Canada: Pourquoi la frénésie des médias dans l’affaire SNC-Lavalin?

Depuis un mois, le gouvernement libéral de Justin Trudeau est aux prises avec l’affaire SNC-Lavalin, qui met en lumière les efforts extraordinaires qu’il a déployés pour protéger la plus grande firme d’ingénierie du pays contre des poursuites criminelles.

À la suite de la démission de trois membres influents du gouvernement, dont deux ministres du Cabinet, une grande partie des médias corporatifs se sont joints à l’opposition officielle conservatrice pour exiger la tête de Trudeau. Chrystia Freeland, l’actuelle ministre des Affaires étrangères et principal faucon du gouvernement, fait déjà l’objet d’une large publicité dans la presse comme la personne qui pourrait le remplacer.

Les exposés dans les médias et le témoignage de l’ancienne ministre de la Justice et procureure générale de Trudeau, Jody Wilson-Raybould, devant le Comité de la justice de la Chambre des communes démontrent que le gouvernement libéral a été à l’entière disposition de SNC-Lavalin, le premier ministre et 11 autres hauts fonctionnaires travaillant frénétiquement en coulisse pour empêcher que la société ne soit poursuivie au criminel.

Le gouvernement libéral a notamment tenté d’intimider Wilson-Raybould, qui a démissionné du gouvernement en signe de protestation le mois dernier, pour l’amener à ordonner au Service fédéral des poursuites d’offrir à SNC-Lavalin un accord sur la suspension des poursuites, ou ASP. Cela aurait permis à l’entreprise de payer une amende et de faire des promesses de «bonne conduite» plutôt que de faire face à un procès criminel pour un racket de corruption et de dons de plusieurs millions de dollars qui a duré une décennie en Libye. L’option de l’ASP n’était en soi disponible que parce que les libéraux ont modifié le Code criminel l’an dernier, dans une mesure législative qui était si manifestement adaptée aux besoins de la firme québécoise d’ingénierie et de construction qu’elle a été décrite par des initiés d’Ottawa comme le «projet de loi SNC-Lavalin».

Dans un épisode soulignant l’érosion de la séparation des pouvoirs entre les pouvoirs exécutif et judiciaire du gouvernement canadien, l’un des hauts fonctionnaires de Trudeau a mis en garde Wilson-Raybould que les libéraux pourraient perdre les prochaines élections s’ils ne sauvaient pas SNC-Lavalin. Trudeau lui-même aurait rappelé à Wilson-Raybould qu’il est député du Québec au beau milieu d’une discussion sur les raisons pour lesquelles elle devrait revenir sur sa décision de ne pas annuler la décision du Bureau des poursuites pénales.

Bien que le gouvernement se soit clairement retrouvé sur la défensive par la révélation de sa volonté de réécrire et de contourner la loi pour aider SNC-Lavalin, Trudeau et les libéraux continuent de chercher des moyens d’exempter l’entreprise des conséquences juridiques de ses crimes, soit en demandant au nouveau procureur général d’ordonner au Bureau des poursuites pénales de lui accorder une ASP ou en modifiant les règles afin que l’entreprise, si elle est reconnue coupable, ne se voie pas interdite de présenter des offres pour les marchés fédéraux pendant 10 ans.

Bien conscients que leur défense de la criminalité corporative est profondément impopulaire, Trudeau et ses ministres tentent de dépeindre leur soutien indéfectible à cette entreprise, qui est à la fois l’un des fleurons de Québec inc. et l’une des entreprises les plus présentes de l’impérialisme canadien sur la scène internationale, comme motivé par leur préoccupation pour le sort des 9000 employés canadiens de SNC-Lavalin. Cette propagande égoïste ne convaincra personne, car elle vient d’un gouvernement qui n’a pas levé le petit doigt pour défendre les milliers de travailleurs de l’automobile que General Motors jette au chômage en cherchant à maximiser les profits des investisseurs.

