse de l'État prussien, en fait, je peux dire la seule bonne, développant correctement les liens dans la plupart des domaines jusqu'à leurs détails». Il ajoute: «On ne peut que regretter qu'elle n'ait pas pu intégrer tous les développements ultérieurs, Bismarck inclus...» La dénonciation «des légendes monarchiques-patriotiques» est l'un des moyens les plus efficaces «pour vaincre la monarchie comme protecteur de la domination de classe», conclut Engels. [1].

Mehring se base très consciemment sur la méthode marxiste, et ajoute même un traité sur le matérialisme historique à la première édition de La Légende de Lessing. Dans l'avant-propos de cette édition, Mehring écrit qu'il avait tenté de «rendre encore plus claire la division fondamentale entre le despotisme éclairé et la littérature classique dans l'Allemagne du 18e siècle». Il écrit en outre que plus l'État Friedrichien émergeait «comme le produit historique de la lutte de classe des princes et des junkers de l'est de l'Elbe, plus notre littérature classique émergeait comme la lutte émancipatrice de la bourgeoisie allemande».

Dans le premier chapitre, Mehring note que le caractère de Lessing «contrastait vivement avec le caractère de la bourgeoisie allemande d’aujourd’hui». Lessing était le «plus libre et le plus authentique» des pionniers intellectuels de la bourgeoisie allemande. «Honnête et vaillant, avec une soif insatiable de savoir, un énorme mépris pour tous les biens matériels, une haine de tous les oppresseurs et un amour pour les opprimés, son aversion inconciliable pour les grands dirigeants du monde, sa volonté de lutter contre toute forme d'injustice, son attitude modeste mais fière dans la lutte contre les conditions sociales et politiques misérables» – tout cela faisait le caractère de Lessing et trouvait une réflexion dans ses écrits.

En revanche, les traits typiques de la bourgeoisie allemande d'aujourd'hui, poursuit Mehring, étaient «sa timidité et son caractère hypocrite, sa soif insatiable de profit, son amour de la chasse au profit et, surtout, du profit lui-même, sa soumission à ses supérieurs et son piétinement de ceux d'en bas, un byzantinisme infaillible, un silence assourdissant devant l'injustice manifeste et sa position toujours plus présomptueuse et piètre dans la lutte sociale et politique contemporaine».

Mehring identifie comme cause première de cette situation la trahison de la révolution de 1848, lorsque la bourgeoisie s'allia avec l'État prussien contre la classe ouvrière. La bourgeoisie allemande avait déjà reconnu en 1848, écrit Mehring, qu'elle ne pourrait jamais accéder au pouvoir de sa propre initiative. La bourgeoisie s'est déclarée prête à «partager les baïonnettes avec l'État prussien». Pour sa part, l'État prussien a reconnu qu'il «devait se moderniser un peu». C'est de ce compromis que le nouveau Reich allemand a émergé.

C'est ce que Mehring identifie comme la source de la Légende de Lessing. La bourgeoisie a dû faire face à la tâche diablement difficile de «réconcilier sa réalité actuelle avec son passé idéal, de transformer l'époque de notre éducation classique en celle de Frédéric le Grand».

D'autres grands penseurs et poètes allemands, comme Winckelmann et Herder, ont fui leur patrie. «Le seul agneau sacrificiel qui pouvait être abattu pour les besoins idéologiques de la bourgeoisie», écrit Mehring, était Lessing, qui a choisi de continuer à vivre en Prusse. Certes, le roi Frédéric ne se souciait pas de Lessing et le maltraitait, mais «dans cette nuit d'ignorance heureuse, où tous les chats semblaient gris, les tendances des deux hommes vers la "libération intellectuelle" étaient considérées comme identiques.»

La Légende de Lessing connait de nombreuses éditions et joue un rôle crucial dans l'armement de la classe ouvrière allemande contre la pression des sectes prussienne et bismarckienne, que la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie éduquée ont pleinement adoptées, et qui exercent une influence considérable sur le SPD, notamment parmi les fonctionnaires du parti et les syndicalistes. Comme Engels l'avait conseillé, Mehring développe les thèmes de La Légende de Lessing dans une série d'articles et de livres sur l'histoire allemande.