Les disputes quant aux questions de savoir qui a dit quoi, et quand, ou encore qu’est-ce qui constitue une «pression gouvernementale indue» sur un procureur général font rage dans les médias corporatifs. Il ne se passe pas un jour sans que les médias de droite les plus influents du Canada, le Globe and Mail et le National Post, ne consacrent des pages à publier des commentaires loquaces sur la perte d’«autorité morale» du gouvernement Trudeau et sa partisanerie «choquante» pour SNC-Lavalin. L’objectif transparent de cette campagne est de pousser encore plus à droite la politique de l’establishment canadien à l’approche des élections fédérales de cet automne.

La classe ouvrière ne peut rester simple spectatrice de cette querelle amère au sein de la classe dirigeante. Elle doit intervenir contre toutes les factions de l’élite capitaliste et de l’establishment politique, en avançant un programme socialiste contre l’austérité et la guerre.

Les travailleurs ne doivent pas se laisser tromper par les prétentions des médias corporatifs se montrant soucieux de défendre les normes démocratiques et leur indignation morale hautement sélective. Après tout, ce sont ces mêmes médias qui ont à peine sourcillé lorsque le premier ministre conservateur Stephen Harper a fermé le Parlement en décembre 2008 pour empêcher l’opposition d’exercer son droit démocratique de défaire le gouvernement, ou encore lorsque le gouvernement Trudeau a menacé de déployer l’Armée contre les manifestants qui s’opposaient à ses projets d’oléoduc. Il convient d’ajouter que les médias canadiens ont apporté un soutien crucial à la criminalisation généralisée de la dissidence, en encourageant l’adoption d’une série de lois antigrève et l’élargissement des pouvoirs de l’appareil de sécurité nationale.

En réalité, la façon dont le gouvernement Trudeau gère les affaires de SNC-Lavalin est un exemple parfait de la façon dont tous les gouvernements capitalistes fonctionnent au quotidien, c’est-à-dire en tant que serviteurs de l’oligarchie financière et des grandes sociétés. Le Parti libéral du Canada s’est acquitté de ce rôle plus souvent que tout autre parti et a été le parti préféré de l’élite au pouvoir pendant une bonne partie du siècle dernier. Lorsqu’ils étaient au pouvoir dans les années 1990 et au début des années 2000, les libéraux ont procédé aux plus importantes compressions dans les dépenses sociales de l’histoire du Canada, ouvrant la voie à près d’une décennie de règne de l’idéologue ultra-droitiste Stephen Harper. Trudeau, dont le gouvernement s’appuie sur des piliers du capital financier mondial comme McKinsey et BlackRock pour obtenir des conseils sur ses politiques économiques et sociales, défend les intérêts des entreprises canadiennes de façon tout aussi impitoyable que Harper et ses conservateurs.

Conflits entre factions

Le scandale SNC-Lavalin a été déclenché par l’allégation à la une du Globe du 7 février selon laquelle la rétrogradation de Wilson-Raybould au poste de ministre des Anciens Combattants lors d’un remaniement ministériel le mois précédent était liée au fait qu’elle avait résisté à la demande du gouvernement d’accorder à SNC-Lavalin un accord sur la suspension des poursuites. Cette révélation est rapidement devenue l’occasion d’exprimer l’insatisfaction qui croit depuis un an ou plus au sein de la classe dirigeante à l’égard de Trudeau et de son gouvernement.

Le gouvernement Trudeau a maintenu des impôts très bas pour les grandes entreprises et les riches, ainsi que le rationnement des dépenses sociales, et il a défendu énergiquement les intérêts impérialistes canadiens à l’étranger, notamment en élargissant le rôle du Canada dans les offensives militaires et stratégiques de Washington contre la Russie et la Chine et en annonçant des plans pour augmenter les dépenses militaires de 70 % d’ici 2026.

Avec l’appui quasi unanime de la classe dirigeante, le gouvernement Trudeau s’est plié en quatre pour travailler en étroite collaboration avec l’administration Trump. Il a notamment collaboré à sa répression brutale contre les immigrants et négocié des changements à l’ALENA afin d’en faire un bloc de guerre commerciale dirigé plus explicitement que jamais par les États-Unis. Le Canada joue également un rôle clé dans l’opération de changement de régime de l’administration Trump au Venezuela, qui vise à remplacer un président démocratiquement élu par un régime ultra réactionnaire totalement soumis à Washington.

Au cours des derniers mois, les libéraux ont également pris des mesures pour intensifier la guerre de classe contre les travailleurs en criminalisant la grève des postiers l’an dernier et en accordant des subventions supplémentaires de plusieurs milliards de dollars en plus de réductions d’impôt aux grandes entreprises.

Néanmoins, de puissantes sections des grandes entreprises s’indignent que le gouvernement n’ait pas agi plus rapidement pour égaler les réductions d’impôt des sociétés et l’éviscération de la réglementation environnementale effectuées par Trump. Elles sont également frustrées par l’incapacité du gouvernement à faire construire des oléoducs jusqu’à la mer et à faire adopter d’importants achats de nouveaux avions et navires de guerre. Il y a aussi une rivalité prononcée entre les factions régionales de la classe dirigeante – vivement encouragée par les conservateurs – avec des affirmations selon lesquelles les libéraux privilégient des entreprises québécoises comme SNC-Lavalin et Bombardier plutôt que les producteurs d’énergie de l’Alberta et de la Saskatchewan.

L’élite dirigeante a déjà effectué un virage à droite dans la politique canadienne, amenant au pouvoir des gouvernements dirigés par des populistes de droite dans les deux provinces les plus peuplées du pays.

À la suite d’un scandale sexuel fabriqué, un chef du Parti progressiste-conservateur de l’Ontario ridiculisé comme étant «trop modéré» a été remplacé par Doug Ford en mars 2018, véritable émule de Trump. Après avoir été élus en juin dernier grâce à l’appui massif des grandes entreprises, Ford et ses conservateurs ont réduit le salaire minimum, sabré les prestations d’aide sociale et l’aide aux étudiants et jeté les bases d’importantes compressions en éducation et dans les soins de santé, tout en faisant des demandeurs d’asile les boucs émissaires de cette crise sociale grandissante.

Au Québec, où le gouvernement libéral sortant était largement détesté en raison des années d’austérité brutale qu’il a imposées, l’élite capitaliste a propulsé la Coalition Avenir Québec (CAQ) au pouvoir lors des élections d’octobre dernier. Alors que, pour des raisons électorales, la CAQ a cherché à minimiser son programme ultra-droitiste, elle favorise néanmoins la privatisation, des réductions d’impôt massives pour les grandes entreprises et les riches, et encourage le chauvinisme anti-immigrant.

Pendant ce temps, en Alberta, où les élections provinciales doivent avoir lieu en mai, l’élite du monde des affaires reste partisane inébranlable de l’élection de Jason Kenney et de son Parti conservateur uni, qui préconise des réductions radicales des dépenses sociales et lance des appels populistes chauvins anti-québécois.

Ce virage à droite de la bourgeoisie canadienne s’inscrit dans un processus mondial, poussé par l’effondrement capitaliste mondial qui va en s’accélérant rapidement. En Europe, où les élites dirigeantes ont imposé une austérité brutale à la classe ouvrière au cours de la décennie qui a suivi la crise financière mondiale de 2008-2009, de puissants segments de l’élite dirigeante, y compris les médias contrôlés par les entreprises et l’appareil d’État, encouragent systématiquement les partis fascistes et d’extrême droite. En Italie, en Autriche, en Hongrie et en Pologne, ces forces ont été intégrées au gouvernement. En Allemagne, l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), qui banalise les crimes des nazis, fonctionne comme l’opposition officielle au parlement fédéral et dicte dans les faits la politique anti-réfugiés brutale du gouvernement allemand.

L’expression la plus claire de la pourriture du capitalisme mondial se trouve aux États-Unis. Là, l’establishment politique est divisé entre Trump, qui utilise le Bureau ovale pour cultiver un mouvement ouvertement fasciste, et l’opposition soi-disant libérale dirigée par le Parti démocrate, qui cherche à le déloger en collaboration avec les agences de sécurité nationale, en le dénonçant pour ne pas avoir adopté une position suffisamment agressive contre la Russie et qui est à la tête de campagnes pour censurer Internet sous prétexte de combattre la propagation des «fausses nouvelles».