En raison de ses nombreux arguments polémiques sur des points de détail, et de la connaissance approfondie de l'histoire et de la littérature allemandes qu'elle démontre, La Légende de Lessing n'est pas une lecture facile pour le lecteur contemporain. Néanmoins, il vaut la peine de l'étudier. L'ouvrage offre un aperçu perspicace de plusieurs questions historiques et politiques qui sont de nouveau d'une grande pertinence aujourd'hui. Avec le retour du militarisme allemand, le culte prussien connait un renouveau. La reconstruction de bâtiments prussiens prestigieux, en dépit de leur bagage historique, tels que le château de Berlin et la Garnisonkirche à Potsdam, en témoigne.

Les médias allemands ont couronné Christopher Clark, qui n'est pas considéré comme historiquement compromis en raison de ses origines australiennes, comme leur historien de la Prusse préféré. Dans son best-seller de 2006 sur l'ascension et la chute de la Prusse, Clark brosse un tableau très flatteur du despotisme prussien. Il ne fait aucune mention de Franz Mehring, et ne fait référence à Lessing que dans une note de bas de page, sans parler de son importance.

Contre le néokantisme et Nietzsche

Le travail théorique de Mehring n’était pas limité aux questions historiques. Il a également combattu toutes les tentatives de saper les fondations marxistes du SPD avec des conceptions idéalistes et irrationnelles.

Après l'échec de Bismarck à détruire le SPD au moyen des lois antisocialistes, qui ont été levées en 1890, la classe dirigeante intensifie ses efforts pour apprivoiser idéologiquement le parti et l'intégrer dans les institutions étatiques. Le néokantisme s'épanouit dans les universités. En opposition à la lutte de classe, il revendique une éthique qui va au-delà des classes et de l’histoire, et cherche à détourner le SPD de la voie dangereuse de la révolution socialiste vers la poursuite inoffensive de réformes graduelles.

Mehring polémique à plusieurs reprises dans Die Neue Zeit contre les néokantiens et leur maître. L'un de ses articles les plus remarquables parait le 17 février 1904 sous le titre «Kant et Marx». [2] Il accuse le néokantisme, «qui cherche à greffer Marx sur Kant ou Kant sur Marx», de «n'avoir d'autre effet que d'occulter une fois de plus les perspectives chèrement acquises par la classe ouvrière allemande sur ses tâches historiques».

Dans les éloges funèbres publiés à l'occasion du 100e anniversaire de sa mort, poursuit Mehring, Kant avait été proclamé philosophe du libéralisme. Cela a «au moins un certain sens», écrit-il, «car toute la tiédeur dont a fait preuve le libéralisme allemand au cours du dernier siècle avait déjà trouvé en Kant une expression exemplaire». En dernière analyse, la philosophie de Kant pourrait s'expliquer par le fait qu’«il ne va jamais au-delà du philistinisme».

Mehring revient souvent sur le thème du kantisme en tant que philosophie des philistins allemands, qui a trouvé sa continuation dans Arthur Schopenhauer. Le néokantisme, explique-t-il, n’est «dans son essence objective rien de plus que la tentative de briser le matérialisme historique». Ses partisans «souffrent d'un manque de sens de l'histoire, qu'on comprend quand on l'a, mais qu'on n'apprend jamais à comprendre quand on ne l'a pas».

Mehring va également au combat contre Friedrich Nietzsche, qui a une influence considérable au sein du SPD parmi ceux qui ont des tendances anarchistes. Les trois philosophes à la mode de la bourgeoisie allemande – Schopenhauer, (Eduard von) Hartmann et Nietzsche – écrit Mehring dans l'édition de 1897 de Die Neue Zeit, «sont enracinés avec chaque fibre de leur être dans les différentes étapes du développement économique que leur classe a traversées ces 50 dernières années». [3]

Schopenhauer «a gardé sa fierté de philosophe, aussi pathétique que puisse être le philistin d'avant mars.» En revanche, la philosophie de Hartmann sur l'inconscient signifie «abandonner complètement la conscience de classe bourgeoise, ce qui était le prix que le philistin devait payer pour obtenir la protection bienveillante des baïonnettes prussiennes.» Et Nietzsche est «le philosophe du grand capital, qui a été renforcé à tel point qu'il peut se passer de l'aide des baïonnettes prussiennes.»

La phraséologie en apparence révolutionnaire que l'on trouve parfois chez Nietzsche ne peut cacher le fait qu’«il combat la lutte de classe prolétarienne depuis la même position intellectuelle élevée que le premier et meilleur négociateur boursier», ajoute Mehring. Il cite ensuite longuement un article de Nietzsche dans lequel ce dernier combat le socialisme avec les mêmes arguments réactionnaires que l'historien réactionnaire Heinrich von Treitschke. Par exemple, Nietzsche met en garde contre le fait de mesurer «les souffrances et les privations des classes populaires... selon l'échelle de leurs perceptions». Nietzsche explique: «En réalité, les souffrances et les privations augmentent avec la culture de l'individu: les classes inférieures sont les plus ennuyeuses, améliorer leurs conditions signifie augmenter leur capacité de souffrir.»

La Révolution russe

Les Révolutions russes de 1905 et 1917 marquèrent un tournant pour le mouvement socialiste international. En 1905, l'importance pratique du conflit entre le marxisme et le révisionnisme, qui avait été largement combattu sur le plan théorique jusque-là, est mise en évidence. Dans le débat sur la grève de masse, les dirigeants syndicaux et l’aile droite de la direction du SPD indiquent sans équivoque qu'ils s'opposeraient à tout mouvement ouvrier révolutionnaire de masse. On empêche Rosa Luxemburg de se présenter aux réunions syndicales.

Après la victoire de la Révolution d'Octobre en 1917, la rupture organisationnelle entre les défenseurs sociaux-démocrates de l'État et les communistes révolutionnaires n'est pas seulement inévitable, mais nécessaire.

Mehring reconnait immédiatement l'importance historique de la révolution de 1905 et l'accueillie avec enthousiasme. Dans un pays qui était auparavant considéré comme un bastion de réaction et d’arriération, la classe ouvrière avait démontré qu’elle était une puissante force révolutionnaire.

Le 1er novembre 1905, Mehring compare la Révolution russe avec la Révolution française de 1789 dans Die Neue Zeit. «Ce qui distingue la grande Révolution russe de la grande Révolution française, c'est la direction que lui fournit le prolétariat, conscient de ses intérêts de classe». «La faiblesse de la Révolution européenne de 1848 est la force de la Révolution russe de 1905. Son porteur est un prolétariat qui a compris la "révolution dans la permanence" que le Neue Rheinische Zeitung [publié par Marx] prêchait à l'époque aux oreilles des sourds.» [4]

Mehring n'est pas allé aussi loin que Léon Trotsky, qui développe sa théorie de la révolution permanente à partir de la révolution de 1905 et conclut que la classe ouvrière doit prendre le pouvoir en Russie et transformer la révolution bourgeoise en une révolution prolétarienne. Cependant, il indique sans ambiguïté que le succès futur de la révolution dépend du maintien de l'initiative par la classe ouvrière.

«Il n'est pas en son pouvoir de sauter les étapes du développement historique et de transformer l'État répressif tsariste en une communauté socialiste subitement», écrit Mehring. «Mais elle peut raccourcir et ouvrir la voie de sa lutte émancipatrice si elle maintient le pouvoir révolutionnaire qu'elle a obtenu et refuse de l'abandonner aux mirages de la bourgeoisie, tout en intervenant constamment pour accélérer le développement historique, c'est-à-dire révolutionnaire... C'est précisément la "révolution dans la permanence" avec laquelle la classe ouvrière russe doit répondre au cri pour "la paix à tout prix" de la bourgeoisie.»

Mehring souligne l'importance internationale de la Révolution russe et informe la classe ouvrière allemande que «la cause de vos frères russes est aussi la vôtre.» Dans le débat sur la grève de masse, Mehring s'aligne inconditionnellement sur Rosa Luxemburg.