Quelles que soient leurs différences, ces factions rivales sont unies dans leur volonté de maintenir l’hégémonie mondiale des États-Unis, par la guerre commerciale et les conflits militaires.

Bien qu’Ottawa demeure le partenaire militaire stratégique le plus proche de Washington et que la classe dirigeante canadienne considère son alliance avec les États-Unis comme essentielle pour protéger ses propres intérêts impérialistes, l’adoption par la classe dirigeante américaine d’une position toujours plus belliqueuse et unilatéraliste intensifie la crise de l’impérialisme canadien – amenant celui-ci à être plus agressif tant au pays qu’à l’étranger.

L’effondrement du système commercial multilatéral et l’affaiblissement d’institutions internationales comme l’ONU et l’OTAN ont brisé le cadre sur lequel le Canada, en tant que puissance impérialiste de deuxième ou troisième ordre, a cherché à promouvoir ses intérêts mondiaux tout en contrant son vaste déséquilibre de pouvoir envers son voisin du Sud.

Mis à part la Chine, le Canada a sans doute été le pays qui a été le plus durement touché par les mesures de guerre commerciale de Trump. En juin 2018, Trump a imposé des droits de douane de 25 % et 10 % respectivement sur les importations canadiennes d’acier et d’aluminium, et ces droits demeurent toujours en vigueur malgré la renégociation de l’ALENA.

Le retour de la lutte des classes

Du point de vue de l’élite dirigeante, l’année écoulée a également fourni de dangereux signes avant-coureurs d’un retour de la lutte des classes. Qu’il s’agisse d’un vote en février dernier en faveur d’une grève illégale de 10.000 enseignants en Nouvelle-Écosse, de la rébellion des travailleurs des pièces d’automobile de Lear contre les tentatives du syndicat Unifor d’imposer un contrat pourri, ou des manifestations organisées par les travailleurs de la base contre la fermeture de l’usine automobile GM à Oshawa, les 12 derniers mois ont été marqués par les signes croissants des luttes de la classe ouvrière contre des décennies de restrictions et de réductions salariales imposées par les gouvernements de toutes tendances politiques de connivence avec les syndicats procapitalistes.

En octobre et en novembre, 50.000 postiers se sont rebellés contre des années de baisse de salaires et dans leurs conditions de travail. Leur lutte aurait pu devenir le catalyseur d’une contestation plus large de l’austérité, du démantèlement des services publics et de la criminalisation des luttes ouvrières, mais les dirigeants «de gauche» du Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes (STTP) ont systématiquement isolé les employés des postes. Puis, lorsque les libéraux ont présenté leur loi de retour au travail, le STTP a immédiatement ordonné à ses membres de respecter la loi.

L’aggravation de la crise de perspective au sein de la classe dirigeante et la résurgence de la lutte des classes exacerbent les désaccords dans les cercles dirigeants sur la meilleure façon de défendre les intérêts du capitalisme canadien. Ce qui unit tous les représentants de la classe dirigeante cependant, c’est leur peur de la colère sociale qui s’installe dans la classe ouvrière. Comme l’a fait remarquer le plus haut fonctionnaire du pays siégeant au Conseil privé, Clark Michael Wernick, dans son témoignage sur SNC-Lavalin: «Par-dessus tout, je crains que les gens perdent confiance dans les institutions de gouvernance dans ce pays.»

Seule la classe ouvrière peut résoudre la crise politique actuelle de façon progressiste en intervenant avec son propre programme socialiste révolutionnaire.

Pour cela, elle doit mener avant tout une lutte politique acharnée contre toutes ces forces, y compris la bureaucratie syndicale, et leurs partisans du Nouveau Parti démocratique et de la pseudo-gauche, qui ont dépeint et continuent de dépeindre Trudeau comme une alternative «progressiste» à près de dix ans de pouvoir conservateur.

Pour mener cette lutte, la classe ouvrière doit construire son propre parti politique révolutionnaire afin d’unifier les luttes des travailleurs de partout au Canada avec l’offensive internationale croissante de la classe ouvrière sur la base du programme du socialisme international. Ce parti est le Parti de l’égalité socialiste.

(Article paru en anglais le 12 mars 2019)

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