Après la conquête du pouvoir par les bolcheviks en Russie, la bourgeoisie allemande déclenche une vague d'hystérie anti-bolchevique qui trouve le soutien non seulement du SPD, mais aussi de sections des sociaux-démocrates indépendants (USPD). Karl Kautsky, en particulier, fait publiquement campagne contre le «terrorisme» des bolcheviks. Mehring les défend avec véhémence contre cette accusation.

Dans l'article «Marx et les bolcheviks», [5] Mehring dénonce Kautsky et cite Lénine, qui avait écrit trois ans auparavant à propos de Kautsky: «La classe ouvrière internationale ne peut accomplir sa tâche révolutionnaire historique mondiale sans une lutte inconciliable contre cette trahison, ce manque de caractère, cet aplatissement aux pieds de l'opportunisme, cette distorsion théorique sans précédent du marxisme.» Il défend les bolcheviks contre l'affirmation absurde de Kautsky selon laquelle Marx comprenait la «dictature du prolétariat» comme signifiant l'introduction du suffrage universel.

En juin 1918, Mehring publie un article en quatre parties dans le Leipziger Volkszeitung intitulé «Les bolcheviks et nous». Il rejette fermement l'accusation selon laquelle il s'agit d'une entreprise téméraire qui contredit les conceptions de base du marxisme «que les bolcheviks veulent construire une société socialiste dans un pays qui est à 90 % paysan et seulement 10 % ouvrier industriel».

Il écrit: «C'est peut-être vrai, mais si Marx pouvait exprimer son opinion à ce sujet, il répéterait probablement la phrase bien connue: " Eh bien, alors je ne suis pas marxiste". Il n'a jamais vu sa tâche dans la mesure des nouvelles révolutions selon les anciennes formules, mais il a observé chaque nouvelle révolution pour voir si elle apportait de nouvelles perspectives qui pouvaient aider la lutte émancipatrice du prolétariat, se souciant peu de savoir si cela signifiait que l'une ou l'autre formule devait être abandonnée.» [6]

Mémorial Mehring à Berlin-Friedrichshain (Achim Rashka / CC-BY-SA-4.0)

Mehring a continué de suivre, inflexible, le chemin qu'il avait emprunté en 1891 en adoptant le marxisme jusqu'à la fin. Les dernières paroles de cette commémoration peuvent être laissées à Rosa Luxemburg, qui a écrit à propos de Mehring à l'occasion de son 70e anniversaire, le 27 février 1916, au milieu du massacre sanglant de la guerre:

«Et dès que l'esprit socialiste s'emparera à nouveau du prolétariat allemand, son premier geste sera de se tourner vers tes écrits, les fruits du travail de ta vie, dont la valeur est impérissable et d'où émane le souffle d'une vision forte et noble du monde. Aujourd'hui, alors que les intellectuels bourgeois nous trahissent et nous laissent en meute pour retourner dans les jardins des délices des dirigeants, nous pouvons les regarder partir avec un sourire méprisant: bon débarras!»

«Après tout, nous avons pris à la bourgeoisie allemande ce qu'elle avait de mieux à offrir en esprit, talent et caractère: Franz Mehring.» [7]

(Article paru en anglais le 6 février 2019)

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Notes de fin de texte

[1] MEW [The Collected Works of Marx and Engels], Vol. 39, pp. 98-99

[2] Franz Mehring, “Kant und Marx,” Gesammelte Schriften, Vol. 13, p. 57 and p. 66

[3] Franz Mehring, “Nietzsche gegen den Sozialismus,” Gesammelte Schriften, Vol. 13, p. 164 and p. 169

[4] Franz Mehring, “Die Revolution in Permanenz,” Gesammelte Schriften, Vol. 15, pp. 84-88

[5] Franz Mehring, “Marx und die Bolschewiki,” Gesammelte Schriften, Vol. 15, pp. 778-780

[6] Franz Mehring, “Die Bolschewiki und wir,” Leipziger Volkszeitung, 31 mai, 1 juin, 10 juin et 17 juin, 1918

[7] Rosa Luxemburg, Gesammelte Briefe, Vol. 5, Berlin 1987, p. 104

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